5 questions autour de Instant Comedy

14 mar. 2022
5 questions autour de Instant Comedy

Article en Français
Auteur: Godefroy Gordet

« Filip Markiewicz TM »

Il y a quelques mois, nous nous entretenions avec l’artiste multidisciplinaire Filip Markiewicz autour de sa dernière création spectaculaire Euro Hamlet. Un projet qui aura grandi en parallèle de la sortie de son dernier album Ultrasocial Pop via son projet musical Raftside et de la conception de son exposition Instant Comedy, visible à la Konschthal à Esch-sur-Alzette – ville de son enfance, tout un symbole –, jusqu’au 22 mai prochain. Ce sont ainsi trois projets liés en un grand tout, qui forment une œuvre d’art totale, une histoire en somme, celle du quotidien d’un artiste que nous livre Filip Markiewicz, tout juste redescendu du vernissage de son Instant Comedy.

Instant Comedy

Filip Markiewicz, Instant Comedy, 2022

Bonjour Filip. Dans cette frénésie créatrice, comment avez-vous vécu ces derniers mois entre projets théâtral, musical et muséal, ce « grand tout » ?

Ce fut très intense, je doute toujours énormément quand je produis. Pour Instant Comedy à la Konschthal, j’ai produit beaucoup de peintures, dessins, sculptures, vidéos, animations 3D spécialement pour le lieu, et comme ce fut de nouvelles séries pour un nouveau lieu, il fallait que je trouve le langage adéquat qui puisse aussi dialoguer avec l’architecture du lieu qui est assez complexe. J’ai ainsi fait beaucoup de simulation afin de créer une sorte d’unité. Mais je ne voulais surtout pas lier Euro Hamlet de manière trop frontale au reste de l’installation, l’évidence formelle aurait été trop facile, j’ai ainsi préféré créer des contrastes, qui sont finalement aussi des liens. Ce qui m’importait beaucoup pour Instant Comedy c’était d’éviter les règles qui émergent à chaque fois que l’on crée des associations. L’esprit du Joker – sur son œuvre picturale Impeach – fut une sorte de guide libérateur, un peu comme Virgil dans la Divine Comedy de Dante. J’aime travailler de manière organique. Les différentes pièces résonnent entre-elles, chaque peinture, chaque dessin, chaque vidéo devient une partie essentielle, afin de créer un théâtre total.

L’Espace d’art contemporain Konschthal Esch vous invite pour lancer sa programmation 2022 et ce dans le cadre des inaugurations de Esch2022 - Capitale Européenne de la Culture. Ainsi, le 26 février dernier vous avez ouvert une exposition monographique où se loge un nouveau cycle de peintures et de sculptures rassemblées sous le titre Instant Comedy, en écho à l’un des titres de votre disque Ultrasocial Pop. Cette nouvelle « monstration » de votre travail artistique, de quoi parle-t-elle ?

L’exposition Instant Comedy est en lien direct avec mon album Raftside Ultrasocial Pop, il s’agit du titre d’un single de l’album. Le concept du morceau, le texte et le clip furent une première esquisse de ce qu’allait devenir l’exposition à la Konschthal. J’ai écrit le morceau quelques jours après l’attaque du Capitol à Washington par les activistes pro-Trump. Ce théâtre social tragique du monde moderne définissait une sorte de nouvelle ère, post-Trump, qui a trouvé aussi un écho assez rapidement en Europe avec les mouvements « antivax », souvent dirigés par l’ultra-droite et l’ultra-gauche sur les réseaux sociaux. Le projet Instant Comedy est une réaction à ces faits sociétaux, l’exposition est une sorte de matérialisation allégorique de l’esprit ambiguë des réseaux sociaux, qui produisent la haine, la contre-information, la propagande, le racisme, mais sont en même temps aussi la matrice de la pop culture et de l’absurdité de notre monde. La série de sculptures en bronze représentent ce mouvement ininterrompu des informations digitales sonores et visuelles dans notre liquidité moderne. Au-delà de ça, les sculptures et les peintures, sont aussi dans un espace-temps indéfini, je me suis concentré sur l’aspect formel du mouvement qui fait référence à l’histoire de l’art et crée ainsi un dialogue avec notre monde contemporain.

Filip Markiewicz, Rehearsal for a self portrait

Filip Markiewicz, Rehearsal for a self portrait, 2022

Y a-t-il dans votre exposition comme dans la chanson qui l’aura inspirée un caractère de l’ordre de l’autoportrait ?

Oui, je crois que c’est assez évident dans la chanson Instant Comedy, j’ai créé pour le clip Raftside une figure en 3D qui représente en quelques sortes mon alter-ego digital. Cela-dit, il s’agit d’un déplacement de ce qu’est l’autoportrait dans l’histoire de l’art. La question de l’autoportrait est placée dans une mise en abyme tout au long de l’exposition. Ainsi le jeu de miroir qu’il peut y avoir entre les différentes pièces et la distorsion liquéfiée de l’image, crée un jeu avec le spectateur, qui devient partie intégrante et acteur de l’installation. Une de mes peintures Rehearsal for a self portrait – répétition pour un autoportrait –, questionne ce sujet de théâtralité, de miroir et du rapport entre la scène et le public. La culture du selfie dans notre société évoque beaucoup la solitude dans laquelle nous nous trouvons tous. Le projet Instant Comedy pourrait être lu comme une sorte de selfie de la société actuelle.

Dans votre travail, vous aimez à jouer avec l’actualité en la mêlant aux grandes théories du monde de l’art, de la philosophie ou de la sociologie. Ici dans votre exposition pour la Konschthal Esch, en plus d’y mêler votre travail musical, vous y introduisez également vos récentes recherches autour de textes de Shakespeare – qui auront fait naitre Euro Hamlet. Dans ce sens, que vous permet la multiplication des lignes de pensée, médias et formes que peut prendre votre travail interdisciplinaire ?

Avec la dramaturge Katrin Michaels nous avons réduit le texte de Shakespeare dans Euro Hamlet à l’essentiel, aux questions existentielles, en évitant une trame narrative, car je voulais une mise en scène plus proche d’une performance que d’une pièce de théâtre au sens plus traditionnel afin d’y retrouver une urgence contemporaine. L’actualité est toujours là, surtout à travers Hamlet, il s’agit d’un texte terriblement actuel. Grâce au texte j’ai pu effectuer un pas de côté afin d’avoir une prise de conscience philosophique, cela a provoqué un dialogue avec le reste de l’exposition. Le jeu des acteurs Marie Jung, Leila Lallali, Luc Feit et Joran Yonis est devenu le cœur de l’exposition Instant Comedy dont les phrases résonnent dans toute l’installation de la Konschthal, pour amplifier cela j’ai aussi créé une programmation de lumières dans l’exposition qui est synchronisée avec la vidéo d’Euro Hamlet au rez-de-chaussée. La multiplication des lignes de pensés permet une remise en question constante, cela donne une fragilité à l’ensemble de l’installation. Je ne pourrais pas produire une installation et être certain de ce qu’elle signifie, les contrastes, le dialogue et les points de frictions entre les œuvres permettent de déséquilibrer les idées préconçues, cela s’apparente davantage à ce à quoi ressemble notre monde actuel : en apparence organisé, mais jamais très loin du chaos.

Filip Markiewicz, Volk, 2022

Filip Markiewicz, Volk, 2022

Depuis votre exposition Celebration Factory en 2018 au Casino Luxembourg – Forum d’Art Contemporain, sous le commissariat de Catherine Hemelryk et Kevin Muhlen, votre travail n’a plus trouvé « scène » au Luxembourg, votre pays d’origine, pour lequel vous aviez été le représentant en 2015 lors de la 56e Biennale d’art contemporain de Venise avec votre projet Paradiso Lussemburgo. Y a-t-il ainsi un caractère sensible à cette nouvelle exposition sur les terres de votre enfance, au cœur d’Esch-sur-Alzette ?

Oui Esch-sur-Alzette m’est très cher, ce n’est jamais évident d’exposer là où tout le monde vous connait. Mais j’ai eu mes premières expériences artistiques à Esch-sur-Alzette pendant mes années d’études, notamment à la Kulturfabrik où j’ai fait mes premiers concerts avec mon projet Raftside, et j’ai eu ma toute première exposition au début des années 2000. Ainsi revenir à Esch-sur-Alzette avec Instant Comedy, un projet en lien avec Raftside, est aujourd’hui comme une boucle qui se referme. L’échange avec le directeur Christian Mosar et toute l’équipe de la Konschthal a été fondamental pendant tout le processus de création. Je trouve qu’il y a une identité à Esch-sur-Alzette que j’ai vu quand j’ai exposé Celebration Factory à Northampton et à Londonderry en Irlande du Nord. Esch-sur-Alzette est une ville « working class », avec identité rock très prononcé, ces éléments de société, d’immigrations en lien avec la musique DIY sont très ancrés dans mon existence.

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