30 mai. 2022Arts majeurs, arts mineurs 3/4
Valeur artistique et hiérarchie des arts
Toute hiérarchisation des arts en termes de « dignité » comparée, et en particulier celle entre arts majeurs et arts mineurs, présuppose explicitement ou implicitement que la valeur des œuvres individuelles est liée de manière non aléatoire à la valeur générique de l’art ou de la forme d’art dans laquelle elles s’inscrivent. Est-ce à dire que même lorsqu’un artiste mineur excelle dans son art il ne peut jamais atteindre le statut d’un artiste pratiquant un art majeur, même dans le cas où l’œuvre de ce dernier est considérée comme étant médiocre (comparativement à d’autres œuvres du même art majeur) ? La réponse à la question dépend de la manière dont on conçoit la distinction entre arts majeurs et arts mineurs. Si on pense que le passage des uns aux autres est un passage progressif, et en particulier si on admet que dans les arts mineurs il peut aussi y avoir une dimension intellectuelle (par exemple, qu’il peut y avoir un dessein à l’origine d’une pièce d’orfèvrerie comme il y en a à l’origine de la création d’une sculpture) il n’y a aucune raison de ne pas admettre qu’il puisse arriver qu’une pièce d’un art mineur ait une valeur artistique supérieure à une œuvre appartenant à un art majeur. Il en va autrement si la différence est considérée comme statutaire, car dans ce cas les deux types d’art sont incommensurables et appartiennent à des champs de création radicalement discontinus. Dans ce cas une œuvre relevant des arts mécaniques ne saurait jamais atteindre la « dignité », la « grandeur », l’« importance » etc., d’une œuvre des arts majeurs, puisque n’importe quelle œuvre majeure possède une dignité statutairement plus grande que n’importe quelle œuvre issue d’un art mineur.
Avant le 19e siècle c’est la première lecture qui prévalait. Le cas le plus célèbre d’un artiste œuvrant dans un art majeur (en l’occurrence la sculpture) et un art mineur (l’orfèvrerie) est Benvenuto Cellini (1500-1571), célébré à égalité pour ses œuvres de sculpteur et ses travaux d’orfèvrerie, les techniques minutieuses de ces dernières ayant d’ailleurs influencé ses sculptures, et auteur en 1568 d’un ouvrage au titre éloquent : Traité sur la sculpture et la manière de travailler l'or.
Benvenuto Cellini, Persée tenant la tête de Méduse (sculpture).
Benvenuto Cellini, Neptune et Cybèle (salière).
Mais à partir du 19e siècle c’est la deuxième lecture qui a prévalu. Pour éviter ses conséquences contre-intuitives, on en vint peu à peu à traiter la notion d’œuvre d’art comme une notion intrinsèquement laudative, dont l’application était réservée aux œuvres « réussies » : selon cette façon de voir, une peinture n’est une œuvre d’art que si elle est intrinsèquement « une grande œuvre », dans le cas contraire elle relève du non-art. A l’époque romantique, c’est la notion de « génie », empruntée à Kant, qui livrait le critère de cette grandeur » : l’œuvre géniale, donc l’œuvre d’art véritable, est toujours originale et inimitable. Kant avait encore distingué deux types d’œuvres : celles relevant du génie et celles relevant simplement du talent. Il donnait la préférence aux premières, mais il n’allait pas jusqu’à exclure les autres. L’évolution ultérieure de la réflexion philosophique consacrée à l’art, mais aussi de la critique, a abouti à une absolutisation de la théorie du génie, amenant à l’idée qu’une œuvre d’art était géniale ou n’était pas. D’où aussi un certain dépérissement progressif de la critique nuancée, « professionnelle », capable de faire la part des choses face à une œuvre, et donc de combiner le cas échéant louanges et critiques.
La lecture ségrégationniste et absolutiste de la distinction entre arts majeurs et arts mineurs montra ses limites surtout dans le cas des arts « techniques », c’est-à-dire la photographie et le cinéma. Nous avons coutume de qualifier le cinéma de 7e art et ceux qui s’intéressent encore aujourd’hui à la classification des arts proposent parfois d’intégrer la photographie, à côté de la radio et de la télévision à un 8e art, qualifié d’art médiatique. La solution est bancale. D’une part, si la photographie appartient aux arts médiatiques, pourquoi le cinéma n’y appartient pas aussi ? D’autre part, le refus de classer la photographie avec la peinture, le dessin et la sculpture dans le groupe des arts visuels n’a de sens que si on adhère à la distinction entre arts majeurs et arts mineurs, que les énumérations des arts allant au-delà des cinq arts canoniques prétendent pourtant dépasser.
Il peut être intéressant d’analyser d’un peu plus près comment la photographie et le cinéma ont réussi à s’imposer peu à peu comme des arts au plein sens du terme, alors même qu’au départ ils avaient été violemment rejetés.
Dans le cas de la photographie le refus de la considérer comme un art majeur était dû fait qu’elle produisait des images mimétiques et donc entrait potentiellement en concurrence avec la peinture. C’est pour cette raison que Baudelaire la traita comme une simple reproduction qu’il opposa à l’œuvre comme telle, qu’il définissait comme trouvant sa source dans la faculté imaginative. Face à cette condamnation, largement partagée à l’époque, les photographes adoptèrent deux attitudes. Ou bien ils passaient leur chemin et se souciaient uniquement à faire des photographies, mettant au jour ainsi peu à peu les potentialités techniques et créatrices du nouveau médium, ou bien ils essayaient de transformer la photographie en peinture, c’est-à-dire qu’ils tentaient de donner l’apparence d’œuvres picturales à leurs images, ce qui donna naissance au pictorialisme, très vite dénoncé comme kitsch. L’accession de la photographie au statut artistique, qui eut lieu au début du XXe siècle, fut essentiellement due aux travaux des photographes ayant adopté la première attitude. Elle fut rendue possible par leur rencontre avec le mouvement moderniste en art, d’abord aux États-Unis (avec Stieglitz), un peu plus tard en Europe, dans le cadre du formalisme russe, du constructivisme, de dada et du surréalisme. Un effet secondaire de cette interfécondation entre photographie et modernisme fut la libération de la photographie de son lien avec la peinture et la reconnaissance de son autonomie médiatique et artistique.
Pictorialisme : Robert Demachy, Paysage (1904).
« Straight photography » : Eugène Atget, Marchand d’abat-jour (1899).
L’« artification » (Roberta Shapiro) du cinéma prit une voie quelque peu différente. Bien que relevant des arts visuels (si on fait abstraction du cinéma sonore qui naquit plus tard), il n’était en concurrence avec aucun art visuel majeur puisque contrairement à la peinture ou au dessin il était une « image-mouvement » (Gilles Deleuze). Du fait de ses immenses potentialités narratives, pressenties dès son invention par les premiers pionniers, il entra en concurrence non pas tant avec le théâtre (contrairement à une illusion initiale qui pensait que le cinéma était simplement du théâtre filmé), qu’avec la littérature (narrative). Mais si le film de fiction raconte des histoires, il les raconte autrement et par d’autres moyens que le récit verbal. Le cinéma dispose, pour reprendre les termes d’Erwin Panofsky, de « possibilités uniques et spécifiques » (voir « Style and Medium in the Motion Pictures », 1936) pour structurer la substance narrative, dont le plus fondamental est le montage. Mais Panofsky mit l’accent encore sur une autre caractéristique du cinéma, à savoir son lien indissoluble avec l’art populaire (folk art) et plus généralement avec l’homme du commun » des sociétés modernes et contemporaines. Le cinéma n’est jamais plus grand que lorsqu’il est fidèle à ces racines populaires et il perd toute grandeur dès lors qu’il veut singer la grandeur des arts traditionnels. Il n’est pas indifférent que cet adieu à la hiérarchie des arts ait été écrit par un des plus grands historiens d’art du XXe siècle.
Partie 4 à suivre.
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