Le fabuleux destin d'Elisabeth Schilling

09 nov. 2021
Le fabuleux destin d'Elisabeth Schilling

Article en Français
Auteur: Loïc Millot

Née en 1988 à Wittlich, une petite ville allemande située non loin de la frontière luxembourgeoise, Elisabeth Schilling est la jeune étoile de la danse contemporaine européenne. Son dernier spectacle, HEAR EYES MOVE, s'est tenu cet été au Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg. Elle est devenue depuis lauréate du Lëtzebuerger Danzpräis.

Pouvez-vous présenter votre parcours académique qui vous a conduit à devenir danseuse et chorégraphe professionnelle ?

Alors que j'avais 11 ans et que je suivais déjà des cours de danse classique, j'ai senti que je voulais devenir danseuse professionnelle. C'était comme une voix intérieure qui me murmurait mon destin. J'ai parlé de cette vocation à mes parents, qui m'ont répondu que c'était un rêve de petite fille, que tout cela finirait par changer avec le temps... Mais moi j'en avais l'intime conviction et je n'ai donc jamais arrêter de pratiquer. Je savais que je devrais un jour partir à l'étranger pour pouvoir pleinement exprimer mon potentiel. J'ai donc rejoint le conservatoire de Francfort pour suivre une formation classique de façon plus professionnelle. Mais en grandissant, j'ai peu à peu compris que la danse classique n'était pas mon but. Ce fut un vrai bouleversement lorsque j'ai rencontré à Francfort les œuvres de William Forsythe, qui est l'un des chorégraphes les plus connus et célébrés de notre époque. Or sa compagnie était installée à Francfort. Ses pièces m'ont beaucoup impressionnée et, à partir de ce moment, je me suis pleinement dédié à la danse contemporaine. Après le baccalauréat, les professeurs m'ont encouragé à poursuivre dans cette voie et à passer des auditions pour des écoles de danse contemporaine. J'ai intégré à Londres le Trinity Laban Conservatoire of Music and Dance, où j'ai fait mon Bachelor of Arts, puis j'ai continué avec un Master of Arts à la London Contemporary Dance School. Londres est vraiment une capitale bouillonnante qui a tant de choses à offrir culturellement...

© Bohumil Kostohryz

© Bohumil Kostohryz

Vous êtes actuellement en résidence au TRIFOLION et ce jusqu'en 2023 : en quoi cette résidence est utile à vos recherches chorégraphiques ?

C'est une bonne question. C'est premièrement une chance énorme d'avoir cette confiance et cette possibilité de travail de la part d'un lieu. Au cours d'une résidence, on se sent pleinement appartenir à une équipe et c'est très beau de voir comment celle-ci se met au service de la conception d'un projet artistique. La résidence au TRIFOLION me donne aussi la possibilité de rencontrer une ville et ses habitants. Or dans toutes mes pièces précédentes, il me tenait à cœur qu'elles circulent en milieu rural par exemple. Il se trouve que l'histoire du TRIFOLION est surtout rattachée à la musique classique, non à la danse. Je crois qu'il est de ma responsabilité d'ouvrir la danse contemporaine à de nouveaux publics. J'ai donc pensé stratégiquement la façon de mener cette résidence au TRIFOLION, car la danse contemporaine est une forme d'art qui n'est pas très populaire : c'est un art encore jeune qui peut intimider le public et parfois même lui paraître bizarre... Pour essayer d'amener du public, j'ai voulu que la danse soit vraiment présente dans la ville et qu'elle pénètre dans la conscience des gens. C'est pourquoi j'ai appelé cette résidence Dancing in the City.

Vous avez présenté en juillet dernier HEAR EYES MOVE, une pièce originale inspirée de la musique de György Ligeti dont vous soulignez la dimension paradoxalement tactile. Est-ce que vous pouvez me parler de cette pièce que vous avez chorégraphiée et du choix de ce compositeur ?

Je suis tombée amoureuse de la musique de Ligeti. Je l'ai découvert à Londres en 2011 au cours de mon premier travail avec la compagnie EDGE qui avait chorégraphié une de ses pièces, mais c'était pour un quatuor. Quand je dansais sur sa musique, je sentais des textures différentes et son utilisation complexe du rythme m'a passionnée. J'ai alors essayé de mettre ces textures en dessins pour les retranscrire après chorégraphiquement, car je pensais que sa musique pourrait m'aider à trouver de nouveaux mouvements ou de nouvelles idées de composition. Cet intérêt naissant pour Ligeti a donc commencé en 2011, tandis que la première de HEAR EYES MOVE a eu lieu en 2021 au Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg. Cela a donc pris dix ans pour que je parvienne à donner forme à ma propre proposition chorégraphique à partir de sa musique. Car Ligeti est devenu entre-temps une influence forte dans ma vie. Grâce à lui, j'ai commencé à développer un langage et une méthodologie de la danse. J'ai beaucoup composé sur et avec sa musique, mais jusque-là en secret. Il y a trois ans cependant, je me suis sentie prête à me lancer publiquement : j'ai donc commencé à chercher des co-producteurs auxquels j'ai présenté cette idée puis, après beaucoup de travail, je suis parvenue à réaliser cette pièce pour cinq danseurs et une pianiste (Cathy Krier). On y traite les 18 études de Ligeti chorégraphiquement. Pourquoi Ligeti est-il si intéressant ? Il est né au début du siècle précédent, en pleine dictature. Donc il ne pouvait pas écrire comme il le souhaitait. Il a donc pris la décision de partir à Vienne, puis à Cologne, quand il était encore sous l'influence de Karlheinz Stockhausen. Il ne s'inspirait pas seulement de styles musicaux divers (le jazz, Chopin, Debussy...), mais aussi de la physique, de la théorie du chaos, de la géométrie fractale aussi bien que d'Alice aux pays des Merveilles... Il se trouve que l'année 2023 correspondra avec le centenaire de sa naissance. J'espère que notre pièce tournera beaucoup à cette occasion.

© Eunsun Cho

© Eunsun Cho

Vous avez également participé au DanceLive Festival d'Aberdeen avec une performance nocturne intitulée Invisible Dances. Est-ce que cette participation située dans l'espace public est une façon de déjouer votre travail pour des institutions qui demande, lui, plus de préparation et de structuration et se tient habituellement en « espace clos » ?

Ce que j'ai montré au DanceLive Festival est une pièce que j'ai préparée au cours du confinement et la première s'est tenue à Echternach. Dans beaucoup de pays, cette crise de la culture courait le risque de devenir durable et de menacer le travail de performers malheureusement. Il nous fallait donc trouver des solutions alternatives et créatives pour faire tout de même notre boulot et donner de l'espoir dans un océan de pessimisme... L'idée de cette pièce, avec son dispositif facile et « bon marché », est venue de la crise, notamment en réaction aux restrictions imposées aux artistes durant celle-ci. Il ne s'agissait donc pas de déjouer quelque chose ou d'aller à l'encontre des institutions, dont nous avons plus que jamais besoin en ces temps difficiles.

Pour la qualité de votre travail, vous avez reçu en septembre dernier le Lëtzebuerger Danzpraïs. Comment avez-vous accueilli cette distinction ?

J'étais énormément touchée que l’État du Luxembourg m'ait attribué cette récompense. Je ne m'y attendais pas. On travaille pendant des années et des années, donc lorsqu’un jury comme celui-ci vous offre cette reconnaissance, cela me donne beaucoup de force et d'encouragement après ces dernières années de crise sanitaire... C'était aussi magnifique de recevoir ce prix des mains de la Grande Duchesse.

Est-ce que vous avez des contacts avec d'autres artistes luxembourgeois et est-ce que vous essayez de suivre leurs créations ? 

Oui, bien sûr, je les connais presque tous je crois. Nous appartenons à une grande scène au sein d'un petit pays. On a tous dansé dans ses productions ou l'on s'est déjà rencontré au TROIS-CL... Je suis avec intérêt et curiosité ce que font mes collègues et je suis toujours inspirée par leurs idées.

Enfin, pouvez-vous nous parler de vos futurs projets de création ?

Oui, l'année prochaine je vais faire une nouvelle création au TRIFOLION, en lien avec de la musique à nouveau, avec des artistes luxembourgeois et dont la première aura lieu en automne dans le cadre de l'Echter'Classic Festival. Cette pièce sera accompagnée d'un projet urbain qui, je l'espère, va prolonger la présence de la danse et de son éphémérité dans la ville. A côté de cela, j'ai d'autres projets pour le Luxembourg en prévision, mais je ne peux pas trop en parler encore... Vous serez sans doute surpris à en tomber par terre !

https://www.elisabethschilling.com/

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