Chiara Dahlem

04 juil. 2023
Chiara Dahlem

Article en Français
Auteur: Loïc Millot

Dans votre présentation au sein de votre site internet, très peu d’infos apparaissent quant à votre formation artistique. Est-ce que c’est une partie de votre vie que vous souhaitez effacer ou que vous jugez sans intérêt ?

D’une part, mon site internet ne montre qu’un extrait de mon travail artistique et un bref focus sur mes expositions anciennes et, d’autre part, sur les expositions à venir. Je préfère prioriser les œuvres en soi, respectivement ma création artistique que je juge plus significative qu’un long discours sur une formation artistique ou quelconque. Mon site internet n’est qu’une carte de visite qui doit encore être actualisée je dirais.

En plus, oui, vous avez raison, je juge sans intérêt une formation artistique. L’art, tout comme la créativité à mon avis, ce sont tout d’abord des dons que l’on a ou pas. Cela ne veut pas dire que tous les autodidactes sont aussi de vrais artistes et vice versa pour ceux qui ont suivi une formation artistique. Ce sont surtout du travail et des efforts.

ODE TO FREEDOM 2020 © Chiara Dahlem
ODE TO FREEDOM 2020 © Chiara Dahlem

Du coup, ma seconde question est la suivante : avez-vous suivi des enseignements dans des écoles d’art en particulier et si oui, lesquelles, et que vous ont-elles apprises ? Comment en êtes-vous venue à investir le champ artistique ?

Mon parcours est assez atypique par rapport à l’envergure de mon activité créatrice de ces dernières années en tant qu’artiste multidisciplinaire. Ayant grandi dans une famille d’artistes et ayant été très tôt entouré d’art, est née en moi une réelle passion pour l’art à tel point qu’à l’âge de 7 ans je m’y connaissais déjà en histoire de l’art mais aussi dans la peinture à l’huile, à l’acrylique, au crayon et peu après à la bombe, au collage etc. L’art est depuis toujours ma grande passion et j’ai eu la chance d’aller à New York à l’âge de 15 ans pour y découvrir les principaux musées et les collections qui m’intéressaient. Ce don n’était d’ailleurs pas passé inaperçu pendant mon parcours scolaire. Et c’est à ce jeune âge que je me suis positionnée contre une formation artistique classique en suivant plutôt une formation en langues vivante et en histoire, ma deuxième passion (élément clé et à mon avis inséparable de toute création artistique ancrée dans un temps précis). Ce choix précis et les expériences de ces années m’ont conforté dans ma décision initiale de ne surtout pas vouloir suivre une formation artistique typique, donc ne pas être « formée » au point de risquer de perdre mon propre style ou de ne jamais en avoir. A cette époque déjà, j’étais convaincue qu’il fallait rompre avec les normes, le connu, le « classique » afin de pouvoir réellement créer du nouveau. En bref, la formation classique m’ennuyait, bien que certaines techniques soient indispensables, mais cela restait selon moi superficiel, réducteur, voire non novateur. Ayant poursuivi et terminé des études universitaires en histoire contemporaine et en histoire de l’art en Allemagne, j’avais fait le choix, extrême, d’arrêter complètement de peindre pendant presque 6 ans. Cette coupure radicale fut nécessaire pour moi et m’a certainement aidée à retrouver mon style qui se heurtait à l’époque aux normes et aux idées classiques.

En voyant vos œuvres, on constate combien leurs formes et leurs traitements peuvent être hétérogènes, différentes au point que l’on ne soupçonnerait pas qu’elles aient été réalisées par une même artiste… Dès lors, comment concevez-vous la réalisation de vos pièces, et en fonction de quoi ?

Oui, en effet, l’hétérogénéité des formes et leurs traitements est un de mes points forts je dirais. Cet aspect fut longtemps mal compris. Comme artiste multidisciplinaire, il n’y a pas pire que l’homogénéité qui à mon avis étouffe toute création. Je suis hostile à toutes sortes de limitations dans la démarche artistique.

Néanmoins, bien que les formes peuvent fortement varier dans mes œuvres, surtout dans le domaine de la peinture, comme l’a prouvé ma dernière exposition en solo à la BIL, mes créations, que ce soient les installations in situ ou bien conceptuelles, ont un style, et c’est celui de Chiara Dahlem. J’en suis consciente du simple fait que je les ai créés mais aussi grâce au feedback national et international. Même si les créations peuvent être très hétérogènes, elles ont toutes un point crucial commun, à savoir la perfection dans l’exécution. Mon travail artistique évolue toujours et continuera toujours d’évoluer grâce à cette hétérogénéité de traitement et à la diversité de mes idées — autre point très fort de mes créations. L’idée, le matériel, le lieu ou encore les sentiments suscités chez le spectateur, sont le mémento de mon travail.

Comment décidez-vous d’utiliser un medium (peinture, installation, etc.), plutôt qu’un autre ? Quels sont les paramètres que vous considérez à cette fin ?

La nature du projet est très importante. Cela dépend s’il s’agit d’un lieu clandestin, à caractère éphémère ou abandonné, ou d’un lieu d’exposition dit « classique » comme une galerie. Dès qu’un lieu incite à travailler dans le domaine de l’installation, je n’opterai jamais pour un simple accrochage de toiles. Car je considèrerai toujours cela comme une possibilité gaspillée et comme mauvaise interprétation du lieu. Je me laisse guider aussi bien par la nature du projet, par le lieu ou encore par un matériel précis avec lequel j’aimerais travailler afin de visualiser de la meilleure façon possible l’idée conçue. Le medium de l’installation m’offre des possibilités d’expression et de transmission que le medium de la peinture ne peut pas m’offrir. En d’autres termes, la peinture ne me suffit plus depuis quelques années. En tout le medium de l’installation m’aide à pouvoir me « réduire » davantage dans la réalisation de toiles. La thématique me guide, elle aussi, dans mon choix, même si je préfère souvent visualiser des thématiques personnelles dans le medium de la peinture plutôt que dans celui de l’installation où des thématiques socio-politiques peuvent s’imposer.

On remarque combien vous vous êtes approprié des genres qui ont longtemps été disqualifiés avant d’être reconnus pour ce qu’ils étaient, telles que le gore ou le trash, par exemple. Quel est votre rapport à ces formes d’expression qui ont représenté longtemps une forme de négation de l’art académique, du bon gout, et de l’antique notion de beauté ?

Je n’utiliserai pas le terme « approprié » au vu des faits. On a classifié mes œuvres réalisées entre 2012 et 2018 comme partageant les traits du « trash » ; et c’est d’ailleurs 3 à 4 ans après leurs réalisations que la plupart de ces toiles ont pour la première fois été montrées au public. C’est à ce moment-là que j’ai entendu le terme « trash art » pour la première fois. Je n’aime pas les classifications car elles nécessitent toujours une continuité sans évolution significative. Je dirais que mon propre style a toujours été à l’encontre de l’art académique et l’antique notion de beauté qui, à mon sens, constitue déjà un paradoxe en soi, la notion antique de beauté ne pouvant jamais être la notion contemporaine de beauté en regard de son évolution et de son ancrage dans le temps. Mais je n’ai jamais eu pour but de faire dans la négation de l’art académique, mais je suis tout simplement mon propre style et entre temps je n’ai plus honte d’avoir mon propre style. Peu importe qu’il soit hors du commun ou non.

Créer selon un style ancien est à mon avis incompatible avec la création ultracontemporaine mais représente souvent une simple réplique de quelque chose de préexistant. Même en se penchant sur l’histoire de l’art, la plupart des « grands » artistes étaient toujours en contradiction avec leur époque, voire incompatibles avec l’art académique de leur époque. Même mes installations je ne les qualifierai pas de gore ou de trash, de même que mon but n’est pas de vouloir choquer. Mais les œuvres in situ ou conceptuelles naissent en fonction de l’idée à réaliser, du message à faire passer, et si cela nécessite un médium comme le sang artificiel alors le choix du médium prime sur les associations éventuelles du spectateur. Si on devait m’imposer un style afin de pouvoir me classifier alors ce serait peut-être celui du post-vandalisme (et cela pourrait déjà ne plus être actuel pour mes œuvres dans quelques années). J’évolue constamment, et mon style de même.

SCHWARZKAUE 2022 © Susan Fankhänel
SCHWARZKAUE 2022 © Susan Fankhänel

Avez-vous des liens avec d’autres artistes de la scène plastique luxembourgeoise, et si oui, lesquels ?

Sans la Résidence d’Artistes Schlaiffmillen, mon parcours aurait certainement été différent, du simple fait que je m’étais installé en Allemagne pendant presque 12 ans et que je ne comptais pas retourner au Luxembourg. À la suite de leur invitation, j’ai visité ce lieu magique et hors du commun pour le Luxembourg en 2016. J’étais prête à retourner dans mon pays natal pour une année afin de m’engager dans cette nouvelle expérience mais je ne comptais pas pour autant m’installer au Luxembourg. C’était donc un simple projet d’une année mais les événements se sont précipités avec l’invitation par le collectif CUEVA en 2017. Je dis toujours que la Schlaiffmillen m’a fait revenir au pays mais que, sans CUEVA, je n’y serai pas restée. Je suis toutefois très reconnaissante d’avoir été élue membre de la Schlaiffmillen en 2018. Et depuis, j’y ai même mon atelier. Avec ces deux associations, j’ai pu satisfaire les deux volets artistiques qui me tiennent à cœur : la peinture et les installations conceptuelles in situ, pour la plupart éphémères.

Quel regard portez-vous sur la scène artistique luxembourgeoise ? Quels sont les choses qui pourraient être selon vous améliorées ?

Lors de mon retour au Luxembourg, j’étais encore plus impliquée au sens où je fréquentais les vernissages etc. Mais je préfère, par nature, rester à l’écart et observer plutôt que de rentrer en interaction directe via des rassemblements. L’acte de création et son processus attirent toute mon attention et parfois je risque de me perdre dans cette solitude dont j’ai cependant besoin pour créer. Un aspect qui m’a dès le début intrigué dans la scène artistique luxembourgeoise est d’une part cette obsession, unique en son genre, à vouloir classifier les artistes sur la base de leur formation au lieu d’évaluer leur pertinence artistique réelle et une tendance au népotisme d’autre part. Cela, je ne l’ai encore jamais rencontré à l’étranger.

Un phénomène récent est celui des « subcultures » ou bien des « tiers-lieu » que j’ai beaucoup fréquentés avant mon retour au Luxembourg et qui, en effet, manquent jusqu’ à présent au pays (bien que des associations comme CUEVA aient pu émerger). A mon avis le fait de vouloir créer des « tiers-lieu » artificiellement — via des appels ou subventions — est plutôt paradoxal. Un tiers lieu réel nait généralement de l’illégalité relatif à une subculture et se crée sur plusieurs années. De même pour les subcultures qui sont soudainement devenues très « en vogue » mais qui ne tiennent pas compte de la nature en soi d’une telle culture. Une subculture ne peut ni être réclamée, ni être installée de force : elle nait d’elle-même et elle existe par son propre caractère et ses intermittents. Néanmoins, il y a du changement ; mais je dirais qu’au regard de la taille du pays, il faut être actif à un niveau international.

Y a-t-il des artistes qui exercent une influence particulière sur votre art, et si oui lesquels ?

Non, il n’y a aucun artiste ni ancien, ni récent qui exerce une influence sur mon art. Mon art est non-influençable et c’est un point tellement important pour moi que je veille à ce qu’il le reste. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu des artistes qui ont eu un impact sur moi, tel Van Gogh, Dali et Gauguin pendant mon enfance (les classiques donc) tandis que Ai Weiwei, Anish Kapoor ou bien Olafur Eliasson ou Damien Hirst m’ont plutôt conforté dans mon style hétérogène et dans le choix de mon parcours artistique. Prenant par exemple le cas d’Ai Weiwei, que j’ai rencontré par le biais de ses installations pendant mes études en histoire de l’art. Je n’oublierais jamais le moment précis où pendant ce cours j’ai vu une de ses installations : j’ai éprouvé un sentiment de respect absolu à l’égard de son travail artistique, un sentiment que je ne ressens d’ailleurs quasiment jamais ?! Ce jour-là, j’ai senti naître le désir de réaliser un jour des installations de grande envergure. L’installation est devenu un moyen d’expression de rêve, malgré les contraintes qui pèsent (l’espace, le budget, voire la sous-représentation de ce genre). J’ai alors su que la multidisciplinarité était mon domaine.

Pouvez-vous évoquer les prochaines expositions auxquelles vous allez participer et les œuvres qui seront exposées à ces occasions ? 

Les six premiers mois de cette année ont été consacrées à deux expositions solo de très grande envergure. Mes toiles spécialement conçues pour la BIL étaient visibles de février à mai sous le titre « S(P)LASH- NO MATTER WHAT ». Parallèlement, j’étais en résidence artistique pour réaliser les installations in situ conceptuelles sur 470m2 au H2O pour mon exposition solo intitulée « POLARITY », un projet pluridisciplinaire sur lequel j’ai travaillé 2 ans (depuis que j’ai occupé les lieux en mai 2021). En 4 mois, j’avais donc simultanément deux expositions solos dans mes domaines favoris : la peinture et l’installation conceptuelle in situ. Après une pause de deux semaines, je suis désormais prête pour la ibug23 à Leipzig en août, où je vais réaliser une installation éphémère in situ. Je vais travailler prochainement sur le projet de CUEVA intitulé « Land-Art au Ellergronn » qui débutera en septembre, puis pour un autre projet d’installation le même mois au Luxembourg.

Je compte ensuite faire une première pause créative depuis 2014, en ne réalisant aucune peinture ou installation. J’aimerais me consacrer pendant quelques mois à la recherche de nouveaux moyens d’expression afin de pouvoir évoluer à nouveau. Mon travail récent pour l’expo « POLARITY », pour laquelle j’ai réalisé mes premières installations vidéos-sonores conceptuelles, m’a incité à mener des recherches sur les possibilités d’expression et ses moyens de transmission. Je sens que je suis sur le point de m’investir dans d’autres domaines artistiques car je suis de nouveau sur le point de m’ennuyer du présent.