Les arts et la critique des œuvres 2/4

03 aoû. 2022
Les arts et la critique des œuvres 2/4

Article en Français
Jean-Marie Schaeffer

La critique d’art professionnelle

Si la critique au sens faible du terme, c’est-à-dire en tant qu’attitude évaluatrice de notre expérience des œuvres existe depuis que les humains créent des objets et des événements artistiques, la critique au sens fort du terme, c’est-à-dire conçue comme activité discursive socialement reconnue, et en particulier la critique professionnelle, n’est pas une constante de l’histoire des arts. En gros la critique telle que nous la connaissons aujourd’hui, c’est-à-dire sous la forme d’un discours évaluatif (et parfois prescriptif) socialement identifié, commence à exister en Occident au XVIIe siècle, même si ses prémisses remontent à la Renaissance, et même si l’antiquité nous a transmis un certain nombre de textes qui relèvent en partie du même type de discours. Et il a existé bien entendu aussi des discours critiques dans d’autres aires culturelles. Par exemple, l’histoire de la peinture lettrée chinoise est indissociable d’un ensemble d’écrits, dus à des artistes tout autant qu’à des « connaisseurs », centrés sur l’appréciation des œuvres, sur les conditions de leur réussite, sur ce qui fait un grand peintre lettré, etc. Ces discours ont été extrêmement influents dans l’évolution de la peinture lettrée e. Il s’agit néanmoins d’une tradition critique fort différente de celle qui s’est développée en Occident moderne (et qui, soit dit en passant, est devenu aussi le type de critique dominant dans la Chine d’aujourd’hui).

En effet, la peinture lettrée fonctionnait socialement comme un réseau communicationnel fermé et donc centripète : l’accès à l’art lettré était limité à un cercle restreint de personnes, et du même coup la critique ne circulait qu’à l’intérieur de ce cercle. Or, la critique telle que nous la connaissons ne peut exister que lorsque la vie sociale des arts fonctionne comme un réseau social ouvert, c’est-à-dire centrifuge, qui vise donc à étendre son influence sociale.  Ceci nécessite une accessibilité relativement large des produits de l’art, une autonomie sociale des activités artistiques par rapport à des fonctions instrumentales spécifiques où à des enjeux limités à un cercle fermé, autant de conditions nécessaires pour l’existence d’une demande dynamique et robuste du côté de la société globale qui est indissociable de la genèse d’une critique professionnelle. 

Parfois, à l’instar de l’expression « histoire de l’art », on réserve le terme de « critique d’art », aux discours critiques portant sur les « beaux-arts », c’est-à-dire à la peinture, la sculpture, le dessin, la gravure etc. Mais le discours critique est une partie intégrante de la vie sociale de toutes les activités artistiques, quels que soient les formes d’art, les genres ou les statuts sociaux des pratiques concernées. Ce fait, peu remarqué est pourtant remarquable. Qu’il s’agisse de l’art classique, moderne ou contemporaine, de la littérature savante ou populaire, la bande dessinée, du cinéma de masse ou d’auteur, de la musique classique, du jazz, de la « chanson », du rock, du rap, du hip-hop, de la techno, etc., de la danse, du théâtre, des jeux vidéo, et ainsi de suite : dans tous les cas on retrouve les mêmes postures critiques. Ceci, me semble-t-il, montre le caractère constitutif de la critique artistique dans la dynamique de la vie des arts, et est un indice d’un phénomène plus général, à savoir l’importance de la médiation culturelle - dont la critique professionnelle est une forme spécifique - pour la vie des arts dans les sociétés actuelles.

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Ill. 1. Le critique et les artistes : Honoré Daumier, Le critique

Certes, selon les arts, le rôle et les effets du discours critique ne sont pas les mêmes. C’est sans doute dans le domaine des arts fondés sur une économie de la rareté que son rôle est le plus important. Ainsi en peinture et en sculpture il existe, depuis au moins Giorgio Vasari, un véritable lien organique entre les créateurs, les récepteurs  et les critiques, le rôle de ces derniers étant  non seulement celui d’une instance de légitimation et de classement – de « ranking » -, mais aussi celui d’une force dynamique dans l’évolution même des pratiques créatrices, du fait de leur rôle dans la catégorisation des œuvres en écoles, tendances, mouvements etc.,  - donc du fait de leur fonction de « branding ».

Leur rôle est différent dans le cas de la littérature, qui ne relève pas d’une économie de la rareté mais d’une économie de l’offre. Le rôle principal de la critique y est celui d’une instance de « tri » qui permet aux lecteurs de s’orienter face à l’offre surabondante et à la sous-détermination des œuvres par leurs titres, leur appartenance à tel ou tel genre etc. Une des conséquences de cet état de fait est que les critiques écrivent très souvent pour des lectorats spécifiques qui de leur côté choisissent de se fier aux critiques dont les choix passés leur semblent statistiquement les plus proches de leurs propres goûts.  Ces différents cercles critiques fonctionnent d’ailleurs souvent en restant isolés les uns des autres. Cela ne signifie pas que la critique littéraire n’établisse pas des canons, mais ceux-ci sont multiples et souvent ils coexistent sans se concurrencer réellement parce qu’ils s’adressent à des communautés de lecteurs différents. Ainsi la communauté des critiques de la littérature « savante » contemporaine ou classique et celles des critiques du roman de science-fiction ou du roman policier, vivent en général côte à côte en s’ignorant réciproquement - même s’il existe heureusement des critiques (et des lecteurs !) pratiquant le braconnage hors de leur domaine réservé.  

Le cinéma, mais aussi les musiques dites « de masse » font partie des pratiques artistiques dans lesquelles le rôle de la critique est le plus variable selon les cas et les moments.  Ainsi le succès d’exploitation des films (du moins lors de leur sortie initiale dépend bien moins de leur succès auprès de la critique professionnelle que ce n’est le cas non seulement dans le champ des arts plastiques, mais même dans celui de la littérature. La situation est encore plus parlante dans le cas des musiques populaires : le succès des « tubes » dépend (ou du moins dépendait avant l’advenue de YouTube et des plateformes de streaming) de deux types de tri, opérant selon les cas dans la même direction ou au contraire se contrariant l’un l’autre, à savoir les choix faits par les présentateurs radiophoniques et télévisuels d’un côté, le bouche à oreille des fans de l’autre.

Ce ne sont là que quelques exemples parmi d’autres montrant la diversité importante du rôle des critiques selon les arts. Bien sûr il faut distinguer entre le succès immédiat et le succès à long terme. Par exemple si dans le cas du cinéma le succès immédiat a tendance à dépendre de moins en moins du succès critique, dans le succès à long terme, le rôle de la critique est beaucoup plus important. Il faut ajouter que du fait de la migration numérique des discours critiques, il est possible que nous soyons à l’orée d’une époque dans laquelle la critique directe des récepteurs remplacera partiellement la critique professionnelle. C’est déjà le cas en cinéma où l’influence des sites de type « Rotten Tomatoes » est déjà actuellement plus grande que celle des critiques professionnels de la presse écrite et audiovisuelle. Or, même si « Rotten Tomatoes » donne la possibilité aux intervenants de motiver leur évaluation (et donc de se transformer eux-mêmes sinon en critiques professionnels du moins en influenceurs et influenceuses), il ne s’agit là que d’une option. La plupart des intervenants se bornent à indiquer s’ils aiment ou non le film en question et son score général dépend uniquement de l’agrégation de ces préférences individuelles qui ont toutes le même poids – ce qui va à l’encontre de la critique sous sa forme classique qui est fondée au contraire sur le fait que tous les avis critiques ne se valent pas.  

Partie 3 à suivre.