Les arts et la critique des œuvres 3/4

08 aoû. 2022
Les arts et la critique des œuvres 3/4

Article en Français
Jean-Marie Schaeffer

A propos de trois types de positionnement critique

Comme indiqué, la critique fait partie des multiples instances de médiation entre les créateurs et les destinataires des œuvres d’art qui sont constitutives de la vie des arts dans les sociétés modernes et actuelles. La spécificité générale de la critique par rapport aux autres intermédiaires réside d’abord dans le fait qu’elle est un intermédiaire discursif (ce qui n’est pas nécessairement le cas d’un marchand de tableaux ou d’un responsable d’achat d’œuvres d’un musée, par exemple). En deuxième lieu, parmi les divers discours de médiation qui permettent aux œuvres d’atteindre leur public, sa spécificité réside dans le fait qu’elle a une fonction évaluative, ce qui n’est pas le cas, loin de là, de tous les autres discours de médiation. Par exemple, les agences d’information publiant les annonces des événements artistiques à venir jouent un rôle de médiation très important dans la vie actuelle des arts, mais leur fonction est informationnelle au sens strict du terme, c’est-à-dire qu’ils ne visent pas à orienter les choix de leurs lecteurs. Ils remplissent bien leur fonction principale lorsqu’ils sont les plus exhaustifs possible, alors que le discours critique vise en général au contraire à diriger les choix des lecteurs.

Cela ne veut pas dire que la critique n’a pas de fonction informationnelle. Dans la mesure où le discours critique porte sur des objets réels qui existent indépendamment de lui, il doit permettre au lecteur d’identifier les objets en question ce qui implique que toute critique doit comporter une composante ou phase proprement informationnelle. Mais l’importance relative de la composante évaluative et informationnelle dépend fortement du positionnement du critique par rapport aux trois pôles de l’espace de la médiation artistique : le créateur, le récepteur et l’œuvre. Ces trois pôles sont liés à des positionnements critiques différents : le critique peut se positionner du côté du pôle de l’artiste, du côté de celui du récepteur ou du du côté de celui de l’œuvre, et plus généralement, de l’art comme réalité collective. La plupart des critiques combinent à des quantités diverses ces trois positionnements, mais il peut être intéressant de les analyser isolément comme autant d’idéaux-types de la posture critique.

La critique se positionnant du côté de l’artiste se donne comme but essentiel de promouvoir certaines œuvres et plus généralement certains artistes auprès du public. La condition de félicité d’une telle critique réside dans la capacité du critique à traduire les intentions de l’artiste, à convaincre le public que l’œuvre est une incarnation réussie de cette intention et que donc elle constitue une contribution importante à l’art, ou va être la source d’une expérience enrichissante pour le ou les récepteurs, etc.(le choix du type de bienfait réalisé par l’œuvre  dépendant de la conception de la fonction des œuvres d’art qui est celle du critique en question). Ce positionnement se traduit en général par des critiques laudatrices. Ceci ne signifie pas nécessairement qu’elle soit servile ou opportuniste. C’est plutôt que le moment évaluatif se situe généralement en amont de la décision d’écrire sur l’artiste en question plutôt que sur un autre.  Cela correspond d’ailleurs à une conviction parfois ouvertement assumée selon laquelle on ne devrait écrire que sur les œuvres qu’on aime ou qu’on valorise, les jugements négatifs étant remplacés par le fait d’ignorer, donc de ne pas écrire sur les œuvres/artistes qu’on n’apprécie pas. 

Le positionnement critique du côté du récepteur évalue les œuvres d’art en adoptant le point de vue des récepteurs. A première vue cela semble le positionnement le plus « normal », puisque le critique est effectivement « un récepteur » de l’œuvre et non pas son créateur et que par ailleurs, comme nous l’avons vu toute critique est fondée sur l’expérience de l’œuvre par le critique, donc sur une relation à l’œuvre qui est celle de tout récepteur. Il existe des critiques célèbres adoptant ce positionnement : il suffit de penser aux Salons de Diderot qui dépeignent les œuvres de manière quasi exclusive du point de vue de leur effet (réel ou supposé) sur le regardeur et qui les classent selon leur capacité à atteindre ce but.

"..."

"..."

Ill 3 : Deux grandes figures de la critique d’art : Diderot et Baudelaire

Une grande partie des critiques paraissant dans la presse généraliste relèvent de ce positionnement qui combine en général une mission informative (présentation des événements artistiques concernés) et évaluative. En principe ce type de critique  se caractérise par son caractère non préconçu :  le critique suit l’actualité plutôt que de choisir  selon un point de vue préconçu les événements, les œuvres ou les artistes qui l’intéressent ; de même, étant donné la variété de l’actualité, il a l’occasion de critiquer des événementss, œuvres, artistes envers lesquels  il a un jugement mitigé, ce qui peut l’amener à des évaluations nuancées, mettant en avant des points forts tout en soulignant des points faibles, et échappant du même coup au binarisme de l’admiration ou de la détestation.  Le risque majeur qu’il doit affronter c’est de ne pas réussir à convoyer un point de vue stable au fil de ses critiques et donc de sombrer dans une critique « impressionniste ou erratique désorientant ses lecteurs.  D’où l’importance pour le critique de développer un tempérament propre qui puisse servir de boussole à ses lecteurs.

Le positionnement critique adoptant le point de vue de l’œuvre vue comme exemplification de l’art aboutit à une pratique critique qui contextualise les évaluations dans le cadre d’une conception générale de l’art qui servira d’étalon à l’évaluation des œuvres et des artistes. Une telle critique présuppose l’existence d’une notion théorique  robuste concernant soit la « nature » d’un art ou de l’art en général, soit de l’évolution ou de l’histoire des arts. La critique pro-moderniste et pro-avant-gardiste du XXe siècle a été un exemple canonique d’un tel positionnement. Ainsi le cubisme et la naissance de l’abstraction furent accompagnés d’un engagement critique  qui plaça en son centre non pas l’individualité de telle ou telle œuvre (ni même tel ou tel artiste, par exemple Picasso ou  Braque pour le cubisme, Kandinsky ou Mondrian pour l’abstractionnisme), mais le projet cubiste et le projet abstractionniste  comme deux étapes d’une prise de conscience par l’art pictural de sa propre essence, irréductible au mimétisme réaliste (selon le cubisme) ou au représentationnalisme (selon le programme abstractionniste).

"..."

"..."

Ill. 4 : Apollinaire, Un compagnonnage critique avec le cubisme : Portrait d’Apollinaire par Pablo Picasso ; Guillaume Apollinaire : Les peintres cubistes

Il en alla de même dans le cas de la naissance de la musique atonale et de la musique dodécaphonique, qui servirent de base au positionnement critique du philosophe T.W. Adorno dans le domaine de la musique, ou encore de l’expressionnisme abstrait américain qui servit de base à la critique de Clement Greenberg, le « pape de la critique moderniste ». Dans tous ces cas, le positionnement de la critique situait les œuvres dans le cadre d’une théorie générale de l’art, les critiques considérant que leur rôle était d’aider les arts à progresser. Cette théorie générale était une conception historiciste de l’art dont le fondement théorique remontait à la philosophie de l’idéalisme allemand. Mais il existe aussi des cas de critique se positionnant du côté de l’art mais dont la perspective n’est pas historiciste mais plutôt essentialiste. Ce fut le cas des textes critiques du philosophe Martin Heidegger consacrés à Hölderlin ou encore à Van Gogh. Selon le philosophe la validité absolue des œuvres de ces artistes résidait dans le fait qu’ils mettaient en œuvre le fondement ontologique même de l’art, son Ursprung.  

Partie 4 à suivre.

ARTICLES