Le Fabuleux destin de Paul Thiltges

19 juil. 2023
Le Fabuleux destin de Paul Thiltges

© Patrick Nassogne (Absolute Blue, Filmland  Kehlen)
Article en Français
Auteur: Pablo Chimienti

Ex employé de banque, ex instituteur, ex comédien, ex éditeur littéraire, ex manager de idprod/IP(!)Productions, ex président de l’Union luxembourgeoise de la production audiovisuelle, à 68 ans Paul Thiltges a eu une vie bien remplie. Le producteur et distributeur de films, toujours à la tête de sa société Paul Thiltges Distributions, créée il y a pile 30 ans après avoir quitté Samsa Film, a encore des projets plein les tiroirs et n’en a pas encore terminé avec son fabuleux destin. Rencontre.

 

Dans le grand petit monde de la production grand-ducale, il y a a_BAHN, BAC Cinema, Bidibul Productions, Iris Productions, Les Films Fauves, Mélusine Productions, Red Lion, Samsa Film, Tarantula Luxembourg, Zeilt Productions et tout un tas d’autres sociétés aux noms inventés, imaginés, élaborés… et puis il y a la très terre à terre – dans le nom du moins – Paul Thiltges Distributions. « Je n’ai pas appelé ma société Paul Thiltges Distributions parce que, tout à coup, j’avais un ego surdimensionné, souligne le producteur, Paul Thiltges, mais parce qu’avant j’étais sur les marchés et les festivals en tant que Samsa Distributions et je voulais montrer clairement la séparation à tous mes clients » ajoute-t-il.

Trente ans plus tard PTD – pour les intimes – est devenue une marque qui compte au niveau du cinéma luxembourgeois et européen. Commencée pour faire de la distribution de films luxembourgeois et des « ventes internationales », la structure avait prévu dans ses statuts également la possibilité de toucher à la production audio-visuelle. Une activité qui a fini par prendre le dessus. « La production est devenue, tout doucement, notre métier principal mais le D (NDR : de Distributions) n’a jamais posé problème» note celui qui a malgré tout maintenu sa fonction de distributeur.

Si aujourd’hui les nouveaux arrivants dans le paysage audiovisuel ont, pour la très grande majorité, fait des études spécialement prévues pour ces métiers, le parcours de ce pionnier de la scène grand-ducale a été pour le moins alambiqué. 

Instituteur et acteur amateur

C’est au tout début des années 70 que l’Eschois commence sa vie professionnelle. À peine adolescent, le jeune Paul décide, « contre l’avis de ma mère » de devenir indépendant et de commencer à travailler. « À 14 ans et 10 mois j’ai convaincu Monsieur Ortolani, le gérant de la Caisse d’Épargne de l’État d’Esch-sur-Alzette, de me donner un boulot. Mais je devais attendre d’avoir 15 ans pour commencer à travailler ». Un premier travail de bureau, pas dénué d’intérêt,  surtout au niveau des successions, mais « j’ai très vite remarqué que ce n’était pas un boulot pour moi et que je n’allais pas faire ça pendant 40 ans » explique-t-il plus de quatre décennies plus tard.

Mais tout jeune déjà, Paul a de la ressource. Il rêve de devenir instituteur. Par conséquence, tout en gardant son travail à la BCEE pendant plusieurs années, il reprend des cours du soir. Malgré le numerus clausus prévu à l’entrée de l’Institut pédagogique de Walferdange et un dossier scolaire pour le moins surprenant, il obtient son Brevet d’aptitudes pédagogiques en 1980. Dix ans après avoir quitté l’école, voici qu’il y retourne.

Il enseignera, avec passion et dévouement pendant 10 ans, bien loin de son Esch natal, d’abord à l’école primaire de Bigonville, ensuite au Lycée technique agricole d’Ettelbruck, enfin à l’école complémentaire de Redange-sur-Attert. Au même moment, chez lui à Esch, de jeunes artistes en devenir commencent à squatter l’ancien abattoir public qui vient de fermer définitivement ses portes. La « Theater GmbH » s’installe dans l’ancien entrepôt frigorifique et le transforme en salle de répétition et de spectacles. Une première incursion culturelle dans ces lieux qui donnera lieu, en 1983, à la Kulturfabrik.

Paul traîne souvent dans les parages avec son jeune frère Jani et Christian Kmiotek, entre autres. Il prend part à des pièces de théâtre, il participe à des actions politiques – « pour faire en sorte que cet endroit ne devienne pas un centre commercial ou une station d’essence » – et devient même le premier président de l’asbl Kulturfabrik.

Andy Bausch le déclencheur de carrière

C’est là qu’un certain Andy Bausch viendra le trouver. « Il est venu un jour avec mon frère, qui vivait encore à l’époque chez ma mère à Lallange, et ils m’ont dit : "on a une proposition à te faire". Andy Bausch avait déjà réalisé quelques court métrages et voulait tourner un long. Il lui fallait un financeur. Paul, avec son poste fixe et son salaire d’instit’ semble le candidat idéal pour se lancer dans cette folie. « On était des Boy Scouts. On n’avait aucune idée de ce qu’on faisait, mais cette année-là, au lieu de partir en vacances, j’ai fait un film » rigole désormais le producteur. Ce sera When the Music’s over, un film en Super 8 sur un enseignant de maternelle en désaccord avec le fonctionnement de son école. Paul le produira et interprètera même le personnage principal. À ce film suivra un autre, encore plus ambitieux : Gwyncilla, Legend of Dark Ages. « J’ai réussi à avoir un million du FoCuNa qui existait déjà, contrairement au Film Fund qui arrivera plus tard, mais ça ne suffisait pas. On a dépensé le double. J’ai donc pris un prêt d’un million à la Caisse d’Epargne » . Un million de francs, bien évidemment, mais à 25 ans à peine, il fallait oser. « Oui, oui, c’est totalement fou. Je l’admets. Toute ma vie j’ai pris des risques. C’est comme ça qu’on faisait à l’époque parce qu’on n’avait pas d’autres moyens pour y arriver ».

Sur le tournage de Gwyncilla… (en charge des ânes, chevaux et autres bêtes…)
Sur le tournage de Gwyncilla… (en charge des ânes, chevaux et autres bêtes…) © Guy Rewenig

Un pari fou duquel naîtra cependant une longue et belle carrière dans le monde du 7e Art.  « J’ai perdu de l’argent et j’ai dû rembourser la dette de ce film pendant 5 ou 6 ans ; mais je crois, sans vouloir me jeter des lauriers qui ne me sont pas dus, que ça a fait démarrer le schmilblick ». Et quand il parle de schmilblick, il entend le secteur cinématographique luxembourgeois.

Un schmilblick qui a vraiment commencé avec l’aventure Schacko Klak de Frank Hoffmann et Paul Kieffer sur une histoire de Roger Manderscheid. Un projet né à l’occasion d’un concours lancé par le gouvernement à l’occasion des 150 ans de l’indépendance du pays. Paul Thiltges fait alors partie des fondateurs et producteurs de Samsa Film, avec son frère Jani, Claude Waringo, Frank Feitler, Paul Kieffer et Christian Kmiotek. Une belle histoire entre pionniers, qui se poursuit encore aujourd’hui, mais que Paul Thiltges a quitté dès 1993. « On a très vite vu que 6 personnes pour gérer une société c’était trop. J’ai donc proposé de partir et de faire ma petite Paul Thiltges Distributions et ma société Monipoly Productions ». Et quand on lui demande s’il n’a jamais regretté d’avoir quitté le bateau Samsa, il assure n’avoir « aucun regret ». Il poursuite : « Il faut comprendre que j’ai quasiment 8 ans de plus que Jani ; En plus lui et Claude (NDR : Waringo) étaient alors des tout jeunes diplômés de cinéma, tandis que moi j’ai tout appris sur le tas… J’ai assez vite compris que je faisais un peu d’ombre à mon frère qui pourtant, lui, avait appris le métier de réalisateur et avait décidé de devenir producteur.  Malgré ça, il s’entendait régulièrement dire : "Ah, t’es le frère de Paul". Aujourd’hui on en rigole, mais à l’époque je ne voulais pas que ça gâche notre relation. Comme ça, chacun a pu faire son parcours professionnel tout en gardant une bonne entente et sans qu’on se marche sur les pieds ».

Paul et son frère Jani
Paul et son frère Jani

Des productions à la pelle

Un de ses buts, en montant Monipoly, était également de toucher au cinéma d’animation, encore balbutiant au Luxembourg et que Samsa ne voulait pas faire à l’époque. Beaucoup l’ignorent, mais Paul Thiltges a coproduit deux bijoux de l’animation européenne : La freccia azzurra d’Enzo D’Alò et Kirikou et la sorcière de Michel Ocelot. « Ces deux productions sont celles qui ont lancé l’histoire de l’animation en Europe. La freccia azzurra a été le premier film d’animation vendu à Miramax et distribué par Disney dans le monde entier, et après il y a eu Kirikou qui a vraiment fait comprendre que l‘animation européenne pouvait concurrencer l’animation américaine. Jusque-là tout le monde disait que ce n’était pas la peine de tenter de faire des long métrages d’animation en Europe. Avec ça, on a montré qu’il y avait bien une place, avec nos films et des budgets bien plus raisonnables, pour concurrencer les grands studios ».

Un succès artistique qui ira, en ce qui concerne Kirikou, malheureusement de pair avec 19 ans de procédures judiciaires. « Kirikou a été mon Waterloo » résume-t-il désormais après près de deux décennies de guerres d’avocats, qu’il a fini par remporter, mais qui lui ont longtemps empêché de prendre de nouveaux crédits. « Une période très difficile à gérer » qui a fini par avoir la peau de Monipoly, mais un animé qui reste « un des meilleurs films que j’ai faits » et qui, finalement, « m’a même rapporté de l’argent » précise-t-il.

Tournage de « The Congress » à L.A. (2011)
Tournage de « The Congress » à L.A. (2011)

Des films, courts et longs, Paul Thiltges en a (co)produit une bonne cinquantaine parmi lesquels de nombreux films d’Andy Bausch – dont le dernier Little Duke –, The Living Witnesses du duo Markiewicz-Piron, Murer – Anatomy of a Trial de Christian Frosch, The Congress d’Ari Folman, qui lui a valu l’European Film Award du meilleur film d’animation ou encore Bad Luck Banging or Loony Porn, qui lui a valu l’Ours d’Or de la Berlinale. Quand on lui demande ses préférés, pourtant, il ne sait que répondre. « Tu parles à un père de 50 bébés, c’est difficile comme question. Et puis, il y a des films qui m’ont beaucoup apporté mais que je n’ai pas co-produit, je me suis juste occupé de la vente, comme Megacities et Workingman’s Death de Michael Glawogger qui est devenu un très cher ami » Il propose, à la place, de citer un de ses navets : « Räuberinnen n’était vraiment pas un réussite ». En ce qui concerne les courts, il confiera simplement : « Les court métrages sont une prairie dans laquelle on laisse galoper les jeunes réalisateurs ».

Avec Ari Folman (et son épouse Anat Ansulin) aux EFA Awards 2013 (Best animated film 2013 "The congress”)
Avec Ari Folman (et son épouse Anat Ansulin) aux EFA Awards 2013 (Best animated film 2013 "The congress”)

En parlant de réalisateurs, justement, nombreux sont les producteurs grand-ducaux à s’être au moins essayés à la réalisation. Pas Paul. « Jai fait beaucoup de théâtre, jai fait aussi du stand-up, mais assez drôlement… réalisateur, non. Si javais eu envie je laurais fait, mais lenvie nest jamais vraiment venue ».

Alors quand on lui demande sa définition dun producteur, le boss de PTD propose deux définitions. La première, il lemprunte à un confrère: « La phrase est de Nicolas Steil, le producteur est un "saltambanquier" ! Cest à dire un saltimbanque qui marche sur un fil et prend des risques financiers ; heureusement de plus en plus mesurés, grâce au Film Fund », la seconde, il la tire de son parcours personnel : « Le producteur cest une sorte dinstit du cinéma avec une classe de cancres qui font des conneries et qui veulent tous beaucoup plus dargent que ce quon a pour le projet ». Finalement, passer par la case instit et banquier avant de devenir producteur, ça ne semble pas si illogique que ça.

Un touche-à-tout avec des projets encore à venir

Une vie bien chargée qui na pas empêché cet homme de cinéma à prendre des parts, « par amitié » dans une maison d’édition littéraire : ultimomondo avec Guy Rewenig, mais aussi au niveau du cinéma dans Ni-Vu-Ni-Connu productions avec Antoine Prum et Juliette Film avec David Grumbach ou encore de travailler en tant que Senior Advisor pour le Film Fund Luxembourg et en qualité de manager pour idprod/IP(!)Productions, d’être membre du board de Cartoon Media ou encore dassurer pendant 27 ans la présidence de lUnion luxembourgeoise de la production audiovisuelle.

À 68 ans, Paul Thiltges – qui touche une retraite pour ses années à la banque et dans l’éducation nationale – nen a pas encore fini avec sa passion pour le cinéma et la production. Il commence à prendre du recul au niveau de PTD et à laisser peu à peu les clés du bateau PTD à son associé Adrien Chef, mais il ne compte pas arrêter tout de suite pour autant. Produire des films le passionne toujours autant, et ces décennies dexpérience et de réseautage, ainsi que lincroyable évolution du secteur national, rendent les choses plus faciles que précédemment – « on est passé dune situation où on devait prendre les coproductions quon nous proposait à une situation où on peut choisir ce quon veut co-produire parce quon a gagné lestime de la profession au niveau international » explique-t-il avec lenvie de profiter de cette nouvelle situation. « Aussi longtemps quAdrien ne me demandera pas de men aller… aussi longtemps que je prendrai du plaisir à travailler… et aussi longtemps que mon épouse, beaucoup plus jeune que moi, doit continuer à travailler… je reste » assure-t-il.

Lhomme continue dailleurs son travail pour le FONSPA et est, depuis 2018, partie prenante du projet Youth4planet Luxembourg. Cette année, il vient de quitter la présidence de lULPA. Il en explique la raison : « Je vais faire une dernière connerie. Je vais participer aux élections doctobre avec une liste dans le Sud. Je suis un homme de gauche, tout le monde le sait, mais avec Youth4planet, je suis de plus en plus investi sur les sujets environnementaux. Je me présente donc avec les Verts. Jai demandé à mes collègues de lULPA si je pouvais rester à la tête de lULPA malgré cet engagement politique, certains ont pensé quil vaudrait mieux éviter. Je nai donc plus postulé à la présidence ».

En attendant une possible nouvelle carrière politique, lhomme continue à rêver cinéma. On le verra bientôt dans un petit rôle dans le nouveau film de Radu Jude, le réalisateur de Bad Luck Banging or Loony Porn, « à sa demande » précise-t-il. Il a dautres productions dans les pipelines – entre autres à travers les aides Cineworld qui, « avec 200.000 ou 300.000 euros nous permettent dentrer dans des films qui viennent de pays de zones à budgets restreints comme on les appelle dans le milieu, de rencontrer de grands réalisateurs et de faire de très bons films ». Dailleurs, si le cinéma lui a beaucoup apporté, Paul Thiltges a encore quelques rêves ; le premier dentre eux, lOscar « que je ne gagnerai jamais, mais être nommé serait déjà pas mal ».

Et quand son parcours dans le monde magnifique du 7e Art sera achevé, Paul Thiltges aimerait sinstaller à Ténérife ou en Italie, dans les Pouilles par exemple. Là, il compte profiter dun dolce far niente quil compte néanmoins rythmer par des visites quotidiennes, tôt le matin – il ne dort que cinq heures par nuit en moyenne – quand il fait encore frais, aux pêcheurs du coin, pour tailler le bout de gras, parler de la pêche du jour et refaire le monde. Sa manière rêvée de conclure son fabuleux destin.