Sebastian Thiltges

26 avr. 2024
Sebastian Thiltges

© Centre national de l'Audiovisuel
Article en Français
Auteur: Loïc Millot

Titulaire en 2013 d’une thèse de doctorat qu’il a consacrée aux « Paysages silencieux dans le roman réaliste (1850-1900) », Sébastian Thiltges a enseigné et fait de la recherche dans différentes universités européennes avant d’intégrer récemment le service pédagogique du Centre national de l’audiovisuel de Dudelange. Retour sur cette nouvelle orientation professionnelle.

Tu es l’un des rares au Luxembourg à avoir très tôt fait des liens entre littérature et écologie : peux-tu revenir sur cet enjeu éco-littéraire, ce qu’il représente pour toi, en tant qu’universitaire ?

Le rapport entre littérature et écologie doit être considéré dans les deux sens. D’abord, on étudie l’impact des préoccupations pour l’environnement et le vivant sur la création et le champ littéraire : comment les auteur·e·s représentent-ils/elles ces sujets en inventant des récits et images, voire de nouveaux genres, tels que l’écopolar et la climate fiction ? Comment le public réagit-il à la prolifération de cette écolittérature ?

À l’inverse, on peut légitimement se demander ce que peut la littérature face au changement climatique. De nombreux essais portent ainsi sur les fondements culturels qui ont permis l’exploitation du monde naturel, à l’instar de la séparation philosophique entre nature et culture, qui caractérise la pensée occidentale. En même temps, la culture explore constamment de nouveaux modes de pensée, et cela en suscitant des émotions. Depuis quelques mois, cet enjeu a gagné le champ politique à travers le reproche adressé aux militants écologistes et aux partis verts d’avoir eu exclusivement recours à la culpabilisation et à la panique, sans avoir su développer une image positive de l’écologie.

Aujourd’hui, tu entames un nouveau défi professionnel, de nature pédagogique cette fois-ci, en intégrant le CNA. Peux-tu nous dire ce qui t’a séduit dans cette nouvelle fonction qui réactive, d’ailleurs, des préoccupations pédagogiques qui étaient présentes dans certains de tes travaux...

La pédagogie a toujours fait partie de mon travail, à travers l’enseignement universitaire d’abord, mais aussi grâce à certains projets collaboratifs avec des écoles et lycées. Outre l’écologie littéraire, je me suis intéressé à la littérature jeunesse et à la didactique de la littérature. Toutes ces approches considèrent la littérature en situation, face à l’actualité, face à ses lecteur·rice·s, dans des contextes précis… J’ai aujourd’hui l’espoir de mettre en pratique les réflexions développées et je me réjouis donc de travailler non seulement dans le secteur culturel, mais précisément du côté de la médiation culturelle. Ma mission est désormais de faire découvrir des œuvres et des pratiques, particulièrement à un public jeune. Elle me paraît essentielle, car les images, analogiques et numériques, sont omniprésentes dans notre quotidien. Elles racontent notre passé et déterminent la manière d’envisager notre futur. Il faut savoir lire leur sens toujours pluriel sans se faire manipuler, mais elles sont aussi un moyen d’exprimer sa sensibilité, de s’ouvrir aux autres et de saisir le monde qui nous entoure.

Tu as contribué à introduire l’écologie dans l’espace public et à tisser une passerelle devenue incontournable entre culture et écologie, à l’heure où l’on se préoccupe de plus en plus d’écoresponsabilité au sein des établissements culturels. Peut-on dire que tu as contribué à la victoire idéologique de l’écologie, quand bien même il reste beaucoup de choses à mettre en pratique ?

J’ai côtoyé de nombreuses personnes très sensibilisées et engagées, mais je dresse plutôt un constat d’échec concernant l’évolution du monde académique. Le principal problème demeure la quasi-impossibilité de mener des recherches durablement. Elle touche surtout les jeunes chercheur·euse·s qui se retrouvent souvent dans des situations précaires. Par conséquent, cela rend ces carrières moins attrayantes et les parcours scientifiques font de moins en moins rêver. C’est tragique dans la situation actuelle ! À cela s’ajoutent des évaluations constantes qui mettent l’accent sur la quantité plutôt que sur la qualité. En tant que chercheur en Humanités, mes conclusions portèrent souvent sur l’importance de l’interprétation, de la communication, du temps long qui fait mûrir la réflexion. Or, au sein même de l’université, nous sommes happés par un système qui fait tout le contraire. Une question m’a toujours hantée : comment convaincre les publics (spécialistes ou non) de l’intérêt de ce que nous faisons si nous-mêmes ne pouvons pas nous extraire d’évolutions dont nous affirmons démontrer objectivement les méfaits ?

Le secteur culturel fait preuve d’un grand intérêt pour l’écologie, non seulement au niveau des contenus, mais depuis peu avec une réelle assise institutionnelle, les gouvernements s’étant en partie emparés de la question. Pour l’instant, la discussion se limite souvent à la mesure d’émissions carbone, pour pointer les bons et mauvais élèves au sein d’un secteur lui-même très diversifié, mais on peine à développer des outils persuasifs pour mettre en valeur l’influence des œuvres. Certain·e·s dénoncent aussi l’hypocrisie d’une exigence d’exemplarité de la culture, tandis que d’autres secteurs continuent leurs activités écocidaires. Étant donné ma conviction que la culture peut être actrice du changement, le lieu où s’explorent en premier de nouveaux modes d'existence, je pense qu’elle doit assumer cette exemplarité.  

Peux-tu présenter ton travail, ta mission, les moyens dont tu disposes pour ce faire ?

Je travaille au service formation et pédagogie du CNA, avec ma collègue Mylène Carrière qui mène ce service depuis 2008. On s’adresse aussi bien aux adultes qu’aux jeunes. Les publics adultes sont principalement constitués de professionnel·le·s du secteur audiovisuel qui, accompagné·e·s d’un·e formateur·rice, peuvent développer leurs projets et carrières, par exemple à travers des workshops sur l’écriture de scénarios ou l’édition d’ouvrages photographiques. Nous développons aussi constamment des collaborations spécifiques, comme les ateliers avec l’a.s.b.l. eschoise RéseauPsy, qui accompagne des personnes en souffrance psychique, ou encore des projets transfrontaliers et européens.

Les jeunes publics sont accueillis aussi bien dans le cadre scolaire que dans leur temps libre. Notre « Vision Lab » offre un programme adapté à l’enseignement fondamental et à l’enseignement secondaire : les enseignant·e·s peuvent inscrire leurs classes à des activités ponctuelles ou des projets dans un temps plus long, allant des Projetswochen à la réalisation de courts-métrages sur plusieurs semaines. Le « Youth Corner » propose des ateliers extrascolaires aux enfants et adolescent·e·s. En petits groupes, les jeunes y découvrent l’audiovisuel en tant qu’outil pouvant aiguiser leur curiosité et exprimer leur subjectivité. On utilise aussi bien des formats numériques que des procédés sans appareil photographique, comme les photogrammes, qui permettent de comprendre le fonctionnement de la photographie. Petit plus de ces procédés : l’apparition progressive de l’image plongée dans le bain contenant la solution chimique révélatrice constitue toujours un pur instant d’émerveillement !

© Centre national de l'Audiovisuel

Quels sont les objets filmiques avec lesquels tu travailles ? À quel matériel pédagogique as-tu recours ?

Dans nos ateliers, les œuvres filmiques servent surtout d’exemples et de points de départ pour susciter des discussions. Elles sont choisies pour leur intérêt culturel, sociétal, historique et bien sûr artistique. Le documentaire parodique (ou « mockumentary ») Opération Lune de William Karel va par exemple permettre d’identifier les codes médiatiques attestant de la véracité d’une information. Au cours de l’atelier « Tell Lie Vision », les élèves pourront ensuite inventer leur propre Fake News et monter le reportage censé diffuser l’information de manière convaincante. Ludique et pratique, cette démarche a pour but de les sensibiliser au caractère construit de toute information soi-disant objective.

La plupart des activités sont encadrées par des artistes et mettent l’accent sur la créativité des participant·e·s. C’est un espace dans lequel ils et elles sont libres d’expérimenter à leur rythme, de mettre sur la table les sujets qui les intéressent et d’exprimer leurs sensibilités. Mais c’est aussi un moyen alternatif de transmettre des connaissances historiques, techniques et culturelles sur les procédés cinématographiques et photographiques.

Nous travaillons bien sûr avec les autres services du CNA, comme les médiathèques physiques et numériques, les archives, qui nous mettent à disposition des fonds, les expositions pour lesquelles nous développons une offre pédagogique temporaire, ou encore avec les collègues de la collection Edward Steichen et leur plateforme pédagogique en ligne pour découvrir le travail du célèbre photographe, curateur et directeur du MoMA.

Enfin, des perspectives que tu souhaiterais évoquer ou un projet important sur lequel tu es en train de travailler ?

Un des projets que nous développons actuellement s’appelle « What’s Your Story ? » Il s’agit d’un atelier scolaire sur plusieurs séances à destination du cycle 4 et des lycées. Son but est de combiner histoires individuelles et mémoire collective : après avoir découvert les archives du CNA, les élèves sont invité·e·s à effectuer des recherches sur les parcours, souvent migratoires, de leurs familles. Ils créent ensuite un dispositif alliant archives personnelles, créations photographiques, sonores et écrits, mis en scène, de manière professionnelle, dans une exposition. Se dessine alors une cartographie dans laquelle se mêlent les échelles individuelle, sociale et culturelle, valorisant ainsi les destins personnels tout en faisant prendre conscience de l’importance des récits collectifs.

Étant donné son succès, nous souhaitons développer le « What’s Your Story ? » en créant notamment une plateforme pédagogique numérique dédiée, qui nous permettra d’atteindre plus d’élèves et de multiplier ainsi les histoires racontées et archivées.

© Centre national de l'Audiovisuel

Pour aller plus loin, quelques références :