07 fév. 2023Marco Godinho
Issu de l’immigration portugaise, sa famille étant arrivée au Grand-Duché à la fin des années 1980, Marco Godinho fait partie de cette fameuse génération de plasticiens qui a su allier parcours européen et ancrage local. Preuve en est, celui qui a représenté le pavillon du Luxembourg à la Biennale d’art de Venise en 2019 réside toujours au Luxembourg, à Echternach, à l’Est du pays. Retour sur sa formation européenne, sa double appartenance culturelle, ses productions artistiques, ses projets du moment…
Je vous propose de commencer par votre cursus. Où vous êtes-vous formé, dans quelle(s) école(s) et comment se sont passées ces années de formation ?
J’ai intégré les Arts et Métiers au Luxembourg, avant de poursuivre ma formation à l’école des Beaux-arts de Nancy. Dans le cadre d’Erasmus ensuite, j’ai rejoint l’Ecole cantonale des arts de Lausanne (Suisse) puis la Staatliche Kunstakademie de Düsseldorf. Une formation de cinq ans au total que j’ai achevée par un Master en typographie à l’Ecole des Beaux-arts de Nancy, un Master assez rare en Europe qui était initialement basé à Paris et qui a été finalement porté par les Beaux-Arts de Nancy.
C’était en tout cas des années d’étude vraiment foisonnantes. Dès que je suis parti à Lausanne et en Allemagne, j’ai pu rencontrer d’autres créateurs, d’autres étudiants, d’autres manières de faire. En Allemagne, tu apprends beaucoup sous la tutelle et l’autorité de professeurs qui conduisent des ateliers : on est dans un rapport entre jeune artiste et mentor, en quelque sorte. Il y a aussi moins de cloisonnement entre les disciplines. En France, à Nancy, j’ai beaucoup apprécié la liberté dont nous disposions. Ce n’était pas formaté ni orienté dans une direction particulière ; on pouvait circuler du graphisme à la sculpture en passant par la vidéo, le film… Autre chose importante et très française à mon sens, j’ai découvert, quoiqu’assez tardivement, la philosophie, l’esthétique, ce qui est en rapport avec la construction d’une pensée. En France, il y a beaucoup de curiosité à l’égard du monde, des pratiques culturelles inculquées dès le plus jeune âge, comme le fait d’aller au théâtre ou au cinéma par exemple. C’est un aspect bien établi en France qui m’a fasciné.
Vous êtes né au Portugal en 1978 avant de vivre au Grand-Duché. Quelle est la part de la culture portugaise dans votre production artistique ?
Je suis arrivé au Luxembourg à l’âge de dix ans, en 1987. Avant l’installation de ma famille, je dois dire que j’ai eu une enfance assez belle, avec peu d’interdits, dans un pays du Sud, le Portugal. Après la révolution des Œillets en 1974, la transition démocratique a été difficile et il y a eu une sorte d’effondrement social pendant quelques années. Mon père a rejoint le premier le Luxembourg, un an avant qu’on y arrive. Pour vous répondre sur la part de la culture portugaise dans ma production artistique, je vous répondrai spontanément : la curiosité, le sens du mélange, de la débrouille, de l’entraide, une façon positive de voir les choses… En somme, tout ce que ma famille a connu lorsqu’elle est arrivée au Luxembourg.
La mer, l’itinérance, les migrations, sont aussi des motifs récurrents dans votre œuvre. Or le Portugal est aussi un grand pays de navigateur. L’aspect poétique de votre travail est souvent souligné, et l’on sait que le Portugal compte aussi de fameux poètes comme Pessoa par exemple, parmi d’autres…
Ce sont en effet des éléments intimement liés à mon travail. Personnellement, j’aime vivre à la marge des grandes villes, en proximité avec la mer. Là où je suis né au Portugal, non loin de Lisbonne, il y a le Tage, ce fleuve qui entre dans la mer et qui m’a accompagné depuis le début de ma vie. J’aime aussi aborder des contextes socialement ou politiquement graves, mais toujours en les traitant par des détours poétiques. Quand j’ai su que j’allais représenter le Luxembourg à la Biennale d’art de Venise en 2019, j’ai voulu poursuivre le travail que j’avais entrepris. Lequel consiste à redéfinir la position de l’humain dans le monde, à interroger ses déplacements, sa trajectoire, son orientation : ainsi, marcher vers le Sud n’est pas la même signification que marcher vers le Nord. Ce n’est pas la même cartographie ni la même géographie. Marcher vers le Sud, c’est aller à rebours des flux migratoires contemporains et de mon parcours de vie aussi bien. Ce que j’expérimente personnellement, en impliquant dans mes productions mon propre corps. Il en ressort un flux constant, un monde flottant, instable, nomade, pris dans un ensemble de flux humains et plus largement du vivant.
Vous menez un travail protéiforme en recourant à différents supports, qu’ils soient visuels ou écrits. Comment déterminez-vous le choix d’un support dans votre travail, en fonction de quels aspects ?
Cela dépend de plusieurs facteurs : le contexte dont je vais m’inspirer, la façon dont j’inscris tel objet dans la continuation d’une pensée, tout cela me conduit vers un medium en particulier. Quelque chose s’impose à moi dans le choix du medium.
Entretenez-vous des liens professionnels avec d’autres artistes luxembourgeois, et si oui lesquels ?
Oui, j’ai noué des liens avec de nombreuses personnes au Luxembourg, notamment de la première génération comme Su-Mei Tse, Martine Feipel et Jean Bechameil, Claudia Passeri, des gens avec lesquels j’ai exposé principalement, comme Filip Markiewicz par exemple, qui ont vécu et quitté le Luxembourg avant d’y revenir pour s’y installer. J’ai toujours noué des liens très forts avec le Luxembourg. Non seulement j’y habite, mais j’ai toujours pris soin de garder une certaine ouverture pour ne pas m’enfermer dans des groupes ou dans des communautés d’artiste.
Et avec des artistes portugais, avez-vous développé des relations d’amitié ou professionnelles ?
Oui, bien sûr, il y a des artistes portugais que je connais comme Pedro Barateiro par exemple. Certains d’entre eux, avec lesquels je suis toujours en contact, ont d’ailleurs exposé au Luxembourg. Dans le milieu artistique, il y a des amis, des connaissances, des collègues, différentes strates de relations…
On définit souvent votre travail comme poétique ; est-ce qu’il peut être aussi selon vous qualifié de politique ?
Ces dimensions sont inséparables bien que je ne qualifie pas mon geste de « politique ». Je perçois plutôt mon travail comme des haïkus. Je le compare à des respirations très intenses, qui interrogent l’état du monde plus qu’elles n’avancent des réponses ou des solutions. La respiration peut être politique, comme on l’a vu récemment (allusion au mouvement « Black Lives Matter » et à la mort par étouffement de George Floyd en 2020, ndlr). J’aime travailler en rupture par rapport aux choses. Mais il est certain que ces questionnements soulèvent en effet des problèmes politiques qui sont liés à l’humain et au vivant. Le poétique a ceci de puissant en ce qu’il est capable de déconstruire des stéréotypes, de produire des décalages ou d’échapper à des grilles de lecture préétablies, ce qui est tout autant poétique que politique.
Enfin, sur quel projet êtes-vous en train de travailler en ce moment et quels sont vos prochains projets d’exposition à l’avenir ?
Je travaille actuellement à un projet d’exposition individuel, dont le titre, provisoire, sera peut-être Un vent permanent à l’intérieur de nous, un titre provisoire pour le moment que j’ai déjà utilisé dans une précédente exposition mais qui fait sens dans ce contexte institutionnel puisque ce projet se tiendra dans le Centre d’art contemporain des tanneries d’Amilly (France), un lieu magnifique qui est situé sur un ancien site d’usine, encerclé et traversé par un cours d’eau. Je me suis inspiré de cette cohabitation des éléments naturel – l’eau, la perception du temps, mais aussi le vent, un élément invisible mais se rend sensible à travers d’autres choses - et du site pour y déployer mon imaginaire. Cette expo va durer cinq mois et débutera en octobre 2023. De nombreuses disciplines seront convoquées grâce à la présence d’anthropologues, de biologistes, de philosophes, d’artistes. Je vais aussi présenter une performance dans une belle exposition autour de l’œuvre d’André Cadere (1934-1978) à la fondation CAB de Bruxelles, qui ouvrira en mars. La performance que je prépare se tiendra pendant les jours d’ouverture de la foire Art Brussels en avril (20-23 avril 2023). Au Luxembourg, on discute en ce moment à la possibilité de réaliser avec mon frère une nouvelle scénographie pour le Théâtre du Centaure, d’après un texte qui s’appelle A la carabine, ce sera début avril. Aussi, avec ma femme, qui est illustratrice et artiste, on va prochainement se lancer dans une maison d’édition indépendante au Luxembourg, qui se nommera Luar Editions. On s’apprête à publier trois ouvrages en mars-avril : un de poésie, un de théâtre et un d’illustrations. Une belle aventure en perspective qui permettra également de travailler avec d’autres artistes !
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