En compagnie des œuvres d’art 1/4

04 aoû. 2021
En compagnie des œuvres d’art 1/4

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

Les œuvres d’art comme objets d’expérience

Les vacances d’été approchent, et avec elles la grande transhumance des populations à la recherche de beau temps, de soleil et de farniente. Mais l’été est aussi la période des festivals en tout genre (musique, théâtre, danse, etc.), des séances de cinéma en plein air, d’expositions importantes dans des lieux trop excentrés pour qu’on puisse espérer y faire venir du public le restant de l’année : abbayes romanes situés loin des grands axes de circulation, îles désespérément désertes, etc.

Cette offre abondante répond à une demande préexistante chez une partie des vacanciers - ceux qui ont l’habitude de consacrer tout au long de l’année du temps et de l’argent aux activités culturelles. Mais elle suscite aussi un désir d’art chez ceux qui sont éloignés des mondes de l’art. Des gens qui d’habitude ne mettent pas les pieds dans un établissement culturel, ou font la queue pour voir une exposition photographique, ou écoutent un concert de jazz voire de rap, ou encore assistent à un ballet. Et ceux qui en-dehors des vacances n’ouvrent aucun livre de littérature, ne se mettent à lire des romans, des pièces de théâtre, des bandes dessinées, ou de la poésie.

Jazz in Marciac (Gers, France), 2019: Chick Corea et

Jazz in Marciac (Gers, France), 2019: Chick Corea

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On dit souvent du mal de cet amour estival pour l’art. Il serait superficiel, il rabaisserait l’expérience des œuvres au niveau d’un divertissement parmi d’autres. On devrait plutôt trouver tout à fait remarquable le fait que nous consacrons une partie parfois importante de notre villégiature à des activités qui coûtent du temps et généralement de l’argent, et qui exigent une attention soutenue (donc une sorte de « travail »), plutôt que de nous borner à nous prélasser du matin au soir à la plage, de banqueter, de roucouler entre amoureux, de nous amuser avec les gosses, de jouer à la pétanque ou aux cartes.  En fait, le tourisme culturel et artistique confirme à sa manière le fait avéré qu’à toute époque et dans toute culture les hommes accordent une valeur éminente aux arts.

À la question : « Pourquoi les hommes accordent-ils une valeur éminente aux œuvres d’art ?», on a donné de nombreuses réponses d’ordre historique, sociologique ou philosophique. Ces explications ont souvent essayé de réduire la valeur que nous accordons aux arts à des motivations ou causes externes : nous nous intéresserions ainsi à eux pour leurs fonctions non artistiques (religieuses, morales ou politiques), par souci de distinction sociale ou au contraire de mimétisme et de conformisme, afin d’accroître notre capital symbolique (donc notre prestige), et autres raisons extrinsèques. Toutes ces explications ont sans doute une certaine pertinence, mais elles laissent dans l’ombre l’essentiel : ce que nous attendons d’abord des œuvres d’art c’est qu’elles nous procurent des expériences qui nous donnent accès à une relation au monde et à nous-même qui ne soit pas réductible à nos engagements courants, qu’ils soient d’ordre pratique, cognitif ou émotif.

La notion d’« expérience » est complexe, mais pour aller à l’essentiel on peut distinguer deux versants, que la langue allemande distingue par les termes de Erfahrung et de Erlebnis.

L’« expérience » au sens de Erfahrung est l’ensemble de nos interactions - perceptuelles, cognitives, émotives et pratiques - avec le monde et avec nous-même, ainsi que les cristallisations de ces interactions. Ces cristallisations constituent l’expérience conçue comme façon de « s’y connaître », au sens où on dit de quelqu’un qu’il « a de l’expérience ».

L’« expérience » au sens de Erlebnis met l’accent sur le vécu phénoménal de l’acte d’acquisition des expériences, sur les qualités vécues de cet acte conçu comme processus.

Par exemple, l’acte de lire un poème constitue une Erfahrung : il s’agit d’une interaction entre la personne qui lit et un objet, en l’occurrence un poème. Mais elle est aussi un Erlebnis : le processus de lecture est vécu dans son déroulement par le lecteur comme un flux complexe d’états conscients qui combinent la compréhension au fil de l’eau de ce que la lecture déploie en lui, les réactions affectives et les fluctuations d’humeur provoquées par cette compréhension, les associations personnelles que le texte provoque chez lui, les souvenirs qu’éventuellement le poème évoque, etc. 

La relation ce dont l’expérience est l’expérience et l’événement vécu est très diverse selon les cas et selon les personnes. Beaucoup d’expériences, surtout lorsqu’elles sont familières, coutumières ou répétitives, ne sont pas « vécues » par nous, même lorsque nous sommes intentionnellement conscients de leur contenu. Elles sont transparentes, s’effacent devant le contenu visé. D’autres au contraire ont un contenu vécu intense. Ainsi, boire un verre d’eau peut être un acte dépourvu pratiquement de toute dimension ressentie, ou donner lieu au contraire à une expérience vécue exacerbée du contact des lèvres avec le verre, de la fraîcheur de l’eau qui envahit la bouche, de son goût, de sa descente dans l’œsophage, de la fraîcheur qui reste présente dans la bouche alors que le liquide a déjà rejoint l’estomac, etc. 

Cette distinction entre les deux faces de l’expérience nous permet de mieux comprendre ce qui se passe lors de notre rencontre avec une œuvre artistique. Voir un tableau, écouter de la musique, assister à une danse sont des expériences consistant en un contenu qui est appelé à rejoindre nos autres contenus d’expérience, et ce sont aussi des expériences vécues.

Mais ce deuxième aspect y a une intensité rarement atteinte par les expériences communes : l’expérience d’une œuvre d’art est une expérience dans laquelle nous sommes immergés, que nous vivons pleinement, comme on goûte pleinement un fruit mûr que l’on vient de cueillir. Cette intensité du vécu est un indice de la spécificité irréductible de l’expérience des œuvres d’art : alors que dans une expérience engagée dans la vie nous pouvons toujours dissocier son contenu (Erfahrung) de la manière dont le contenu se donne à nous (Erlebnis), dans le cas de l’expérience d’une œuvre d’art le déploiement « expérienciel » de l’œuvre, notre ressenti, est son contenu d’expérience.

Prenons un exemple. Voici deux images : une photo du mariage du prince Albert de Monaco et le portrait des Epoux Arnolfini peint par Franz Memling.   

: Le couple princier monégasque

Le couple princier monégasque

Memling, Les époux Arnolfini

Memling, Les époux Arnolfini

La plupart d’entre nous regardons ces deux images de façon différente. La première, si elle nous interpelle, est intéressante parce qu’elle nous donne une information sur le mariage princier. Les modalités de l’incarnation imagée de ce contenu ne jouent qu’un rôle éphémère dans l’attention que nous lui accordons. La photographie est transparente : elle s’efface devant son contenu. Cela ne veut pas dire que toute photographie fonctionne de cette façon transparente, loin de là. Mais celle-ci le fait.

Il en va autrement de notre expérience du tableau de Memling. Même si nous sommes éventuellement intéressés par le contenu représenté (donc par le couple Arnolfini comme personnes ayant existées), nous le sommes à travers notre immersion dans l’incarnation imagée de ce contenu : nous « entrons » dans la pièce où se tiennent les époux, notre imagination tactile nous fait ressentir la texture des étoffes, nous nous laissons envahir par les formes, les lumières, les couleurs,… Autrement dit, le contenu représenté nous intéresse en tant qu’il est incarné dans la rencontre entre notre regard et l’image. Nous atteignons le monde représenté non pas en traversant l’image comme une fenêtre (n’en déplaise à une comparaison qui remonte à la Renaissance), mais dans l’expérience même de notre regard porté sur elle. Le tableau de Memling ne s’efface pas devant le contenu, comme le fait la photo du mariage princier, mais il se l’incorpore. 

Partie 2 à suivre.

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