La pensée visuelle ou la force des images 1/2

12 aoû. 2022
La pensée visuelle ou la force des images 1/2

Article en Français
Auteur: Guylaine Hanus

Partie 1

Alors que nos boîtes mails se remplissent encore et toujours avec des rapports, des synthèses (pas vraiment synthétiques) et des documents composés de succession de blocs de texte indigestes, une tendance inverse se dessine avec la montée en force du mindmapping, de l’infographie ou encore du sketchnote, qui visent à minimiser la quantité d’informations et à faciliter la visualisation et la compréhension de ces dernières. C’est ce que l’on appelle la pensée visuelle, parfois aussi connue sous son nom anglais « visual thinking ». Du côté de la sphère culturelle, l'utilisation de stratégies de pensée visuelle est elle aussi incontournable en vue de renforcer la communication entre l'artiste, ses collaborateurs et son public, en ce sens qu’en sollicitant la capacité inhérente de l'esprit humain à « voir une idée à travers leurs yeux », les artistes peuvent mieux exprimer leur vision et la communiquer aux autres. Ainsi, cet article ne vise pas à présenter une histoire de la pensée visuelle mais à montrer à quel point son potentiel est encore sous-exploité, malgré un essor très important des disciplines qui en sont dérivées, les dernières années. Cet article vous amène également à la croisée de la théorie et de la pratique, avec une seconde partie consacrée à la découverte d’une facilitatrice graphique d’origine luxembourgeoise, Vanina Gallo. Pour en savoir plus, ça commence ici…

Il est d’abord essentiel de rappeler que la pensée visuelle représente un rouage clé des mécanismes d’apprentissage, d’échange, de compréhension et de création du monde qui définissent la systémique humaine. Et bonne nouvelle, elle représente un processus plutôt « universel », à la portée de tous et toutes, permettant de sortir de sa zone de confort et de laisser s’exprimer sa créativité.

La consultante et experte internationalement reconnue dans le domaine de la pensée visuelle, Sunni Brown, dans son livre The Doodle Revolution : unlock the power to think differently (Portfolio Penguin, 2015) nous apprend ainsi que plus de 60 % de la population serait en effet sensible à la pensée visuelle. Son ouvrage permet de picorer des idées inspirantes de la pensée visuelle en vue d’une utilisation professionnelle. Pour les intéressés, premier petit détour par ici : https://www.sunnibrown.com/.

Grâce à sa chère pensée visuelle, l’humain serait en capacité de percevoir et de mémoriser ses expériences de manière beaucoup plus marquante, à travers des formes, des couleurs et des émotions qu’elles lui renvoient. Ainsi, utiliser une image reste sans doute le moyen le plus simple de créer la même représentation mentale d’un problème chez plusieurs personnes différentes. C’est ce que nous apprend David Sibbet, inventeur de l’expression « facilitation graphique ». Premier à utiliser cette nouvelle technique dans les années 70, David Sibbet est aujourd’hui considéré comme un des pionniers de la facilitation graphique. Il a écrit de nombreux ouvrages, le premier datant de 1980, intitulé I see what you mean : Group Graphics Workbook Guide. Il est également le fondateur de The Grove Consultants International, organisation créée en 1977 à San Francisco dans le but de faire connaître la facilitation graphique et qui offre aujourd’hui aux entreprises une large gamme de services reposant sur la pensée visuelle. Plus précisément, l’organisation se spécialise dans l’accompagnement aux réunions et à la transformation. Pour les curieux, un deuxième petit détour par ici s’impose : https://www.thegrove.com/blog.

Mais alors, comment expliquer le caractère fédérateur de l’image que décrit David Sibbet ? La réponse est simple : voir une idée à travers les yeux étend considérablement la capacité de compréhension et de synthèse. De plus, la présentation des idées est facilitée lorsque les mots ne suffisent pas, ceux-ci déclenchant des processus communs de réflexion, de dialogue, de conception et d'action. Pour cette raison précise, la pensée visuelle est une stratégie précieuse en faveur de la résolution de problèmes, de la collaboration et de la communication ouverte. C’est pour cette raison qu’elle est sollicitée dans le cadre de la médiation appliquée à tout domaine, ou de l’animation des équipes, dans le contexte de l’entreprise.

Pourtant, la pensée visuelle est complexe à définir, en ce sens qu’elle recouvre une réalité très vaste, mais pour les besoins de cet article, elle sera avant tout abordée en tant qu’outil qui consiste à transmettre et exposer des idées à travers des dessins simples et facilement reconnaissables. D’ailleurs, les formes utilisées sont les plus simples possibles (rond, carré, triangle, point, ligne) et son à la portée de tous. Il n’est ainsi pas nécessaire d’être un artiste pour pratiquer la pensée visuelle. L’UX designer Eva-Lotta Lamm (brève parenthèse, le métier du user experience designer consiste à améliorer l’expérience utilisateur et à la rendre agréable et utile) nous rappelle d’ailleurs que chacun peut y voir l’occasion d’expérimenter et de jouer sans devoir se préoccuper de mal faire ou de devoir trop bien faire. En gros, on peut être nul en dessin et faire de superbes prises de note visuelles. Parlons-en, dans le sillage du visual thinking, le sketchnoting est une pratique basée sur la prise de note rapide. Les deux chefs de file de ce mouvement sont Mike Rohde et Eva-Lotta Lamm, également conférenciers sur ce sujet.

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Capture d’écran de l’intervention d’Eva-Lotta Lamm à la Conférence « Frontend » de Zurich en 2016. Cet extrait illustre le propos ci-dessus, visant à démontrer que la pensée visuelle est accessible à tous, se basant sur des formes minimalistes, puisque l’emphase est avant tout mise sur l’idée et pas sur l’esthétique. Source : https://vimeo.com/181110884?embedded=true&source=video_title&owner=53238985

Bref, pour comprendre comment la magie opère, il suffit tout simplement de rappeler que la force de la pensée visuelle tient à l’association qu’elle met en place entre les systèmes verbal et visuel, dont le traitement fait appel à des zones différentes du cerveau. L’intersection entre les trois cercles qui se chevauchent, dans le schéma suivant, symbolise l'idée que la pensée visuelle est pleinement expérimentée lorsque la vue, l'imagination et le dessin se fondent dans une interaction active.

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La pensée visuelle a été théorisée en 1980 par l’ingénieur Robert McKim et est définie par ce dernier telle que l’interaction active entre voir, dessiner et imaginer. Source : https://kimsvandenberg.medium.com

Bref, si vous devez retenir une chose dans tout cela, c’est que lorsque nous pensons, nous utilisons des véhicules pour traiter notre pensée. Ces véhicules ne sont pas les pensées elles-mêmes, mais plutôt des représentations de nos pensées.

Dans le contexte artistique en particulier, ces véhicules de la pensée sont employés pour communiquer avec le public. Il existe des peintures et des sculptures qui dépeignent des personnages, des objets, des actions dans un style plus ou moins réaliste, mais indiquent qu'il ne faut pas les prendre au pied de la lettre car ils se veulent avant tout des véhicules symboliques d'idées. Puisque l'image n’est pas à prendre au premier degré, le spectateur a pour mission de la décoder et de dire ce qu'elle symbolise.

Pour comprendre l’importance de cette symbolique, il convient de mettre en parallèle le véhicule « de la langue » et celui de la pensée. Le vecteur linguistique, bien que puissant, peut constituer un frein à la communication d’une idée, notamment en milieu interculturel, là où la pensée visuelle peut s’avérer beaucoup plus universelle.

Prenons l’exemple d’un luxembourgeois ne lisant et ne parlant pas le japonais face à un manuscrit du 18ème siècle tel que celui présenté ci-après, qu’il serait amené à voir dans un musée. Au-delà du fait d’en apprécier le caractère esthétique, il ne sera pas en mesure d’en décoder la signification. En revanche, il est bien possible que cette même personne assiste à une représentation artistique d’une autre culture, par exemple celle du Japon, (spectacle de danse, théâtre, concert, exposition de sculptures…) et puisse en comprendre le sens ou l’histoire grâce à des éléments non-linguistiques. Les arts visuels font en effet appel à des véhicules pour transmettre des idées, comme entre autres les images - y compris animées, les photographies, les sons, les dessins, les croquis, en plus des sens tels que le toucher, le mouvement et les émotions…autant de véhicules dans l’art qui permettent de communiquer un concept ou une pensée et de la rendre intelligible pour les autres.

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Capture d’écran d’un dessin ornant un manuscrit japonais du XVIIIe siècle traitant de l’art de faire vivre les fleurs, sur l’encyclopédie en ligne Larousse Média www.larousse.fr (Galerie Jeannette-Ostier, Paris.) Ph. Nelly Delay © Archives Larbor.

En fait, ces véhicules de pensée et d'opérations mentales sont utilisés très souvent, tous les jours, par la plupart des gens, et dans de nombreuses situations.

Pour en revenir à une référence plus moderne, qui parlera au plus grand nombre, la pensée visuelle se matérialise également à travers l’infographie, qui donne les moyens à l’humain de communiquer des statistiques et des concepts chiffrés de manière approfondie, à travers une visualisation informatique permettant en contrepoids une lecture d’ensemble efficace et synthétique.

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Exemple d’infographie illustrée reflétant l’état des entreprises familiales au Luxembourg. Source et crédit : Chambre de Commerce Luxembourg, mars 2021 / www.cc.lu

Pour finir, c’est sans doute le bestseller « Convaincre en deux coups de crayons » de Dan Roam qui décrit le mieux le processus de la pensée visuelle. La première étape de ce processus consiste, selon lui, à observer et à établir la vision la plus globale possible de son environnement.

La deuxième étape consiste à creuser au-delà de la première impression et à commencer à organiser, sélectionner, classer les éléments dans sa tête, ainsi qu’à repérer les schémas préexistants. La troisième étape est celle de l’imagination, des connexions mentales et de la mise en œuvre de la créativité. Enfin, la dernière étape consiste à dévoiler ses idées aux autres, à leur donner sens et, surtout, à les faire comprendre afin d’élaborer sur cette base et de co-construire avec autrui.

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Couverture de l’ouvrage de Dan Roam, « Convaincre en deux coups de crayons ». Traduit par Anne Rémond, 3e édition. ESF Éditeur, 2014

Pour aller plus loin et comprendre comment la pensée visuelle peut servir des projets locaux, nous avons rencontré Vanina Gallo, facilitatrice graphique (ré)installée au Luxembourg depuis 5 ans. Ne manquez pas son portrait en partie 2 de l’article (à venir).