Arts : la question des origines 4/4

13 jan. 2022
Arts : la question des origines 4/4

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

Commencements, recommencements, inventions

Le cas de Lascaux montre à la fois la force d’attraction très forte que la question de l’origine des arts, et plus généralement la question des commencements, exerce sur l’imaginaire humain, et les chausse-trappes qui guettent toute entreprise de chercher une origine absolue.

Ainsi à peine l’art de Lascaux fut-il posé comme origine absolue de l’art, qu’il s’est révélé avoir été déjà un point d’aboutissement, et on pourrait évidemment dire la même chose de Chauvet. Toute tentative de chercher un événement fondateur absolument singulier s’avère donc empiriquement insoutenable. La raison en est que dans le domaine de l’évolution humaine tout commencement n‘est que relatif, car il est toujours déjà le point d’aboutissement d’une phylogenèse. Cela ne signifie pas que l’art n’a pas eu de commencement, mais que son commencement a été un processus s’étendant sur la durée et non pas un événement singulier. Il vaudrait donc mieux remplacer la notion d’« origine » par celle de « naissance », car naître est autant un aboutissement qu’un point de départ – ou mieux encore par celle de «  genèse », qui capture le caractère progressif du processus.

C’est pour couper court aux spéculations sur l’origine des langues que la Société de linguistique de Paris, dans l’article 2 de ses statuts de 1866, interdisait à ses membres d’étudier la question de l’origine du langage. Cette interdiction a bien sûr été bafouée, mais la question de l’origine des langues n’est devenue cognitivement fructueuse qu’à partir du moment où on cessa de chercher un événement singulier pour étudier le processus évolutif à travers lequel les langues telles que nous les connaissons ont été rendues possibles. On ne trouvera donc jamais le premier locuteur ou la première locutrice ni la langue originaire (à vrai dire de telles notions n’ont guère de sens). L’approche évolutionnaire nous permet en revanche de comprendre comment les différentes conditions qui devaient être réunies pour que la compétence linguistique puisse se développer se sont développées, et ce de manière non synchrone au fil d’une très longue période, puisque les conditions physiologiques pour la phonation étaient réunies il y a déjà plus d’un million d’années, alors que les réaménagements des structures neurologiques rendant possible la génération d’une infinité de messages différents à partir d’une suite finie de paradigmes (sons, règles syntaxiques, etc.), donc la naissance d’une grammaire universelle, semblent se situer d’après les estimations actuelles plutôt autour de 100.000 BP. Nous n’avons aucune preuve que des pratiques poétiques se sont greffées immédiatement sur les pratiques communicationnelles du langage. Mais nous n’avons pas non plus de preuve du contraire et il est plausible qu’elles aient existé avant le Paléolithique supérieur étant donné qu’elles n’exigent aucune compétence autre que linguistique.

Cependant, le cas des activités picturales et de la gravure montre que l’hypothèse d’une période de latence entre la naissance d’une compétence et son utilisation artistique est une possibilité à prendre en compte. En effet, les aptitudes de motricité fine nécessaires pour tracer des contours et déposer des pigments, sont des capacités génériques qui selon toute vraisemblance ont vu le jour longtemps avant les premières tentatives de tracer des contours ou d’appliquer des couleurs, puisqu’elles sont indispensables pour la survie : savoir allumer un feu (la maîtrise du feu semble remonter à 450000 BT et les Néandertaliens en tout cas savaient allumer et entretenir des feux), faire la cueillette, dépecer des animaux, tailler des silex ou du bois pour fabriquer des ustensiles, des outils ou des armes (les plus anciens silex taillés datent d’entre 2.600.000 et 2.300.000 BT). Si l’on excepte le cas disputé du coquillage gravé daté d’autour de 430.000 ans BT, la plus ancienne trace d’un graphisme trouvé à ce jour – des lignes abstraites s’entrecroisant, tracés sur un caillou) remonte à environ 73.000 ans (grotte de Blombos en Afrique du Sud). Quant aux plus anciennes peintures rupestres découvertes à ce jour, elles remontent à environ 40.000 ans (grotte de Leang Tedongnge sur l’île de Sulawesi, Indonesie). Donc, en l’état actuel de nos découvertes il semble y avoir eu un temps de latence assez long entre le développement des compétences motrices nécessaires (entre autres) pour les activités artistiques graphiques et la naissance de ces activités – ou du moins de leur variante mimétique (figurative).

Sanglier, Grotte de Leang Tedongnge, Indonésie. Vue extraite d’une fresque qui montre plusieurs sangliers pourchassés par des êtres mi-hommes mi animaux.

Sanglier, Grotte de Leang Tedongnge, Indonésie. Vue extraite d’une fresque qui montre plusieurs sangliers pourchassés par des êtres mi-hommes mi animaux.

Par ailleurs, l’idée d’un commencement unique qui aurait engendré de manière organique l’évolution des arts jusqu’à aujourd’hui ne tient pas la route. L’évolution des pratiques artistiques est traversée d’innombrables « recommencements », et même de nombreux « commencements » au sens où l’entendait Kant, c’est-à-dire de nouvelles « séries de choses qui commencent dans le monde ».

Partons des « recommencements ». Un des plus spectaculaires eut lieu au passage du paléolithique au néolithique en Europe (il n’en va pas de même en Afrique), qui vit l’art réaliste – voire « naturaliste » – du magdalénien être remplacé par un art fortement schématisé (l’art des Cyclades en est un exemple), à l’encontre du poncif selon lequel l’art évoluerait toujours du schématisme vers le réalisme. Il fut suivi par beaucoup d’autres recommencements : le remplacement du naturalisme de l’art romain par le schématisme des arts proto-chrétiens ; celui du symbolisme des arts du moyen âge par le réalisme idéalisé de la Renaissance ; celui du système des beaux-arts par l’art moderne à la fin du XIXe siècle ;  celui des arts autochtones non occidentaux par des arts hybrides issues de la rencontre avec les arts occidentaux ; celui de l’art autochtone européen par un art aux accents hybrides assimilant les pratiques artistiques non-occidentales (estampes japonaises, masques africains) et, dans le domaine de la sculpture, le schématisme abstractif des sculptures archaïques du néolithique tardif (par exemple l’art des Cyclades) ; et de nos jours, peut-être, le remplacements des arts nationaux par un art mondialisé ou globalisé.

Mais au fil de l’histoire, les arts ont aussi été le théâtre de nombreux commencements, de nombreuses « nouvelles séries de choses » : l’invention de nouvelles techniques, voire de nouveaux arts, ces derniers étant d’ailleurs généralement liés à des inventions technologiques. Pour en rester au niveau des arts graphiques, il suffit de penser à l’invention de la mosaïque il y a 6000 BP (Mésopotamie), celle de l’aquarelle (sans doute inventée indépendamment dans l’Égypte pharaonienne et en Chine), celle de la gravure sur bois (attestée en Chine dès le 7e siècle), la gravure sur cuivre (Italie, 15e siècle), et ainsi de suite. 

Colonnes à mosaïque du Palais d’Uruk, Mésopotamie, Irak du Sud, 6000 BP.

Colonnes à mosaïque du Palais d’Uruk, Mésopotamie, Irak du Sud, 6000 BP.

S’il est difficile de connaître le comment des inventions artistiques qui précèdent l’usage de la documents écrits, dès qu’il y a des traces écrites il nous est possible de faire des conjectures précises. Ainsi le développement de la musique grecque antique nous est assez connu pour que nous ne dépendions pas des récits d’origine dont il a été question plus haut pour la reconstituer. Il en va de même, a fortiori, d’inventions plus récentes. Nous pouvons, par exemple, reconstituer de manière très précise, année par année, toutes les étapes de l’invention de la photographie, de même que celle du cinéma, et bien sûr celle des arts numériques, que nous vivons en direct.

La conclusion générale qu’on peut tirer de cette esquisse est que les arts ont connu de multiples commencements et recommencements. L’art n’a donc pas été inventé une fois, mais de multiples fois, et il en sera probablement de même à l’avenir.

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