Culture et art 1/4

19 mai. 2021
Culture et art 1/4

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

1. La culture

Pour comprendre les relations entre culture et arts, il est utile de clarifier en un premier moment les deux notions. Beaucoup de débats et de polémiques à propos de ce qui est ou n’est pas de la culture ou de l’art résultent en effet de malentendus concernant le sens qu’on donne aux termes. Dans cette première section nous nous intéresserons à la notion de « culture ».

Le terme de « culture » est utilisé dans des situations très diverses, et selon les contextes il semble avoir des significations disparates. Il sert ainsi entre autres pour désigner l’activité agricole (« culture de la pomme de terre », « agriculture »), les exercices corporels (« culture physique »), la formation de l’esprit individuel (« c’est un homme cultivé »), une dimension spécifique des sociétés (« société d’Ancien Régime et culture populaire »),  ou encore un élément de l’identité ethnique ou nationale (« culture tzigane », « culture japonaise », « culture.lu »), sans parler des binômes « nature/culture » et « social/culturel ».

Malgré leurs différences, tous les usages du terme partagent un noyau sémantique commun, qu’on pourrait décrire comme suit: la « culture » désigne des conduites, activités et productions grâce auxquelles l’homme, vu comme espèce (sociale) et comme individu, agrandit, enrichit ou transforme - donc « cultive » - ce qui lui est accordé « de naissance », par la nature (y compris par sa nature sociale). Autrement dit, pour pouvoir être qualifiée de culturelle, une activité doit être issue d’innovations individuelles ou collectives et faire l’objet d’une transmission intergénérationnelle par apprentissage social, ce qui explique pourquoi seules les espèces sociales peuvent développer des activités culturelles.

C’est ce même noyau qui unit les différents aspects de la culture distingués dans la définition proposée par l’Unesco : « Dans son sens le plus large, la culture peut aujourd’hui être considérée comme l'ensemble des traits distinctifs, spirituels, matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts, les lettres et les sciences, les modes de vie, les lois, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances ».

N'y a-t-il de culture qu’humaine ? Certaines espèces animales ont des structures sociales, parfois complexes. Ne pourraient-elles pas aussi avoir des cultures ?

Les scientifiques acceptent aujourd’hui que certaines espèces de singes (notamment les chimpanzés et les macaques) ont bien développé des traditions culturelles, fussent-elles rudimentaires. Un des premiers cas documentés est celui de l’invention et de la transmission par apprentissage social du lavage des patates douces dans une population de macaques japonais de l’île de Koshima. On connaît l’individu qui a inventé la technique (une guenon appelée Imo par les observateurs), on connaît son mode de transmission et on connaît la voie de sa généralisation à l’intérieur du groupe. L’invention d’Imo ne se répandit en un premier moment que parmi les autres femelles. Celles-ci la transmirent à leur progéniture femelle et mâle, ce qui permit sa généralisation au niveau de tout le groupe.

Ill.1: Une femelle macaque avec un enfant sur le dos lave une patate douce dans l’eau. La société des macaques est matrilinéaire, seules les femelles s’occupant de l’éducation des petits. La transmission culturelle initiale de la technique du lavage a donc reposé entièrement sur les femelles.

Plus intriguant est le cas de l’architecture nuptiale des mâles des oiseaux à berceaux (bowerbirds). Fruit d’un travail de plusieurs mois de la part des mâles, les « berceaux » (ou « tonnelles ») sont des constructions spectaculaires destinées à être visuellement appréciées par les femelles dans le cadre de leur recherche d’un partenaire.

Ill.2: Deux exemples de « berceaux ». On notera notamment la complexité du montage des brindilles et l’importance du choix des couleurs pour la « cour d’entrée » : blanc monochrome dans le premier berceau, bleu et blanc dans l’autre.

Le caractère complexe du « berceau » et le fait qu’il est fait pour être contemplé et apprécié visuellement, font évidemment penser à la création artistique et la réception esthétique des œuvres d’art dans les sociétés humaines (sauf que dans le cas des oiseaux le but est la sélection sexuelle, et que par conséquent le « public » est uniquement féminin). Par ailleurs, comme les œuvres d’art humaines, les berceaux individuels diffèrent entre eux, afin de permettre à l’architecte de se distinguer de ses concurrents. Enfin, d’une année à l’autre les mâles perfectionnent leurs berceaux, comme un artiste perfectionne sa pratique. Il y a donc des composantes de singularité et de plasticité individuelles importantes, qui semblent témoigner d’une dimension proprement culturelle. D’un autre côté cependant il n’existe pas de transmission des acquis d’une génération à l’autre et les schémas généraux des berceaux semblent être communs à tous les mâles d’une même espèce de bowerbirds. Or la transmission par apprentissage social est vue comme un des signes distinctifs des faits culturels.

En tout état de cause, la culture humaine possède deux caractéristiques qu’on ne retrouve dans aucune culture animale. D’une part, le nombre et la diversité des activités culturelles coexistant à un moment donné dans une culture donnée, dépassent de loin ce qu’on observe dans les sociétés animales. D’autre part, alors que les cultures animales n’ont pas connu de multiplication des types d’activités au cours du temps, le développement des activités culturelles humaines a été exponentiel et ce dès l’époque préhistorique. On pense généralement que c’est l’acquisition du langage articulé - une caractéristique unique aux humains - qui en a été le principal catalyseur.

Nous avons tendance à considérer que l’unité par défaut de toute culture est la nation et que donc la culture mondiale est une agglomération de cultures nationales. En fait tout ensemble d’individus pratiquant certaines activités qui se différencient de manière relativement stable et transgénérationnelle de celles d’autres ensembles d’individus, forme une « culture » spécifique. Il peut s’agir d’une nation ou d’une ethnie, mais aussi d’une communauté régionale, d’une communauté de langue, d’un genre (culture féminine, culture masculine, culture LGBT), d’une classe sociale, d’une classe d’âge (cultures enfantines, cultures adolescentes), et ainsi de suite.

Ceci ne signifie pas que toute culture soit spécifique à une communauté donnée. D’une part, il existe des activités culturelles universelles : c’est le cas de certains jeux d’enfants (par exemple le jeu de cache-cache), qu’on observe dans la plupart des sociétés connues sans que leur universalité ne puisse être expliquée par un phénomène de diffusion.

Ill.3 : Certains jeux d’enfants, tel le jeu de cache-cache, ont une distribution pratiquement universelle et sont transmis sur un mode purement horizontal, c’est-à-dire entre enfants.

D’autre part, pratiquement aucune culture ne se développe en vase clos, sans mélange ou « hybridation » avec d’autres cultures. Cela vaut en particulier pour les cultures nationales et ethniques. La culture luxembourgeoise en est un bon exemple, mais ce n’est évidemment pas le seul. Ce qui constitue l’exception ce ne sont pas les cultures mélangées mais celles qui sont totalement closes sur elles-mêmes. Car, contrairement à ce qu’on lit parfois, l’hybridation culturelle n’est pas un phénomène récent lié à la mondialisation. Elle a existé de tout temps : la première culture humaine hybride est née des échanges culturels entre les néanderthaliens et homo sapiens sapiens, et depuis lors les vrais isolats culturels ont toujours été rares et liés à des conditions exceptionnelles.

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