Arts et divertissement

26 mai. 2023
Arts et divertissement

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

Autant l’association de l’art à l’otium permet de l’élever au-dessus des travaux et occupations utilitaires et de célébrer en lui un rapport fondateur à l’être et à la vérité, autant son association au divertissement permet de le rabaisser. Cette opposition nous vient, comme celle entre l’otium et le negotium, de la Rome antique. Mais elle joue entre deux activités relevant du temps libre. L’otium s’opposait en effet à la diversio, la « diversion » ou la « digression », un terme dérivé par nominalisation du verbe « divertere » qui signifiait « se séparer de », « se détourner de » (ou encore, dans le domaine des relations matrimoniales, « divorcer » ). Généralement utilisée avec une connotation péjorative (du moins chez les philosophes), la notion de diversio, dont provient bien entendu notre notion de divertissement, désigne une attitude par laquelle l’homme, loin d’entrer en soi comme il le fait dans les activités de l’otium, s’oublie, se perd dans des activités frivoles et non formatrices pour l’âme (tels les jeux de cirque, les beuveries, les orgies, mais aussi les fables des poètes). 

J’avais indiqué dans l’article sur l’otium que Sénèque ne considérait pas que l’intérêt pour les arts (ou en tout cas pour la poésie) relevait de l’otium. Il le plaçait en fait du côté de la diversio. On retrouve la même oscillation durant le Moyen Âge. D’un côté la musique et les belles lettres y appartiennent aux arts libéraux, qui sont les arts de l’otium. Mais d’un autre côté, dans certains contextes, la poésie, les récits, mais aussi les sculptures ou les images des enluminures étaient considérés comme des diversions qui nous détournaient de nos devoirs religieux, et étaient donc condamnables. C’est ainsi que Bernard de Clairvaux argumenta contre l’inclusion de fables et d’historiettes dans les prêches, parce qu’il était d’avis que le plaisir que le croyant y prenait risquait de le détourner du contenu proprement religieux du sermon. 

Dans le jansénisme, en particulier chez Pascal, la notion de divertissement acquit une dimension proprement philosophique. Selon le philosophe, le divertissement est, au sens le plus littéral, une diversion : il nous « di-vertit », nous « dis-trait » du « malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler

lorsque nous y pensons de près ». Pascal pense que le recours au divertissement est d’une certaine manière inévitable, parce que lui seul nous permet de supporter notre situation misérable. Mais il critique violemment les divertissements qui veulent nous faire oublier qu’ils sont une diversion en se prenant au sérieux et notamment en feignant que ce qui compte dans le divertissement ce n’est pas le simple fait d’être distrait (de la vérité insupportable de notre condition) mais au contraire le but poursuivi par le divertissement, qui n’est pourtant pourtant qu’un leurre : ainsi le chasseur dit qu’il chasse pour posséder le lapin, mais dès qu’il l’a en sa possession ce but perd toute valeur pour lui puisque désormais la chasse ne peut plus le distraire comme elle le faisait avent qu’elle n’avait atteint son but supposé. Tel est bien aussi le statut des arts, ou du moins celui des arts visuels, selon Pascal : pour autant qu’ils célèbrent les apparences, les arts visuels participent des divertissements et donc nous détournent momentanément de notre misère ; mais comme ils font naître l’illusion de nous faire connaître ce qu’ils dépeignent (ce qui n’est pas le cas), ils nous empêchent précisément de reconnaître qu’en fait ils ne sont qu’un divertissement.

Dans l’article sur l’otium j’ai tenté de montrer que c’est le romantisme qui en a fait la valeur rectrice des arts. Pour ce faire il a donné une dimension proprement philosophique à la distinction entre art et divertissement. Si dans ce mouvement l’art prend ainsi la place qui avait été celle de la sagesse philosophique dans l’otium antique, la figure de la diversio quant à elle s’incarne dans la figure du philistin, le bourgeois qui confond l’art réel avec ses simulacres que sont les divertissements. Tout le dix-neuvième siècle sera traversé par cette séparation quasi-ontologique. Ainsi la photographie se verra dénoncée (par exemple par Baudelaire), comme un faux art, une diversio détournant l’attention des hommes de l’art véritable qui selon le poète ne saurait être qu’un fruit de l’imagination créatrice et non pas une copie mécanique des apparences.

Mais c’est au vingtième siècle que l’opposition polémique entre art et divertissement devint réellement structurante de la critique artistique et de la théorie des arts. Inquiets par le développement des arts industriels (à commencer par le cinéma), peu enclins à se légitimer en s’inscrivant dans la filiation historique des arts canoniques, et la naissance de nouveaux publics peu enclins à laisser régir leurs goûts pour le cinéma, le music-hall, le jazz, les musiques de divertissement, etc., par des valeurs critiques établies, beaucoup de théoriciens et de critiques rejetèrent ces nouveaux arts comme de purs divertissements considérés comme des incarnations dangereuses d’une diversio qui risquait de détruire les arts véritables, donc les arts de l’otium.

La formulation la plus ambitieuse et la plus influente de cette condamnation du divertissement fut celle proposée par Adorno et Horkheimer dans La dialectique de la raison (1947), ouvrage dans lequel ils défendirent la thèse selon laquelle les produits de l’ « industrie culturelle », en niant l’autonomie des arts, et en gavant les masses de produits-marchandises au service de la « société administrée » capitaliste avaient une fonction de diversio détournant les masses de la prise de conscience de leur exploitation et de leur aliénation : « Dans le capitalisme avancé, l’amusement est le prolongement du travail. Il est recherché par celui qui veut échapper au processus du travail automatisé pour être de nouveau en mesure de l’affronter. » Vu faussement par ses consommateurs comme opposé au travail, le divertissement est en réalité une simple pause dans celui-ci et donc en fait partie. Il rend ainsi totale leur aliénation.

Il revint au pop art de faire imploser cette distinction entre otium et diversio, entre l’art comme voie du salut et le divertissement comme voie de perdition. Et ce ne fut pas un hasard si pour ce faire le pop art s’appropria le terrain de la publicité – de la « réclame » dans laquelle Adorno et Horkheimer avaient vu la forme achevée de l’industrie culturelle, puisqu’elle fait ouvertement l’apologie de la marchandise et de la consommation et se constitue ainsi en figure radicale de la diversio détournant les hommes de leur émancipation qui, toujours selon Adorno et Horkheimer était le but de tout art véritable. Réalisant la dissolution réciproque du high dans le low et du low dans le high, le pop art mit fin à toute hiérarchie entre l’otium et la diversio.

Nous vivons toujours dans ce monde que nous a légué le pop art. Les frontières entre otium et diversio sont plus instables que jamais, non pas parce que le divertissement aurait avalé le high art, mais plutôt parce que nous avons cessé de considérer les arts comme obéissant à un modèle unique de valeurs sous-jacentes de nature hiérarchique. Car la distinction entre otium et diversio a toujours aussi été l’incarnation d’une conception hiérarchique de la société : hommes libres contre esclaves, travail intellectuel contre travail matériel, bourgeois contre prolétaire, homme contre femme, élite contre « masses », et ainsi de suite. Il se pourrait donc que ce qui pour Adorno et Horkheimer était le symptôme d’une soumission généralisée à la marchandise conçue comme totem ultime de la forme contemporaine du totalitarisme, est en réalité une traduction parmi d’autres de la démocratisation progressive de certaines sociétés, dont la nôtre.

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