25 mai. 2021Culture et art 3/4
III. Les mondes de l’art
Nous parlons souvent de l’art en termes de « monde », que ce soit au singulier, comme les philosophes Arthur Danto et George Dickie, ou au pluriel, comme le sociologue Howard S. Becker.
Pour Danto, un monde de l’art se définit par « une atmosphère de théorie artistique, une connaissance de l’histoire de l’art », bref un ensemble de catégorisations, de normes et de règles d’interprétation qui constituent l’arrière-fond nous permettant de « voir une chose comme de l’art » (plutôt que comme une simple chose « banale »). Pour identifier et interpréter correctement une œuvre comme œuvre d’art nous devons selon Danto être capables de la situer dans le monde de l’art qui détermine son identité artistique.
Ill. 8 a) Ellsworth Kelly, White (1951)
Ill. 8 b) Alphonse Allais, Première communion de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige (1883). Selon Arthur Danto, si le tableau de Kelly a été accepté comme une œuvre d’art au moment de sa création, c’est parce que la peinture monochrome faisait partie des possibles du monde de l’art moderniste. En revanche, si la blague visuelle monochrome d’Allais, qui date de 1883, avait voulu être une œuvre d’art, elle n’aurait pas pu en être une dans la mesure où le monochrome ne faisait pas partie des possibles du monde de l’art d’alors.
Selon George Dickie, le monde de l’art est constitué par la ou les institutions qui dans une société donnée sont considérées comme disposant du pouvoir décisionnaire pour accorder ou refuser à un objet (ou à un événement) le statut de candidat légitime à l’appréciation esthétique, car se voir accorder ce statut en fait (selon Dickie) et une œuvre d’art. Comme chez Danto la fonction du « monde de l’art » est donc de délimiter un domaine spécial d’objets et d’événements qui auront droit à l’appellation « œuvre d’art », même si Dickie insiste sur l’appréciation esthétique et Danto plutôt sur l’interprétation symbolique.
Ill.9 Constantin Brancusi, Oiseau dans l’espace (1923)
La mésaventure douanière de cette œuvre illustre l’importance des institutions dans la définition de ce qui est une œuvre d’art. Importée aux États-Unis en 1926 pour y être exposée, les douanes américaines lui refusèrent le statut d’œuvre d’art et la taxèrent comme un objet d’usage. Le sculpteur porta plainte. Après des débats contradictoires dans lesquels des artistes et des représentants d’institutions culturelles témoignèrent en faveur du statut artistique de l’objet, la justice jugea en 1928 en faveur de Brancusi.
Selon Becker un monde de l’art est « un réseau de coopération au sein duquel les mêmes personnes coopèrent de manière régulière et qui relie (…) les participants selon un ordre établi ». Un monde de l’art est donc un réseau constitué par tous les acteurs qui interviennent à un moment ou à un autre dans la production, la distribution et la réception des œuvres d’art. La recherche d’une définition de l’art est ainsi remplacée par une analyse empirique du réseau plus ou moins stable qui lie l’artiste à son public et qui comprend tous les acteurs intermédiaires qui permettent à l’intention créatrice de se réaliser et ensuite de rencontrer son public.
Des trois théories, celle de Becker est la plus générale. Le « monde de l’art » auquel pensaient Danto et Dickie était surtout le monde des arts plastiques. Ainsi si les deux auteurs liaient la question de l’art essentiellement à sa définition, c’était en fait parce l’art qui les préoccupait avait, au moment du modernisme, adopté la question de la définition de sa propre nature comme programme artistique. Mais aucun phénomène de ce type n’a existé dans les autres arts.
La conception de Becker est par ailleurs la plus flexible. Le monde de l’art étant identifié à l’existence d’un réseau interactif d’acteurs, la notion peut s’appliquer à des réseaux très circonscrits - tel le cercle de photographes autour d’Alfred Stieglitz et Edward Steichen qui en 1902 lança la Photo-Secession, premier manifeste américain revendiquant le statut d’art pour la photographie - ou à des réseaux très larges – tel le monde de l’art contemporain mondialisé - ainsi qu’à d’innombrables mondes de taille intermédiaire.
Enfin, la conception de Becker est pluraliste, au sens où elle admet que plusieurs mondes peuvent coexister dans un même art au même moment et au même endroit. Or, de nos jours la plupart des arts sont distribués entre des mondes multiples. Comme l’art est un fait de valeur et donc d’engagement fort, pour celui qui participe à un monde de l’art donné, ce monde est le monde de l’art et non pas un monde parmi d’autres. Mais l’observateur extérieur, non engagé, constatera en général l’existence d’une pluralité de mondes. Ainsi à la fin du XIXe siècle français la coexistence entre le Salon officiel et le Salon des Indépendants correspondait à deux mondes incompatibles, celui de la peinture académique d’un côté celui des artistes innovants de l’autre. Aujourd’hui le monde de l’art contemporain mondialisé qui opère d’entrée de jeu sur un plan international coexiste avec des mondes nationaux de l’art, certains étant intimement intriqués avec lui (c’est le cas des nations ayant une position dominante, comme les États-Unis), alors que d’autres se développent sans interaction forte avec lui. Bien sûr, un artiste peut passer de l’un à l’autre, mais précisément, dans ce cas il change de monde.
Est-ce qu’il y a eu de tout temps un ou des monde(s) de l’art, donc est-ce que les pratiques créatrices ont toujours pris la figure d’un espace social autonome ? Bien sûr que non. Comme les mondes de l’art sont des faits sociaux, leur existence nécessite une division sociale du travail assez poussée pour que des sphères spécialisées puissent se former. Mais cela ne suffit pas. Au moyen-âge les sculpteurs accomplissaient le même travail créateur spécialisé que les sculpteurs d’aujourd’hui. Pourtant ils étaient considérés simplement comme des tailleurs de pierre spécialisés. Pour qu’il y ait des mondes de l’art, il faut encore que les produits des pratiques créatrices en question soient identifiés socialement comme liés à un usage qui leur est propre (celui d’être destinés à une appréciation esthétique). Ces conditions sont réunies dans pratiquement toutes les sociétés actuelles. En Europe, elles le furent pour certains arts dès la Grèce classique : la polémique menée par Platon contre l’art mimétique (peinture et théâtre) en est une preuve indirecte. Pour des raisons compliquées et multiples, elles n’étaient plus réunies au Moyen Âge, avant de l’être de nouveau à partir de la Renaissance. Les cultures islamiques, l’Inde, la Chine, la Corée et le Japon connaissent eux aussi depuis très longtemps des mondes de l’art, mais les pratiques créatrices concernées n’ont pas été les mêmes partout. Ainsi le centre de l’écosystème artistique japonais classique était occupé par la poésie, la calligraphie, la peinture à l’encre, la cérémonie de thé, la poterie liée à cette cérémonie, le théâtre nô, l’ikebana et l’art des jardins. Dans le système classique européen certains de ces arts soit n’existaient pas (la cérémonie du thé), soit n’occupaient qu’une position marginale (l’art des jardins, la calligraphie), soit étaient considérés comme relevant de l’artisanat et non pas des « beaux-arts » (la poterie).
Ill. 10 : La cérémonie de thé : un art de la performance avant l’heure ?
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