ADH(A)ra - Voyage en cinq actes

21 juin. 2023
ADH(A)ra - Voyage en cinq actes

Rhiannon Morgan, ADH(A)ra, © Marco Pavone
Article en Français
Auteur : Sarah Braun

Bonnevoie, 22 mai. Le printemps commence enfin à prendre ses marques et la terrasse de la Bouneweger Stuff est inondée de soleil. Il est 14 h 30 sonnantes et trébuchantes quand je m’assois en face de cette danseuse aux cheveux rouges. Je ne me doute pas à cet instant de ce qui va se jouer durant l’heure et demie qui va suivre. De Rhiannon Morgan, je ne sais rien, si ce n’est quelques bribes de sa vie lues dans différents articles, lorsque j’ai préparé cette interview. À la fin de cet entretien, j’ai le sentiment d’avoir trouvé dans ce diamant brut une âme sœur.

Rhiannon danse depuis ses 15 ans, mais voilà trois années à présent qu’elle a décidé d’élargir son horizon en foulant les planches d’une scène de théâtre. « J’ai souhaité entrer au Conservatoire parce que je suis curieuse, c’est vrai, mais surtout grâce à un heureux concours de circonstances. Pour sa pièce Voir la feuille à l’envers, la metteuse en scène belge Renelde Pierlot cherchait une danseuse, qui pouvait également jouer la comédie. Elle m’a fait confiance sur ce projet, dans lequel je jouais une sirène handicapée qui désirait un enfant. Puis, nous avons collaboré sur une autre création, Let me die before I wake. Cette pièce, autour de la mort, a justement joué un rôle prépondérant dans cette nouvelle version d’ADH(A)ra dont je vais te parler », m’explique Rhiannon en préambule.

Rhiannon Morgan, ADH(A)ra, © Marco Pavone
Rhiannon Morgan, ADH(A)ra, © Marco Pavone

Rhiannon Morgan rentre tout juste de Thessalonique, où elle a travaillé pendant deux semaines sur son dernier projet en date, ADH(A)ra – Voyage en cinq actes, qu’elle a présenté pour la première fois dimanche 18 juin à 20h, en clôture du Festival Monodrama, à la Banannefabrick, à Luxembourg-Ville. Cette résidence en Grèce, la danseuse, chorégraphe et comédienne luxembourgeoise – dont la mère est grecque et le père gallois – l’a vécue comme un retour aux origines, à la terre. « J’y suis allée, au départ, pour faire des recherches musicales et rencontrer ma dramaturge, Malvina Andriotti, afin de mettre au point cette seconde version d’ADH(A)ra. Mais, il s’est passé beaucoup plus que cela. J’ai trouvé tellement d’ancrages autour de moi, car ce spectacle ne s’est pas construit qu’en studio. Il s’est nourri des rencontres que j’ai faites dans les restaurants, les bars, les rues là-bas… »

ADH(A)ra repose sur un véritable travail d’équilibriste entre la danse, le jeu et la narration, un rouage fragile que le moindre grain de sable pourrait briser. « C’était important pour moi d’avoir le regard de Malvina. J’ai beaucoup travaillé en solo en amont de cette résidence, et dans ces cas-là, je peux vite me perdre dans mes histoires. Son œil aguerri m’a permis de me recentrer quand je commençais à aller trop loin. Ce n’est pas toujours évident de trouver la bonne mesure quand on travaille à partir d’un sujet qui nous touche au cœur. »

Un cri du cœur

Plus qu’un spectacle de danse, la nouvelle création de Rhiannon Morgan se veut une expérience à la fois intime et universelle, pour laquelle elle a puisé dans ce qu’elle avait de plus personnel. « En Grèce, j’ai été portée par les rencontres que j’ai faites. J’ai énormément parlé aux gens, même à des inconnus ! J’ai entendu des récits complètement dingues… Tout le monde a une histoire avec la mort. Et c’est normal, car, qu’on le veuille ou non, la mort fait partie de la vie. Même si l’on essaye de se persuader que ce n’est pas le cas. Là-bas, j’ai pu commencer à m’autoriser à être moi, avec mes fragilités et mes empêchements, avec ce deuil vieux de trente ans, que j’ai traîné de pays en pays. »

En effet, Rhiannon Morgan a perdu son père alors qu’elle n’avait que six ans. Un moment douloureux pour la petite fille. Sa famille, comme souvent, choisit alors le déni. « C’était le plus simple. Il fallait avancer coûte que coûte. Décider de ne pas en parler était pour eux une manière de continuer, de s’accrocher à la vie. Je ne suis pas allée à son enterrement, je n’ai pas pu lui dire au revoir et tourner cette page. » Le besoin de faire – enfin – ce deuil se trouve donc être le point de départ de cette nouvelle version d’ADH(A)ra. « J’avais présenté cette  pièce en novembre 2020, au sortir du confinement. « Adhara » est un terme sanskrit qui désigne les cinq couches que l’on met autour de soi pour s’empêcher d’être soi-même. Dans cette première version courte (25 minutes), j’abordais donc les différents ‘costumes’ que je porte au quotidien : celui de la danseuse, celui de la femme… Quand le Monodrama m’a demandé de reprendre cette pièce en un format plus long, j’ai d’abord pensé reprendre ce thème et le creuser. Et, c’est là que ça m’est tombé dessus : dans la première version je m’étais demandé ce que c’était que d’être soi, vraiment. Et, pour répondre à cette question, je ne pouvais pas éluder ce deuil. Il fait partie intégrante de moi, même si j’ai longtemps refusé de l’admettre. » Rhiannon transforme les cinq couches en cinq étapes du deuil et en fait le socle de cette nouvelle création qui continue donc d’explorer l’intime, l’humain avec ses forces, c’est vrai, mais surtout ses failles. « Combien de fois me suis-je retrouvée déprimée, ou dans une colère noire, sans vraiment savoir pourquoi ? Je sais que ce que je traverse, de nombreuses personnes le vivent également. Pour moi, l’art réside dans ce dialogue. Que l’on soit face à une bonne ou une mauvaise pièce, c’est totalement subjectif. L’important est d’en parler, le débat que cela suscite. L’art, c’est émettre des questionnements, faire surgir des émotions, échanger, mais surtout partager notre humanité. Et, c’est bien ce que j’ai essayé de faire ici. Je viens avec mon deuil, ma douleur, et je donne matière au public à débattre, à échanger, à vibrer. »

La terre et le ciel

Pour ce faire, la danseuse et chorégraphe fait le choix du minimalisme, du dépouillement même, pour se concentrer sur l’essentiel : le message, les émotions. Le décor ne sera qu’une maison de cinq pièces dessinée au sol, dans laquelle elle évolue sur le chemin de l’acceptation. Pour créer, Rhiannon danse, improvise, mais elle se documente aussi, en lisant notamment le livre du dramaturge Guy Cools, Performing Mourning: Laments in Contemporary Art, dans lequel l’auteur évoque les différentes cultures et formes de lamentation. « Lui aussi a perdu son père alors qu’il n’était âgé que de six ans. Il en parlait peu et ressentait également des épisodes de colère et de dépression, sans en comprendre l’origine. Il s’est un jour retrouvé au beau milieu de femmes pleureuses, comme on en rencontre souvent dans la culture grecque. C’est à ce moment-là qu’il a enfin commencé à faire son deuil. Ce témoignage m’a énormément parlé. Chacun vit, certes, son deuil à sa façon, mais il y a ce besoin de partage, d’extérioriser la douleur, et que des gens soient témoins du chagrin qu’on éprouve. C’est pour cela que les funérailles existent, d’ailleurs : afin que l’on puisse être entendu et soutenu. »

Rhiannon Morgan, ADH(A)ra, © Marco Pavone
Rhiannon Morgan, ADH(A)ra, © Marco Pavone

La danse a toujours été un moyen d’expression privilégié pour Rhiannon. C’est ainsi que trente ans après ce drame, sur la terre de ses ancêtres, elle s’autorise à faire ce chemin, ces funérailles particulières dans une création poétique et initiatique qui mêle la danse, le théâtre et la narration. Sur scène, elle chemine ainsi de pièce en pièce, chacune représentant l’une des étapes du deuil (la tristesse, la colère, le déni, le marchandage et l’acceptation). Rhiannon se laisse aller, expérimente, convoquant la danse, le jeu et la narration, en déclamant un texte – ô combien sublime – d’Antoine Colla. « Il était important de mettre des mots sur cette pièce. J’ai choisi Antoine, non pas parce qu’il est mon compagnon dans la vie et qu’il écrit avec une énorme sensibilité, mais avant tout parce qu’il était le seul capable de mettre des mots sur mon deuil, sans tomber dans le pathos. »

Si Rhiannon croit en la vertu thérapeutique de l’art, du travail à corps perdu dans lequel elle s’est jetée deux mois durant, elle reconnaît que l’acceptation n’est pas cette délivrance rêvée qui l’a laissée exempte de toute douleur. « Au contraire, la pièce m’a permis de comprendre que cet idéal n’existe pas et que ce qu’on entend par acceptation n’est pas ce que l’on croit. Je n’accepte peut-être pas toujours sa mort, mais j’accepte que cela, que cette douleur fasse partie de moi. Aujourd’hui, je sais un peu plus qui je suis. Des gens sont partis de ma vie et je ressens un manque, et c’est OK de vivre avec cela. Tout cela fait partie de moi. »