Le fabuleux destin de Fabio Godinho

15 oct. 2021
Le fabuleux destin de Fabio Godinho

© Antoine de Saint Phalle
Article en Français
Auteur: Godefroy Gordet

L’effet Avignon

Du Portugal au Luxembourg et de son enfance à Echternach à sa vie d’étudiant parisien, Fabio Godinho a suivi son destin sans trop se poser de questions. Arrivé naturellement à travailler pour le théâtre, il en est aujourd’hui à une dizaine de création en tant que metteur en scène et on ne compte plus les rôles qu’il a tenus. Et puis il y a eu l’immense succès de Sales Gosses, un spectacle créé à la fin 2018 au Théâtre du Centaure pour lequel Godinho reçoit un accueil dithyrambique, jusqu’à être lauréat de la sélection luxembourgeoise au festival OFF d’Avignon 2020 – donc 2021 –, embarquant pour une aventure hors du commun, bercé par les mots de Mihaela Michailov, « Tu as onze ans, mais tu ne veux pas devenir ce que les autres attendent de toi. Tu as onze ans et tu ne veux penser que par toi-même. Tu as onze ans et si tu essaie de dire « je pense que ce n’est pas comme ça », ça ne va pas… » Une parabole chère au travail du luxembourgeois qui en bon « sale gosse » transfigure dans ses projets cette volonté du « pas comme les autres ». Aujourd’hui en « redescente » après un été mirifique sous la chaleur météorologique et théâtrale d’Avignon, Fabio Godinho trace de nouvelles lignes artistiques, poursuivant sa recherche théâtrale en tant que comédien – dans O Começo Perdido : Mixtape #1 de Pedro Martins Beja jusqu’au 15 octobre – et metteur en scène – il montera Erop de Romain Butti fin avril à la Mierscher Kulturhaus –, de plus en plus attiré par l’écriture, une étape du processus théâtral qui l’effraie toujours autant, mais de laquelle il devrait se sevrer prochainement dans son implication dans les RDV Stammdësch, initiés dans le cadre d’Esch22. Retour sur le parcours d’une des voix du théâtre contemporain luxembourgeois…

Salut Fabio. Brièvement, peux-tu me résumer ton parcours jusqu’à la création de Sales Gosses, il y trois ans ?

Quand j’étais ado au Luxembourg, je faisais de la guitare, du chant, de la danse, de la photo. J’ai fait un bac en arts graphiques et le déclic du théâtre m’est venu lors d’un premier projet au Théâtre national du Luxembourg (TNL), c’était une comédie musicale dans laquelle je me suis rendu compte que je pouvais mélanger au théâtre toutes les pratiques que je faisais à l’époque.

Ensuite mes années à Paris ont été déterminantes. Je venais d’une petite ville à Luxembourg et les deux premières années j’ai halluciné de ce qui s’y passé. Je ne connaissais pas cet effet grande ville, je sortais tout le temps pour ne pas avoir l’impression de rater quelque chose, j’avais cette soif.

J’ai fait les cours Florent qui a été une chouette expérience où j’ai pu rencontrer des gens et parallèlement j’ai étudié la théorie à la Sorbonne en études théâtrales. J’ai ensuite enseigné à Florent pendant deux ans et en même temps finalisé mon master autour d’un mémoire qui a complètement changé ma vision du théâtre. J’ai écrit sur le jeu et le non-jeu dans le théâtre flamand, en prenant en exemple le collectif Tg Stan et de la compagnie de Koe. Ce sont des compagnies qui sont pour l’abolition du metteur en scène. Découvrir en profondeur leur travail a vraiment changé ma façon de voir le théâtre et le jeu théâtral.

Hôtel Palestine a aussi été une grande étape pour moi, car elle a été finaliste du Prix Jeune metteur en scène au Théâtre 13 en 2013, ce qui nous a permis une grande visibilité sur Paris. C’était le spectacle qui a amorcé mes grandes recherches, celles que je fais aujourd’hui, qui occupent mon travail.

Après il y a eu la création de Des voix Sourdes de Bernard Marie Koltès en 2015, que j’ai amené à Avignon avec la compagnie du Théâtre de personne (TDP) en 2016, puis qui a été accueillie au Centaure. C’est comme ça que Myriam Müller a découvert mon travail de metteur en scène, pour ensuite me proposer en 2018 de monter Sales Gosses.

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© Antoine de Saint Phalle

À la scène tu es tout à la fois auteur, metteur en scène, comédien, performeur… En touchant aux différents métiers du théâtre, tu t’es passionné pour les possibilités qu’offre l’expression corporelle. Après ces nombreuses années à créer ou jouer à la scène, quelles limites as-tu pu rencontrer et franchir ?

Je me suis rendu compte que je cherche quand même toujours la notion de justesse dans la parole : être juste dans ce qu’on dit. Il y a des metteurs en scène qui cherchent quelque chose de plus tranché, de plus abstrait, de plus théâtrale. Personnellement je travaille autour de cette notion de non-jeu, en partant de la personne, avant de parler du personnage. Sans ce processus, ça me semble compliqué de toucher le public. J’aime quand ça sonne juste.

Il faut dire que la première mise en scène que j’ai faite, c’est vraiment Sales Gosses. Contrairement à mes projets précédents, je n’étais pas sur scène et c’est quelque chose qui change tout. Là, il y a un truc qui s’est passé tout d’un coup, j’ai été confronté à autre chose, je me suis rendu compte qu’à travers toute cette recherche j’avais des clés en mise en scène. À travers ma vie, moi-même, mon éducation, mon travail au théâtre, ou encore mon frère Marco, j’avais en mise en scène certaines qualités que je ne me connaissais pas. J’ai découvert que j’avais plus de facilités dans la mise en scène que dans le jeu. J’y vois très vite ce qui ne marche pas, alors que quand je suis à l’intérieur ça prend beaucoup plus de temps, même si être comédien et être metteur en scène en même temps c’est une force énorme et je pense vraiment qu’un metteur en scène doit passer sur scène pour comprendre…

Justement, c’est tout le paradoxe tout de même, comment fait-on pour cumuler un rôle dans une pièce qu’on met en scène ?

Je ne pouvais le faire qu’avec ma compagnie, le TDP logé à Paris. Ce n’est clairement pas pareil de faire un projet où je suis complètement dedans et une autre comme Sales Gosses, où je suis à l’extérieur. Le spectacle est à mon sens beaucoup plus fort, plus abouti quand je reste à l’extérieur, quand je ne suis pas sur scène. Quand je ne tiens que le rôle de metteur en scène, j’ai le temps de travailler chaque chose, de les poser très vite, pour arriver avec une base solide à une semaine, dix jours de la première et ensuite pouvoir peaufiner, retirer… Quand je cumulais mise en scène et jeu, c’était souvent galère jusqu’au dernier moment.

Depuis la co-création en 2009 de ta compagnie TDP avec Julien Rochette, Luca Besse et Delphine Sabat, vous avez connu de nombreux succès autour de sept productions, montrant l’envers du décor et mettant en scène « des comédiens interprétant des personnages s’entrainant à vivre leur propre existence ». Où en sont tes recherches et projets aujourd’hui au sein de ce collectif parisien ?

Depuis 2018 la compagnie est un petit peu en stand-by, même si on a encore fait une création dernièrement qui s’appelle L’homme aux Tortelles, un spectacle qu’on voulait faire depuis un moment. Et puis certaines créations tournent toujours, comme Sport(s). Je me suis rendu compte que j’avais beaucoup de travail au Luxembourg dans des conditions beaucoup plus agréables et que surtout dans la compagnie je faisais énormément de choses. Je me sentais un peu seul à porter quelque chose de très lourd. J’ai beaucoup donné dans cette compagnie, mais ce n’est pas allé là où je voulais exactement. Alors, un peu égoïstement, je me suis dit que je voulais suivre mon propre parcours et j’ai tendu la main à ce qu’on me proposait au Luxembourg, tout en me disant que ce pays était en train d’énormément se développer. Une dynamique qui correspond à mes envies actuelles, peut-être plus ambitieuses.

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Globalement, tu montres une grande affection pour un théâtre de « performance », où la musique intervient par « immédiateté », dis-tu. Quelle ampleur a pris la musique dans ton travail scénique ces cinq dernières années ?

Adolescent, quand j’ai dû choisir une formation, j’ai beaucoup hésité entre le théâtre, la musique et la photo. Mais la musique me semblait être un chemin tellement long et je me suis dit que je pourrais faire de la musique dans mes spectacles. Pourtant, petit à petit j’ai un peu laissé tomber la création musicale. Mais, encore aujourd’hui, je ne peux pas imaginer un de mes spectacles sans musique et j’ai du mal avec les musiques qui sont lancés hors scène, comme un élément extérieur qui vient vers l’intérieur de la représentation. Ce truc-là vient heurter l’intérieur du spectacle alors qu’on est dans le direct et la musique résonne comme quelque chose du passé et non du présent… Alors, j’essaye autant que possible de lancer la musique de façon visible, au présent. Dans Sales Gosses, j’avais véritablement besoin d’un musicien sur scène, et prochainement j’ai en tête un très gros projet dans lequel j’aimerais avoir un groupe de musique sur scène ou quelque chose de très important musicalement.

Dans une production du Théâtre du Centaure en 2018, tu montes à la scène Sales Gosses de Mihaela Michailov. Quel a été la genèse de ce projet ?

J’avais proposé plusieurs textes à Myriam Müller qui les avait toujours refusés. Et puis elle m’a proposé Sales Gosses. Quand j’ai lu le texte, au début, je me suis demandé qu’est-ce que j’allais faire de ce monologue. J’étais dans l’inconnu et quand j’ai commencé à travailler j’ai été très vite épaté par ce texte vraiment très fort et très agréable à mettre en scène. Myriam a un œil pour trouver des textes et une lecture très pointue. Personnellement, j’ai du mal à trouver des textes pour le théâtre, j’imagine déjà trop de choses, je ne suis pas assez vierge devant un texte de théâtre, alors qu’un roman m’emporte beaucoup plus.

Par le biais de ton affection pour un théâtre porté par la musique, et une musique portée par un texte, tu livres ici une pièce où s’infuse l’un et l’autre assez naturellement par l’action d’un duo de scène composé d’une actrice (Eugénie Anselin à la création, rôle repris par Claire Cahen) et d’un musicien (Jorge de Moura). C’était une évidence pour toi de mettre en scène un duo de ce type pour porter ce texte ?

Oui, pour moi c’était une évidence et en 2022 je vais monter une nouvelle pièce pour le Centaure. C’est la première fois que la musique sera composée à l’extérieur de la scène pour la pièce. Je n’ai encore aucune idée de comment l’intégrer et c’est un de mes grands questionnements actuels. La musique au théâtre est un peu traumatisante pour moi parce qu’elle est aussi importante que n’importe quel personnage ou que la scénographie, la lumière… Ça me semble normal. Et puis, une pièce, c’est une création pour tout le monde, ce n’est pas uniquement le metteur en scène qui créait. Mon frère Marco qui a réalisé la scénographie de Sales Gosses est un créateur qui crée son œuvre à lui, le musicien c’est pareil. Chacun créait son œuvre à lui, pour que chacun soit heureux de faire le projet. C’est dans ce sens, que tu tires le meilleur des artistes…

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En parlant de Marco Godinho comme performeur, tu collabores à plusieurs de ses films d’art, en 2017 avec Notes sur cette terre qui respire le feu (Messages à l’autre) filmé sur l’Etna en Italie et avec Written by Water présenté au pavillon luxembourgeois à la Biennale de Venise pour l’édition 2019. Et vice et versa, Marco a signé certaines des scénographies de tes pièces. Comment décrirais-tu votre relation artistique et comment s’actionnent vos collaborations autour de votre fraternité ?

Ça vient souvent d’une envie commune. L’un ou l’autre parle de son idée et ça devient un projet commun. Il n’y a pas d’idée de commande dans notre relation. Après le seul projet qu’on ait vraiment imaginé totalement ensemble c’est Offrir quelques mots à la rive, le dernier projet qu’on a créé à Esch-sur-Sûre pour lequel on a écrit des textes qu’on lit dans des performances dans le cadre du festival Water Walls. Un projet est souvent un prétexte pour bosser ensemble. Marco est plus âgé que moi, il a ouvert cette voie que de faire de sa passion artistique, son métier. Même si on n’a jamais fait la même chose, j’ai des choses que Marco m’a transmis qui sont là en moi. Il ne m’a jamais pris comme son « petit frère » mais simplement comme son frère, tout court. C’est ce qui nous permet de vraiment tout se dire dans le travail et c’est très agréable, parce qu’on arrive chacun de nous à s’adapter à l’autre et respecter le temps de création de chacun.

Est-ce que parfois, tu ressens le besoin de te tourner vers ton frère et vice versa ?

Oui évidemment, Marco plus encore. Il me parle de tout, tout le temps. Je suis un peu plus pudique, mais quand même ça arrive dès que quelque chose me touche de lui en parler. Parfois, je me demande qu’est-ce qu’il penserait de ci ou ça, qu’est-ce qu’il dirait… Par contre, on a un rapport très différent au fait de gérer notre environnement de travail. Je suis assez en colère par certaines choses, par exemple du comment tu dois faire ta carrière et avancer pour que ça se fasse. Marco se pose moins de questions là-dessus.

Avant Sales Gosses, et ce depuis une dizaine d’années, tu as déjà emmené plusieurs pièces en Avignon. Que représente un tel festival pour toi ?

Je vais à Avignon depuis 2006 tous les ans, en tant que spectateur ou en tant qu’artiste. C’est un festival dans lequel je me sens vraiment super bien. J’y étais cette année dans des conditions superbes, ça a était une chance incroyable d’avoir de telles conditions de travail, de salle, d’équipe, de logement, de diffusion, de production, de poste… J’ai vraiment pu me concentrer sur mon travail. Sales Gosses m’a ouvert des portes et ça m’a vraiment fait percuter sur beaucoup de choses. Avec cette pièce, la mise en scène est vraiment devenue quelque chose de très important dans ma recherche et dans mon travail. Aujourd’hui, j’aimerais bien écrire pour mettre en scène, tout en gardant une forme de peur par rapport à ça.

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© Antoine de Saint Phalle

Rejoignant tes considérations pour cette idée forte de « territoire » qui occupe certaines lignes de ta recherche, te voilà créer O que o publico deve ver à l’appelle des Théâtres de la Ville de Luxembourg l’année dernière. Un spectacle/conférence itinérant en portugais qui livre une visite guidée de Lisbonne via le Luxembourg. Quelle a été la base de ton travail sur ce projet, après pourtant une année sans avoir pu voyager, justement ?

Tom Leick Burns – directeur des Théâtres de la Ville de Luxembourg – est venu me voir un jour m’expliquant que Tiago Rodriguès venait au Grand Théâtre et que ce serait bien que je rencontre les comédiens de sa compagnie autour de la mise en voix d’une lecture de texte(s). Je me suis dit, des comédiens portugais qui viennent au Luxembourg, dans un pays qu’ils ne connaissent pas, mais où il y a énormément de portugais… Comment faire communiquer ces lignes dans une situation telle que la Covid à l’époque, où le voyage ne se fait que par l’imaginaire. Il était le seul ressort par lequel on pouvait s’évader. C’était très intérieur. J’ai donc proposé de prendre pour base un texte de Pessoa qu’il a écrit comme un guide de Lisbonne. J’ai pris le texte en version portugaise pour faire une visite guidée au Grand Théâtre et illustrer cette contradiction que ceux de Lisbonne veulent être ici et nous ici nous voulons être là-bas… C’est le truc banal de l’immigré.

« Tout part de l’envie de voyager alors que nous ne pouvions pas sortir, au moment où tout était arrêté et que s’est imposé l’interdiction du déplacement », expliques-tu. Pour ce faire, tu convoques l’imagination des spectateurs pour la création « d’un espace commun, entre la fiction et la réalité ». N’y a-t-il que la scène pour provoquer ce genre de trip ?

Je m’étais dit faire un quelque chose simplement en audio et que les gens viennent au théâtre avec des casques, mais c’était beaucoup trop compliqué. J’ai eu beaucoup d’idées autour de ce projet, mais beaucoup ont avorté dans ce contexte un peu particulier. Le cahier des charges était vraiment purement une lecture, sans espace, simplement une rencontre entre moi et l’équipe de Tiago. Je me suis énormément mis la pression, car je voulais faire quelque chose qui plaise aux gens et à mes paires. Quand tu fais ce genre de projet, tu as envie que la réception soit bonne. Je ne veux pas faire un projet qui soit mal reçu. Il peut y avoir des frictions, des dialogues, ça ne me dérange pas, mais je fais du théâtre avant tout pour les spectateurs, quand certains créateurs ne le font que pour eux-mêmes.

Maintenant que les voyages sont à nouveau possibles, quels sont tes plans pour le futur ?

J’ai pas mal de projets. J’avance sur Erop de Romain Butti que je monte avec Raoul Schlechter pour le Centaure. Un texte qui est écrit pour lui et qui sera joué au Luxembourg entre fin avril et fin juin dans différentes salles. Je suis très heureux de faire ce projet avec Raoul qui est un comédien incroyable et que je trouve très mal distribué. Là, il peut vraiment développer son travail. Je fais ça aussi pour les gens avec qui je travaille…

Après, je participe au projet RDV Stammdësch du Gueuloir, le collectif d’auteurs transfrontalier, pour Esch22, où l’on me propose d’intervenir véritablement en tant qu’auteur, quelque chose que je fais, mais que je n’ai jamais réussi à officialiser. J’ai toujours eu peur de me considérer auteur. J’ai toujours un peu écrit sans me lancer dans quelque chose de concret. J’appréhende moins le Stammdësch, parce que je vais être dans une position où je vais être uniquement auteur et donc 100 % attentif à cette position-là. 

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