Sarah Baltzinger, Vénus Anatomique

07 juil. 2023
Sarah Baltzinger, Vénus Anatomique

©Steez
Article en Français
Auteur: Sarah Braun

Qu’est-ce donc qu’une Vénus Anatomique ? Voilà la première question que nous nous sommes posée quand nous a été offerte l’opportunité de passer quelques heures dans l’intimité du studio du Grand-Théâtre, à Luxembourg-Ville, aux côtés de Sarah Baltzinger et sa compagnie. L’artiste chorégraphe y achève en effet la deuxième semaine de résidence de son nouveau projet : « Vénus Anatomique ».

VENUS ANATOMIQUE

Google, bon compagnon de route, nous renseigne sur le sujet. Nous découvrons alors que l’autrice américaine Joanna Ebestein leur a consacré un beau livre en 2016 : The Anatomical Venus. Un ouvrage grâce auquel nous apprenons que ces fameuses « Vénus anatomiques » sont des femmes en cire, grandeur nature, pourvues de cheveux humains et d’yeux en verre, dont les organes sont exposés à des fins didactiques. Ces poupées morbides – plus vraies que nature – étaient en effet destinées à expliquer l’anatomie au tout venant au XVIIIe siècle. À cet instant, vous vous figurez sans doute ces mannequins que l’on voit communément en fac de médecine ou en cours de sciences naturelles… vous n’y êtes pas du tout... Il y a quelque chose de malaisant dans la façon dont ces corps féminins sont mis en scènes, alanguis, lascifs, les organes exposés triomphalement, vernis jusqu’à en reluire. Dans la façon dont ces corps dédiés à la science sont ornés de perles et de bijoux. Un mélange de fragilité, de vulgarité et de beauté qui râpe les yeux et le cœur. Quelque chose qui pique l’esprit critique, surtout. Sarah Baltzinger ne nous contredira pas.

C’est sous un soleil de plomb à 13h sonnantes et trébuchantes que Théo Berger, administrateur de la compagnie, nous invite à pénétrer dans la fraîcheur sacrée du Grand-Théâtre. Il nous explique que les quatre danseuses sont en train de faire leurs classes, mais qu’une Marie manque à l’appel cette semaine. Car elles seront cinq danseuses sur scène lors des premières luxembourgeoises, les 5 et 6 décembre 2023, au Grand Théâtre de Luxembourg : Clara-Lou Munié, Chiara Corbetta, Shynna Kalis, Marie Lévénez et Océane Robin.


Le studio ressemble à une chambre d’ado en bordel. Des vêtements sont jetés çà et là. Des paquets de chocolats, de noix et de crackers sont éventrés sur les grandes tables, aux côtés des micros qu’utiliseront les interprètes durant la performance. Dans un coin, un piano à queue ; dans l’autre une table de mixage. Un surprenant tas de cheveux blond filasse jonche le sol et Josy, le chien de Sarah, dort profondément sur un pouf de couleur rouille.

Absorbées par leur travail, elles ne nous voient pas entrer. « Tristesse » de Zhao de Sagazan résonne dans la pièce. Océane, Shynna, Clara Lou et Chiara écoutent méticuleusement les remarques de Sarah, puis exécutent les mouvements. Une fois, deux fois, dix fois. Elles s’appliquent. Avec Théo, nous prenons place sur un petit gradin. « Je ne m’installe jamais ici, s’étonne-t-il. Ça change pourtant toute la perspective, on voit leur travail d’un autre œil », poursuit-il avant de répondre à nos questions. Il est notre première porte d’entrée pour comprendre ce qui se joue ici. « Cette seconde résidence est plus resserrée sur les interprètes. Il s’agit pour Sarah de continuer à transmettre sa matière corporelle, et pour les danseuses de peaufiner leur approche. Il y a pas mal de création, beaucoup de recherches. Sarah navigue entre improvisation et chorégraphie. Amandine interviendra en août, pour orchestrer tout cela », précise Théo. Car Amandine Truffy fait également partie de l’aventure, en sa qualité reconnue de dramaturge. Son rôle sera entre autres, celui d’aider à filer toutes les séquences chorégraphiées par Sarah. Les deux femmes travaillent depuis plusieurs années côte à côte, c’est presque naturel de la retrouver ici, sur ce nouveau projet.

 

Tandis que nous échangeons, Sarah continue de déployer chacun des mouvements, qu’elle reproduit en décortiquant la moindre torsion, le moindre pas. C’est fascinant de la voir explorer ainsi, comme en slow motion, afin de transmettre aux quatre jeunes femmes cette gestuelle si particulière, sa signature depuis ses débuts. Sarah s’arrête à un moment de bouger pour leur préciser que l’intérêt est moins la flexibilité de leurs corps qu’un centre fort, gainé, qui leur permettra une maîtrise parfaite du geste. Le corps, véritable matériau et enjeu, au cœur du projet et de leurs discussions. Les danseuses échangent avec Sarah, mais également entre elles, pour évoquer leur ressenti, leurs appréhensions, les découvertes. Chiara et Clara-Lou se font un clin d’œil. Les filles ont beau se connaître depuis peu, un élan fort de bienveillance s’est installé entre elles. Elles veillent les unes sur les autres.

Joëlle, qui travaille à la production au Grand Théâtre entre dans le studio. Elle nous explique qu’elle aime venir voir les regarder, quand Sarah déclare vingt minutes de pause.

L’occasion pour nous de revenir sur les origines de ce projet et la vision de Sarah Baltzinger. Sur le sol, elle dépose des feuilles, arrachées d’un livre: sur celles-ci s’étendent quelques-unes des Vénus de la collection impressionnante (1400 pièces) du modeleur de cire sicilien Gaetano Giulio Zumbo (1656-1701). « J’ai beaucoup travaillé avec des interprètes masculins et j’avais envie de créer un projet avec des femmes, autour des femmes. Cela faisait un bout de temps que j’y pensais. Quand j’ai découvert les Vénus Anatomiques, j’ai été complètement hypnotisée par elles. J’ai trouvé super intéressante cette ambivalence, cette fascination entre le beau et le morbide, dans la romantisation de ces corps aux entrailles ouvertes. Notre ambition est de créer la métaphore de ces objets-là, en invitant les spectateurs à entrer dans une exposition du vivant, des ces Vénus presque habitées. Ainsi faisant, nous avons une porte d’entrée pour aborder la question de la prolifération d’un modèle féminin unique et ultra normé, ainsi que celle de l’appropriation du corps des femmes. Et puisqu’elles sont dépossédées de leurs corps, nous allons utiliser la voix, avec des micros : c’est la seule chose à laquelle elles ont encore accès. Cela permettra un jeu entre l’artificiel et l’humain : comment on injecte de l’humanité et comment on s’en détache. »

©Foqus
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Le corps, comme toujours, est au centre de la réflexion de Sarah Baltzinger, et les Vénus ne dérogent pas à son obsession du corps marionnettique. « Dans Vénus Anatomique, j’ai le désir de mettre en scène nos mythologies contemporaines autour du féminin et de son aliénation. En travaillant sur les rituels modernes et la notion de sacrifice, je rêve d’un objet protéiforme qui emprunte au genre de l’horreur et de l’absurde reposant sur fond de tragédie. Il s’agit de mettre en lumière les trajectoires que l’on fait en tant que femme, de l’isolement, de l’écartèlement que l’on subit, que l’on vit, que l’on nourrit entre notre intime et la permanente exposition faite de nos corps », continue d’expliquer Sarah.

Un joyeux brouhaha nous interrompt : les danseuses reviennent de leur pause. Il suffit d’une seconde pour que le silence se fasse et qu’elles retrouvent la concentration. Shynna met son casque sur les oreilles, tandis que les trois autres jeunes femmes débutent leur session d’improvisation sur le son de Guillaume Jullien. Lui et Sarah se connaissent bien ; un regard suffit pour qu’ils se mettent d’accord, tant leur processus de création est bien rodé. « On commence par discuter ensemble, on parle du projet en général, on jette nos idées, puis on laisse décanter tout ça. Je commence alors à créer de mon côté, mais pas trop ; je reprends ensuite ce que j’ai fait et j’essaye de me connecter à ce qu’il se passe sur scène. Pour autant, il n’est pas question ici que la musique soit en harmonie avec ce que font les danseuses ou vice-versa. La demande de Sarah, sur ce projet, est de ne pas trop coller à ce qu’il se passe sur scène. D’être un peu en décalage. La musique doit être un élément à part entière, un élément autonome : son rôle est d’apporter encore un peu d’absurdité à l’ensemble. Elle doit contribuer à créer une certaine tension. »

Car tension il y a : la musique est froide, métallique, les visages des danseuses sont soudain comme métamorphosés, transcendés par les sonorités qui résonnent dans le studio. Le regard de Chiara est fou et flou, hypnotisé. Une sorte de transe. Guillaume Julien travaille sur une adaptation de l’ « Ave Maria » sur laquelle on entend un cœur battre. Les sons semblent découpés au scalpel. Portées par la musique, les danseuses peu à peu se déshumanisent : elles perdent en fluidité et naturel ce qu’elles gagnent en robotisation. Elles se métamorphosent en ces marionnettes qui fascinent tant Sarah Baltzinger. Océane, notamment, répètent inlassablement le même enchaînement, complètement ébouriffant. Animal. Ensorcelant. Sarah la rejoint et la pousse plus loin encore dans sa gestuelle. « Elle m’aide vraiment à sortir de ma zone de confort, explique Océane. On ne rentre pas comme ça dans la gestuelle que Sarah a créée. Il faut expérimenter, se tromper, aller dans le mauvais chemin pour ensuite trouver le bon ! Mais on arrive à trouver un juste milieu où tu arrives à comprendre ce qu’elle veut de toi, mais où tu peux mettre de toi, de ton histoire, de ta propre gestuelle pour arriver à quelque chose de véritablement très singulier. C’est vraiment cela que j’apprécie. »

©Foqus
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Guillaume Jullien continue d’explorer la bande-son de Vénus Anatomique, et l’Ave Maria prend des atours démoniaques. L’heure est venue pour nous de quitter les lieux, non sans cette certitude que cette nouvelle création de Sarah aura la capacité de pousser les spectateurs dans ses retranchements : « notre intérêt en tant qu’artistes est d’amener les gens à un juste endroit, non pour leur imposer notre vision, mais pour les amener à regarder les choses et, ensuite, faire leur propre analyse, en tirer leurs conclusions ». À bon entendeur…