Les arts et la critique des œuvres 4/4

19 aoû. 2022
Les arts et la critique des œuvres 4/4

Article en Français
Jean-Marie Schaeffer

De la diversité des attitudes critiques

Quel que soit le positionnement de la critique, qu’elle voie les œuvres du côté de leur création, du côté des récepteurs ou du côté de l’art comme catégorie ontologique ou historique, elle peut mettre l’accent sur différentes attitudes discursives à l’égard de son objet. Sans prétendre à l’exclusivité, on peut distinguer au moins quatre attitudes possibles : l’attitude descriptive-explicative, l’attitude judicatrice, l’attitude expériencielle et l’attitude programmatique. La plupart des critiques combinent plusieurs de ces attitudes, mais généralement l’une d’elles domine.

Une critique à dominante descriptive-explicative peut sembler être une entreprise contradictoire, puisque la critique comme telle est un discours évaluatif.  L’impression de contradiction peut cependant être levée si on s’entend sur le fait, déjà indiqué, que toute évaluation présuppose une description de ce qui va être évalué. Toute critique implique donc une composante descriptive-explicative qui nous donne des informations sur l’œuvre, sur le projet de l’artiste etc. Cette partie descriptive (par exemple l’ekphrasis dans le cas de la peinture, dont il a été question plus haut) pallie l’absence de l’objet critiqué dans le discours critique. Il existe quelques exceptions à cette règle, comme le cas de la critique musicale radiophonique qui évalue comparativement différentes interprétations d’une même œuvre : la discussion critique y est précédée par une écoute d’un fragment de l’œuvre (ou plus rarement de sa totalité). Mais en règle générale le discours critique n’est pas émis en présence de l’œuvre critiquée (bien que dans le cas d’œuvres d’art visuelles, une reproduction puisse avoir une fonction illustrative). 

Il est possible que la mutation numérique en cours d’une partie des pratiques artistiques et des discours critiques rendra plus facile à réaliser la co-présence d’exemplifications de l’œuvre et du discours critique portant sur elles. Mais cela ne réduirait pas pour autant l’importance de la description verbale dans les domaines où la dimension perceptive de l’œuvre sous-détermine son identité opérale, comme c’est le cas pour de nombreuses œuvres relevant de l’art contemporain, dont la dimension proprement perceptive est liée à une dimension conceptuelle à laquelle le récepteur doit impérativement avoir accès pour comprendre l’enjeu réel de l’œuvre et donc pour pouvoir l’évaluer.

L’attitude judicatrice est sans doute l’attitude dominante de la plupart des discoures critiques.  En témoignent les expressions de « Kunstrichter », « juges des beaux-arts », « art judges », qui ont été utilisées pendant longtemps pour décrire le rôle et la fonction des critiques dans le domaine des arts. De façon paradoxale, les « Kunstrichter » sont une des cibles attaquées par Kant dans la 1ere partie de sa « Crique de la faculté de juger » consacrée à « Critique de la faculté de juger esthétique  : bien que lui-même  réfère le goût esthétique à la « Urteilskraft », il tente de montrer que dans sa variante esthétique le mode d’opération de celle-ci est incompatible avec les pratiques des critiques - des « Kunstrichter » - dominants à l’époque et qui jugeaient les œuvres selon leur conformité à des règles préétablies.

Il n’en reste pas moins qu’à un moment ou à un autre tous les critiques d’art procèdent à des jugements portant sur la valeur des œuvres et qui donc ont un statut de verdict, au même titre que les jugements du tribunal.

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Ill. La force de verdict du discours critique….

Il est vrai que le verdict du critique d’art n’a en principe pas de puissance exécutoire propre, contrairement aux verdicts des tribunaux. Il peut certes influencer les récepteurs (et les artistes) mais il ne peut jamais les contraindre. Ce n’est que dans les sociétés totalitaires où la critique peut être judicatoire au sens absolu du terme. C’était le cas, sous Staline, des verdicts artistiques de Jdanov, le « critique » officiel du régime. Ses verdicts étaient exécutoires au sens le plus strict du terme, se traduisant dans certains cas par l’emprisonnement, voire l’exécution, de l’artiste dont les œuvres avaient été jugées négativement. Mais il ne s’agissait évidemment pas de critique artistique : les principes au nom desquels Jdanov portait ses verdicts étaient ceux de l’idéologie politique totalitaire du stalinisme.

L’attitude expérientielle est une composante intrinsèque de toute critique d’art pour une raison déjà indiquée et qui tient à l’ontologie même des œuvres d’art : pour opérer comme œuvres d’art (et donc pour pouvoir rendre opératoires leurs propriétés effectives) elles doivent faire l’objet d’une expérience individuelle (mais qui peut être partagée).  Comme le discours critique implique une objectivation des propriétés et appréciations expérientielles, cette attitude ne doit pas nécessairement être affichée réflexivement dans le discours critique.  Il n’en reste pas moins qu’une explicitation de la dimension expérientielle est toujours possible et qu’elle dote le discours critique d’une force persuasive particulièrement forte, puisque le lecteur peut adopter imaginativement la posture expérientielle du critique et donc la « revivre ».  En fait l’explicitation de l’attitude expérientielle par le critique augmente les chances de partage des potentialités expérientielles des œuvres sans devoir faire appel à des modes opératoires de nature prescriptive ou injonctive, donc en laissant entière la liberté du lecteur.

L’attitude programmatique est une composante importante de tous les discours critiques qui adoptent comme positionnement la perspective de l’œuvre d’art conçue comme exemplification de l’art. Tel fut le cas des discours critiques ayant soutenu les mouvements modernistes du début du XXe siècle. Dans le domaine de l’art contemporain, certains types de « coproduction » des œuvres par la critique relèvent de la même logique. Dans ce dernier cas la critique dévoile souvent la dimension conceptuelle de l’œuvre et devient ainsi inséparable d’elle. La différence avec les discours critiques ayant soutenu l’art moderniste réside dans le fait qu’ici le critique ne juge pas les œuvres en fonction d’un programme collectif projeté dans l’avenir, mais explicite un programme individuel déjà exécuté. Il faut donc distinguer à l’intérieur du discours critique consacré à l’art contemporain entre une éventuelle attitude programmatique en faveur de tel ou tel mouvement (par exemple l’arte povera) et les explicitations du programme conceptuel de telle ou telle œuvre singulière de tel ou tel artiste.  Ce n’est que dans ce deuxième cas que la critique devient consubstantielle à l’œuvre.

Au-delà de ces cas particuliers on peut noter qu’un critique n’évalue presque jamais les œuvres de manière purement interne, donc dans leur singularité. Il s’appuie généralement sur un ensemble de présupposés plus généraux liés à ses croyances concernant la nature ou les buts des arts ou de tel art en particulier. Ces croyances relèvent bien d’une attitude programmatique puisqu’elle l’amène à moduler son évaluation des œuvres individuelles selon leur proximité ou leur éloignement d’une figure idéale de ce devrait être l’art en question. Lorsque le programme du critique correspond au programme socialement dominant il est rare qu’il soit formulé explicitement (il se peut même qu’il ne soit pas formulé du tout, le critique, comme chacun d’entre nous, ayant tendance à identifier les croyances qui sont majoritaires à la réalité comme telle). En revanche lorsque son programme va à l’encontre des évidences admises par le programme socialement dominant, il le formulera et le défendra en général de façon explicite.

Pour conclure il faut cependant rappeler que ces attitudes, tous comme les trois positionnements distingués plus haut, constituent des types idéaux et que dans les faits les discours critiques les combinent tous en mettant l’accent, selon le contexte et la visée, sur un tel ou un tel.