5 questions à Tina Gillen au sujet de Faraway So Close

21 avr. 2022
5 questions à Tina Gillen au sujet de Faraway So Close

Article en Français
Auteur: Patricia Sciotti

Avec Faraway So Close, l’artiste luxembourgeoise Tina Gillen représentera le Grand-Duché de Luxembourg à la 59e Exposition internationale d’art – La Biennale di Venezia, qui ouvre ses portes le 23 avril prochain. Son exposition, déployée dans le Pavillon du Luxembourg, dans les espaces historiques de l’Arsenale, est composée d’un ensemble de nouvelles peintures de dimensions importantes mises en espace au sein d’une installation évoquant les décors de cinéma peints. Au centre de l’espace se trouve un élément sculptural, le Rifugio, inspiré des souvenirs de maisonnettes de bord de mer ancrés dans la mémoire de l’artiste. Cette installation picturale entraine le regard du spectateur dans une expérience visuelle et sensorielle qui oscille entre planéité et profondeur… Tina Gillen y explore les relations que nous entretenons avec le monde qui nous entoure.

Rencontre avec une artiste à la réflexion engagée. L’après-midi tire à sa fin et nous nous retrouvons sous la verrière du Mudam Café, où les rayons du soleil printanier nous réchauffent un peu trop. Nous sommes les derniers à rencontrer Tina Gillen, après une journée riche de présentations et d’interviews. Notre échange débute tout doucement, presque avec hésitation et, tout à coup, sa voix se fait plus fluide. Une pensée claire, passionnée, intense et engagée jaillit sans discontinuité de sa bouche. Un moment suspendu où elle nous ouvre les portes de son univers de création.

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Tina Gillen, Luxembourg Pavilion, Biennale Arte, 2022 © Florian Kleinefenn

Quelle a été la genèse de ce projet ? Comment s’est construit dans votre esprit l’ensemble du projet ?

J’ai conçu l’exposition en ayant à l’esprit le site des Sale d’Armi, situé à l’Arsenale, où se trouve désormais le Pavillon du Luxembourg. J’ai dès le départ souhaité proposer un projet qui dialogue avec cet espace. Je me suis alors intéressée plus précisément à l’histoire de ce lieu, qui remonte au 15e siècle. Les Sale d’Armi étaient un entrepôt d’armes et c’est à partir de cette idée de stockage, d’entrepôt, que j’ai imaginé mon installation. Pour une peintre, cet espace n’est pas évident, car il ne dispose pas de murs où accrocher les œuvres. Mais cette contrainte est devenue une source d’inspiration. Elle m’a forcée à être radicale. Elle m’a incitée à penser mon projet comme une installation plutôt que comme une simple exposition, au sens classique du terme. L'échelle de l’espace a quant à lui influencé la taille de mes toiles. Il fallait aussi trouver un moyen de les présenter dans l’espace, d’où cette idée de décors. J’ai travaillé avec une maquette pour imaginer la mise en scène.

En ce qui concerne les sujets que j’aborde, j’ai ressenti le besoin de revenir aux sources de mon travail, de revenir à la maison, en quelque sorte. J'ai essayé de porter un regard rétrospectif sur ma production passée tout en rendant visibles de nouvelles orientations. En 2018, j'avais déjà travaillé autour de motifs liés aux questions de l’environnement, de l’anthropocène, des paysages contemporains, d’un monde bouleversé. Avec Faraway So Close, j’ai eu envie de poursuivre ces réflexions.

Votre projet a été choisi au moment même où la pandémie de la COVID-19 éclatait. Le titre de l’exposition, Faraway So Close, qui résonne avec la situation que nous avons traversée collectivement, a-t-il été une réponse à cette expérience, ou existait-il au préalable ?

Le titre s’est imposé à moi durant la phase de conception du projet, avant le début de la pandémie donc. Si je peux me permettre de dire cela : c’est comme si j’avais pressenti que quelque chose allait se passer, que nous étions sur le point de nous remettre en question, en tant que société, de reconsidérer notre relation à nos espaces domestiques et au lointain. Je parle de la petite échelle, de l’individu, mais en même temps aussi du monde. Avec Faraway So Close, il était aussi important pour moi de réfléchir à l'influence des médias, du poids que représente tout ce qui envahit notre vie privée. Avec l’omniprésence des nouveaux médias, je me pose ces questions : est-on encore connectés à la vraie nature des choses ? Est-on encore reliés à ce qui nous entoure, à la nature ?

Ceci a été l’une des bases de ma réflexion dans l’élaboration du titre. J’ai voulu aussi parler du simple fait d’être touchée par quelque chose qui se passe ailleurs dans le monde. Nous sommes tellement habitués à regarder les choses avec distance, à la télévision ou dans les journaux. Qu’il s’agisse de la crise climatique ou maintenant de la guerre… On est touché par ce qui arrive ailleurs, loin de nous et en même temps, que fait-on, que peut-on faire ? Comment répondre à ces événements ? C’est cette remise en question que je voulais mettre en valeur avec le Rifugio. Il a une valeur symbolique, c’est un espace métaphorique, un endroit où on peut se ressourcer. Pour moi, il incarne aussi l'atelier d’artiste, un lieu création. C’est aussi un abri. C’est un espace polysémique… Au sein de l’installation, c’est un endroit ouvert sur le monde qui l’entoure. Il y a une circulation entre l’espace intérieur, le Rifugio, et le monde extérieur, représenté par les peintures.

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Tina Gillen, Luxembourg Pavilion, Biennale Arte, 2022 © Florian Kleinefenn

Certaines des œuvres de l’exposition, comme les toiles qui représentent des habitations, font écho à des œuvres bien plus anciennes, comme Häusersequenz, qui fait partie de la collection du Mudam, composée de 24 petites toiles représentant des maisons pavillonnaires. Dans quel sens peut-on dire que le projet imaginé pour le pavillon luxembourgeois est une continuité de votre réflexion artistique, une autre perspective apportée à un questionnement plus large ?

La question de l’habitation fait partie de mon travail depuis longtemps, depuis mes toutes premières peintures, comme vous le rappeliez à l’instant. Peu après Häusersequenz, que j’ai peinte alors que j’étais encore étudiante, j’ai réalisé une série de peintures et de dessins représentant des tentes – un motif que j’ai réinvesti à différents moments de mon parcours. À l’époque, l’idée d’une habitation récréative et mobile m’intéressait. Par la suite, mes réflexions ont évolué vers l’idée d’une habitation plus universelle, de la maison comme archétype. Enfin, encore plus récemment, l’idée de l’abri est devenue plus métaphorique. Avec les petites maisons de Häusersequenz, ma démarche était presque documentaire, « photographique ». J’explore désormais une relation plus complexe entre l’intérieur et l’extérieur. On est à la fois observé et observateur. C’est ce qui se joue dans le Rifugio, dont la forme provient d’une petite peinture sur papier que j’ai réalisée en 2018. Le Rifugio prolonge aussi mes réflexions sur la relation entre la peinture et l’espace. C’est une manière d’intégrer plus directement le spectateur dans mon univers, dans mon installation.

Une partie des toiles que vous avez produites pour l’exposition évoquent des phénomènes naturels intenses, comme le rayonnement du soleil ou les tempêtes. En quoi leur présence est primordiale dans l’exposition ?

L’expérience que ces tableaux offrent est très physique, très sensorielle. Les couleurs sont très vives et irradient l’espace. Quand on se rapproche de la toile, on perçoit aussi une forme de sensualité de la peinture, quelque chose de très tactile. D’autres peintures sont plus calmes, plus silencieuses. Il y a un changement de vitesse et de rythme. Comment représenter des éléments naturels tels que la chaleur, le feu ou le vent ? Je voulais aussi parler des choses qui nous ont marqués au cours de ces dernières années, au point de créer un nouvel imaginaire collectif. Il y a eu des inondations, des incendies, des vagues de chaleur, des tempêtes, des éruptions volcaniques… J’essaie de prendre en compte cette nouvelle perception du monde, de la partager avec le spectateur.

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Tina Gillen, Luxembourg Pavilion, Biennale Arte, 2022 © Florian Kleinefenn

Finalement, votre installation véhicule des messages forts qui font écho à la situation du monde actuel…

Depuis la Renaissance, l'être humain est placé au centre du monde et la nature est relayée au second plan, dans une vision très hiérarchique de notre relation à notre environnement. Il me semble que l’on a dépassé ce stade et qu’il est temps de reconsidérer notre positionnement. Le monde ne nous est pas subordonné, nous sommes au contraire pleinement immergés en lui. Il ne s’agit pas de deux entités séparées, la culture d’un côté, la nature de l’autre, les choses sont bien plus entremêlées. Avec ma peinture Power, que nous avons utilisée comme image principale pour la communication autour de l’exposition, j’ai voulu évoquer l’idée d’énergie, des ressources naturelles, interroger la forme du paysage aujourd’hui. L’exposition, plus généralement, met l’accent sur le climat, sur la crise écologique. En travaillant autour de la notion de décors, j’ai voulu suggérer que les œuvres de l’exposition sont interchangeables. C’est comme un arrêt sur image, à un instant T, mais ce n’est pas un aboutissement ou une conclusion, c’est une étape de réflexion…