L’art et l’argent 3/4

21 sep. 2021
L’art et l’argent 3/4

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

La rémunération de l’artiste en régime vocationnel

Les causes du passage d’un marché de la demande à un marché de l’offre sont sans doute multiples. Mais une des plus importantes a sans conteste été le changement profond, à la même époque, du statut de l’artiste. Concrètement : être peintre ou sculpteur cesse peu à peu d’être une affaire de métier pour devenir une affaire de vocation. Certes, même dans des contextes historiques où l’art pictural et la sculpture étaient des métiers ou des professions, s’y engager relevait au moins pour partie d’une vocation, tout simplement parce que les talents pour y réussir comme peintre ou sculpteur sont statistiquement plus rares que les talents moins pointus dont il faut disposer pour d’autres activités. Mais dans la transformation qui nous intéresse ici, le terme de « vocation » a une signification plus forte que simplement celle d’un « talent inné ». Elle se rapproche de celle qu’il a dans le champ de la vocation religieuse : la vocation religieuse résulte d’une élection qui est l’œuvre d’une force supérieure qui requiert l’individu dans sa totalité et le transformant dans son identité même. Il en va de même de l’accession au statut d’artiste, sauf que la voix qui lance l’appel n’est pas transcendante mais interne : la vocation d’artiste traduit une nécessité intérieure

Le passage du régime professionnel au régime vocationnel concernait certes primordialement la représentation sociale et l’autoreprésentation des artistes, mais il a eu des effets pratiques décisifs sur la question de la rémunération du travail des artistes. Il a notamment déstabilisé profondément le rapport entre l’offre et la demande dans le domaine des arts. En effet, le régime vocationnel ne détermine plus l’accession au statut d’artiste par la possession de « compétences » validées en amont par la collectivité des producteurs. Elle repose désormais sur une auto-déclaration : quiconque s’auto-définit comme « artiste » est artiste. Du fait de la valorisation sociale du statut d’artiste, la conséquence principale de cette nouvelle façon d’en déterminer l’accès a été une augmentation continue du nombre d’artistes dans les statistiques professionnelles de tous les pays développés, et ce jusqu’à aujourd’hui. Par exemple, entre 1970 et 1980 le nombre d’artistes aux États-Unis a cru de plus de 50 % (voir Pierre Michel Menger, « Les artistes en quantités », Revue d'économie politique, 2010/1 Vol. 1, p. 213). Et les nombres ont continué de croître après 1980. Des phénomènes équivalents se retrouvent dans les pays européens.  Le problème est que la demande, elle, ne s’est pas accrue dans les mêmes proportions, ce qui signifie que les professions artistiques sont en situation d’excès structurel par rapport à la demande.

Ceci est une des explications de la situation économique précaire de la plupart des artistes dans les sociétés développées. Il ne faut en effet pas se laisser leurrer par les situations financières exceptionnelles de quelques rares chanceux, dont Damien Hirst fait évidemment partie : la rémunération moyenne des professions artistiques est une des plus basses parmi les professions dites « supérieures ». Ils cumulent en fait le double désavantage d’être placés tout en bas dans l’échelle des rémunérations des professions « supérieures » et tout en haut dans la catégorie des « professions précaires », toutes professions confondues !

A cette rémunération moyenne très basse correspondent des disparités individuelles très grandes. Les professions d’artiste font en effet partie de celles où les écarts de rémunération sont les plus importants. Certains de ces écarts sont structurels : une étude menée en 2009 au Canada notait quant à elle un écart moyen de 28 % entre les revenus des artistes hommes et ceux des artistes femmes. De façon plus générale, les professions artistiques font partie des professions les plus inégalitaires (voir Menger, art. cit.).

La répartition des revenus des artistiques correspond plus précisément à une distribution de Pareto. Dans une telle distribution la majorité des gains d’une activité se concentre entre les mains de très peu de personnes, les autres, pris globalement et individuellement ne touchant qu’une part infime.

Sacem

Superposition de la courbe de répartition des revenus versés en 2012 par la Sacem (société des auteurs-compositeurs et interprètes de musique) à ses sociétaires (en bleu) et de la courbe de Pareto fondée sur la répartition des revenus à la fin du XIXe siècle (en rouge-violet) (d’après Pierre-Carl Langlais dans Le Nouvel Obs avec Rue 89, le 21/11/2016)

Toutes les statistiques de tous les pays développés confirment le caractère « universel » de cette répartition « parétienne » des revenus des artistes. La conséquence pratique peut se résumer brutalement :  à l’époque actuelle les artistes, dans leur grande majorité, n’arrivent pas à vivre de leur art. Il faut ajouter que la manière la plus répandue de calculer le niveau de rémunération d’une profession, à savoir par le calcul du revenu moyen, surestime le revenu effectif de l’immense majorité des artistes. La distribution de Pareto étant une distribution fortement asymétrique, se baser sur le revenu moyen fausse la réalité : du fait de l’existence de quelques rares rémunérations très élevées, il est artificiellement poussé vers le haut. En réalité, le revenu effectif de l’immense majorité est largement inférieur à ce revenu moyen (seul le calcul du revenu médian, moins répandu, est pertinent). Bref, à ceux qui décrètent que l’art et l’argent sont incompatibles, la plupart des artistes pourraient répondre : « L’art incompatible avec l’argent ? Vous ne croyez pas si bien dire ! J’en suis une preuve vivante. »

Michelangelo

Michelangelo Pistoletto, Vénus aux chiffons, 1967

Aussi, et par nécessité, la plupart des artistes sont des multi-professionnels : ils combinent leur travail vocationnel avec d’autres activités. Pour les cas chanceux, ces travaux sont liés à leur art, mais souvent il s’agit de tâches purement alimentaires. Le paradoxe est qu’en général les personnes qui sont obligées de pratiquer plusieurs professions à la fois sont des personnes sans qualification, alors que ce n’est évidemment pas le cas des artistes, dont la plupart de nos jours ont une formation supérieure. Qui plus est, ces formations (écoles d’art, conservatoires de musique, écoles de danse, certains cursus universitaires) sont très sélectives. Pourquoi, alors les titres qu’elles confèrent ne garantissent-ils pas l’accès à la profession d’artiste, au même titre qu’autrefois l’accomplissement de la période d’apprentissage auprès d’un maître garantissait l’accès au statut de peintre ou de sculpteur ?

L’explication, là encore réside dans la nature vocationnelle du statut d’artiste : celle-ci est incompatible avec toute certification d’une compétence technique « mesurable », comme l’était la compétence de peintre aux temps de la peinture-métier. Il existe certes de nombreux diplômes professionnalisants dans le domaine de l’art, mais ils forment toujours à des métiers spécifiques : graveur, dessinateur, « peintre » ou « sculpteur » (au sens de métier), photographe (de presse, de mode etc.), …. Mais il n’existe pas de diplôme conférant le statut d’artiste et il ne saurait en exister. Comme ce statut résulte d’une vocation intérieure, aucun diplôme ne saurait constituer une garantie d’accession, tout comme l’absence d’un diplôme ne saurait constituer un empêchement. Cela ne signifie évidemment pas que posséder un diplôme ne confère pas des compétences utiles pour le travail artistique choisi. Simplement ce n’est pas lui qui vaut accession au statut d’artiste. Une des conséquences de ceci est que, contrairement à ce qui est le cas pour la plupart des formations professionnalisantes, le fait pour deux artistes d’avoir le même diplôme ne saurait garantir aucune proportionnalité dans leurs revenus proprement artistiques.

Partie 4 à suivre.

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