Entretien avec Modestine EKETE danseuse, chanteuse, chorégraphe

23 sep. 2022
Entretien avec Modestine EKETE danseuse, chanteuse, chorégraphe

Article en Français
Auteur: Loïc Millot

Après un retrait de huit années, Modestine Ekete signe son grand retour au Luxembourg sur la scène du Centre de de Création Chorégraphique du TROIS C-L. Elle vient d'y présenter Pont invisible, une pièce encore en cours de création dont la première sera dévoilée à la Aalt Stadhaus de Differdange le 13 octobre (20h), puis au Théâtre Le Dix de Luxembourg-Neudorf le 12 novembre (20h). Née en 1972 à Dschang, à l'Ouest du Cameroun et de ses montagnes, la jeune femme est devenue au fil des années chanteuse, chorégraphe, comédienne... Une polyvalence entièrement assumée, nourrie de son goût pour la spiritualité et le brassage des cultures, dont notamment celle des Bamiléké, qu'elle contribue à faire connaître au Grand-Duché. Entretien avec une artiste qui a rendu visible une partie de l'Afrique au Luxembourg, ce pays qu'elle a découvert il y a plus de quinze ans et où elle réside dorénavant.

Vous avez grandi dans la tradition Bamiléké : en quoi consiste-t-elle ?

La tradition Bamiléké est très ancrée dans la population camerounaise. Elle a survécu à la colonisation. En pays Bamiléké, la vie quotidienne est rythmée par des rituels, tout un folklore reposant sur une spiritualité très ancienne. Les crânes, par exemple, y ont une fonction importante : ils permettent d'intercéder en faveur des esprits des défunts. Ces crânes sont déposés dans des lieux sacrés, où ils sont investis d'une puissance qui permettent de communiquer avec nos ancêtres. Par leur intermédiaire, on adresse un message dans l'au-delà : une bénédiction, une prière, etc.

De quelle façon cette culture a pu influencer votre création ?

Dans toutes mes recherches et mes projets de création, celle-ci est toujours présente d'une façon ou d'une autre, bien que pour un œil occidental ce n'est pas forcément évident au premier regard. C'est en quelque sorte une forme de prière que j'adresse artistiquement. Il y a de subtiles traces de cela dans mes pièces : par exemple le bâton que j'emploie dans Pont Invisible est un bâton magique Bamiléké, la pièce que je viens de présenter en un format court au Trois CL en tant que Work in Progress. Le masque de crâne – car ce n'est pas un vrai crâne que j'utilise, rassurez-vous ! (rires) – que j'emploie dans cette pièce s'en inspire également, qui revêt une fonction symbolique et spirituelle dans la société Bamiléké.

 Vous avez commencé le théâtre au début des années 1990 à Yaoundé, la capitale du Cameroun, avant d'apprendre la danse et le chant au sein de la Compagnie Le Baobab. D'où vient, chez vous, ce besoin de polyvalence qui caractérise depuis votre travail ?

Enfant, j'étais très vivante et très curieuse. Je m'approchais souvent de lieux où l'on chantait et où l'on dansait. J'en étais vraiment imprégné. Mais je n'imaginais pas que l'on pouvait en faire un métier ! Je ne savais pas que l'art existait. Nous n'avions pas encore la télévision au Cameroun au milieu des années 1980. Seules la capitale et quelques grandes villes pouvaient en bénéficier à cette époque. A l'école, j'aimais particulièrement faire des sketchs ; parallèlement je découvrais le cinéma de paroisse, des films qui étaient diffusés à l'église par un prêtre et je trouvais la projection magique. J'étais très impressionnée. Puis je me suis inscrite à des cours de danse au lycée. Tout cela, je le faisais innocemment, sans savoir que l'on pouvait en faire un métier. Jusqu'au jour où je rencontre l'auteur d'un ouvrage dont je connaissais les répliques par cœur. Surpris, celui-ci m'a invité à rejoindre une compagnie à Yaoundé qui était en train de la jouer. J'y ai tenu un rôle, après le départ d'une comédienne dont j'étais la doublure. Et c'est ainsi que du jour au lendemain je rencontrais des stars qui passaient dans des séries à la télévision camerounaise ! (rires). Imaginez le choc que fut pour moi de rencontrer des personnes qui relevaient de la fiction, et que je ne croyais pas réelles ! Voilà pour mes débuts de comédienne ! Pour ce qui est de la polyvalence, j'essaie de faire en sorte que chaque discipline en nourrisse une autre, comme en un tout cohérent. De projet en projet, je navigue depuis toujours entre les trois (chant, danse, jeu). En 2017, j'ai sorti par exemple l'album Zing Ndada, un titre en langue Yemba, qui a été très bien accueilli au Luxembourg. Et aujourd'hui je reviens vers vous avec une pièce chorégraphique !

C'est aussi au moyen du théâtre que vous arrivez en France à la fin des années 1990...

J'arrive en 1998 pour le festival Les Arlequins à Cholet, dans le Maine-et-Loire, avec la compagnie théâtrale Assimba qui avait été invitée par ce festival. On avait monté une pièce écrite par une écrivain camerounaise, Mercédès Fouda, qui s'intitule A la tête du client. Cette pièce a remporté le deuxième prix du Festival. Je compare souvent mon arrivée en France avec mon arrivée à Yaoundé. Je suis tombé dans ce milieu un peu par hasard, puis les choses se sont enchaînées d'elles mêmes à cette différence près que, lorsque j'arrive en France, j'ai dorénavant conscience que j'exerce un métier. Être invité en Europe pour présenter une pièce inspire de la confiance et de la fierté. C'est une preuve de reconnaissance aussi. Pour vous dire l’enchaînement imprévisible des choses : le festival qui nous accueillait à Cholet a reçu un fax de la part du festival Toursky de Marseille qui célébrait le 150ème anniversaire de l'abolition de l'esclavage. Ils ont entendu parler d'une comédienne qui dansait, jouait, chantait. A partir de là, j'ai poursuivi ensuite ma carrière à Marseille, où je me suis installée.

Vous arrivez ensuite au Luxembourg en 2005. Quelle relation avez-vous noué avec ce pays, sa population, ses institutions ?

 Lorsque je suis arrivé à Luxembourg en 2005, je ne savais pas encore que j'allais y rester. Depuis j'ai eu l'opportunité d'y monter de nombreux projets, soutenus à chaque fois par des institutions du pays comme la Kulturfabrik ou le TROIS C-L. C'est une chance d’œuvrer au sein de ce pays. J'ai pu bénéficier de très riches collaborations, qui se sont toujours montrées curieuses de découvrir mon univers créatif et qui par la suite se sont développées. Dans le cadre de Esch 22, avec l'association Altercadance que je préside, on a organisé autour de Pont Invisible un projet social et participatif qui s'intitule « Nous sommes tous danseurs et chanteurs ». Constitué d'ateliers et de stages de danse et de chants polyphoniques, il s'agit d'un projet itinérant : il transitera de commune en commune et ira à la rencontre de publics variés – dans des écoles et des collèges, au sein de maisons de retraite, auprès d'associations, en somme, tout organisme souhaitant encourager le développement culturel au Luxembourg. C'est un volet social qui a intégré le programme d'Esch 22, Capitale européenne de la culture.

En regard des éléments de votre parcours, il y a une dimension autobiographique qui est très forte dans Pont Invisible, vous confirmez ?

Oui, c'est vrai, mais en partie seulement. C'est aussi une œuvre sur le parcours d'une femme libre, avec ses propres turpitudes : un parcours jonché de belles et moins belles choses, mais qui ont toutefois forgé un destin singulier et à part entière. Cela me paraît important de défendre l'image d'une femme libre, africaine, sans pour autant tomber dans une forme de féminisme radical ou militant. Si je défends la liberté de la femme et si je me sens féministe, que ce soit dans ma vie personnelle ou dans ma vie professionnelle, je ne souhaite pas cependant en faire une revendication particulièrement appuyée. Le thème central de Pont Invisible, c'est le fait d'appartenir à une double culture, toile de fond à partir de laquelle se lèvent des sentiments. C'est cette appartenance à une double culture qui représente ce pont : un pont universel, pluriel, et plus grand que tous les ponts matériels que nous pouvons voir.

Après huit ans d'absence, il était important de ne pas se lancer seule dans cette démarche artistique. C'est tout un travail d'équipe qui a été mené sur Pont Invisible. J'ai notamment fait appel à Emanuela Iacopini pour avoir un regard extérieur et bénéficier de son expertise de chorégraphe. Pour la mise en voix, j'ai sollicité Alain Holtgen, directeur du Théâtre « Le 10 », lieu dans lequel nous nous produirons le 12 novembre prochain. J'ai vraiment hâte de montrer au plus grand nombre cette pièce chorégraphique !