Théâtre luxembourgeois - Une identité en construction

29 jan. 2021
Théâtre luxembourgeois - Une identité en construction

Article en Français
Auteur: Godefroy Gordet

Le spectacle vivant luxembourgeois est insufflé par une multitude d’artistes aux formations et bagages culturels très différents. Est-ce qu’on peut y déceler une « Luxtouch » émergente ? – une investigation.

D’emblée, il s’agit de préciser que cette contribution n’est pas construite pour se substituer à une recherche approfondie, du genre de celles qui se déroulent sur plusieurs mois, voire années, avant de livrer finalité et conclusions. Ce texte doit être lu comme une approximation de réponse dans le vaste océan des études empiriques, face à une question décrite par certains comme « un gouffre profond », tant elle révèle une multitude de facettes à analyser.

Aussi, il ne s’agira pas d’être aussi précis que des ouvrages tels que Piccolo Teatro de Josée Hansen (ed. d’Lëtzebuerger Land), dressant à merveille un panorama du théâtre contemporain luxembourgeois depuis les années 1990. Le parti pris ici se résume en un premier survol exploratoire de la question, pour engager spectateurs et également artistes du spectacle vivant à se questionner sur la nature de ce que se produit sur les scènes du pays grand-ducal.

En 1988 déjà, Ben Fayot clôturait son article Nouvelles perspectives pour le théâtre à Luxembourg, publié dans la revue culturelle ons stad, par : « Quoi qu’il en soit, la vie théâtrale au Luxembourg est en train de se développer, et les années à venir promettent d’être riches en perspectives nouvelles et passionnantes ». Et nous y sommes – 33 ans plus tard – plus que jamais dans ce « passionnant ». En oubliant la pandémie le temps d’un instant. Les dernières décennies du siècle dernier livraient des promesses qui ont largement été tenues.

Footnotes
Footnotes ©Claire Thill

Dans la même publication, Marc Olinger disait encore : « En fait, nous avions fait un rêve – Tun Deutsch, Philippe Noesen et moi-même – dans les années 70. Oui, nous rêvions de pouvoir faire professionnellement du théâtre à Luxembourg ». De cet acquis légué par une génération d’acteurs du théâtre luxembourgeois, nous voilà presqu’un demi-siècle plus tard essayant de comprendre quelle est donc l’identité du théâtre luxembourgeois aujourd’hui, s’il en est une, voire plusieurs…

Trente ans plus tard, en 2018, dans son Piccolo Teatro susmentionné, Josée Hansen introduisait le sujet par ces lignes très éclairantes: « il s’est imposé – son livre, ndlr – parce que le spectacle vivant se trouve à un moment charnière de son évolution au Luxembourg et que des choses fascinantes s’y passent. Après les pionniers qui ont construit et structuré la scène autochtone telle que nous la connaissons aujourd’hui, un changement de génération radical a eu lieu. Aujourd’hui, les professionnels émancipés ont pris le pouvoir et s’affirment. Des quadras aux millennials, être acteur, metteur en scène ou scénographe est un métier qu’ils ont choisi et appris dans les écoles supérieures spécialisées à l’étranger. Travailler au Luxembourg n’est plus vécu comme un échec, mais comme une étape parmi d’autres dans un parcours tout naturellement international ».

The Luxembourg Dream

Luxembourg est véritablement le pays de tous les possibles. Combien sont les histoires de réussites professionnelles, d’émancipations personnelles, de success-story ? Quand beaucoup de pays sclérosent leur système en privilégiant un recrutement de profils dédiés, spécialisés, voire obnubilés, au Luxembourg on peut être tout à la fois : artiste et professeur, dans la finance et l’art, ou encore des deux côtés du miroir, créatif et administrateur… Non seulement le cumul des tâches n’effraie pas, au contraire, il y est adjoint d’un respect pour la force morale qui consiste à ne pas s’arrêter à une unique utilité sociétale.

Là, s’ouvre encore plus le champ des possibles. Quand une position exclusive d’un artiste s’arrête à elle-même, l’association d’activités diverses pousse au développement d’une expérience sociale et personnelle bien plus significative. Si l’artiste du théâtre se fait témoin du monde, son appréhension de celui-ci dans une double perspective – voire triple, ou plus – le rend plus à même à l’analyser, le comprendre, le vivre sous d’autres facettes que sa bulle de création artistique. Ce qu’il faut concevoir dans une œuvre, c’est l’expérience du monde faite par ses auteurs… Et quand ceux-ci y vagabondent hors de leurs préoccupations souvent égo-tripées d’artistes, ils tirent l’essence même de la société qui les entoure.

Au Luxembourg, tous les artistes ou presque n’ont pas qu’une et une seule mention sur le curriculum vitae. Rares sont en effet les acteurs culturels du pays à se rendre mono-tâche. Si l’époque pousse beaucoup à la découverte de nouveaux médiums – du numérique au plastique –, devenant outils de création, certains sont aussi attirés par leur devoir et leur responsabilité sociale. Car tout est possible au Grand-Duché, qu’on y joue en luxembourgeois, français, allemand, anglais, portugais ou roumain même, par des comédien(ne)s originaires de ces mêmes pays, qu’une pharmacienne foule les planches des grandes scènes, qu’une professeure de français tienne la direction de pièces, que la direction d’une structure étatique soit confiée à une personne de moins de 30 ans, qu’un journaliste signe un conte musical monté en grande pompe, ou qu’une comédienne se rende volontaire dans une prison… Et dans ces quelques exemples réside peut-être une première formulation de ce qu’est la « Lux Touch ».

Si français, belge, allemand, anglais viennent travailler ici, c’est bien qu’il y a là un exode des artistes pour trouver un confort de travail, mais également la recherche d’une confiance sociale – entendez « respect » –, nettement supérieur par rapport au statut de professionnel du théâtre. Le Luxembourg tend les bras aux artistes du monde. Le comédien Joël Delsaut (Terreur, On ne Badine pas avec l’Amour) en est un bon exemple qui n’en dément pas : « le théâtre luxembourgeois est une auberge espagnole, chacun y vient avec son vécu, des parcours très différents, et ça crée un truc très particulier ».


Terreur

Terreur

Tout le monde y trouve sa place d’une façon ou d’une autre. Il y a sur l’ensemble des scènes du Grand-Duché un accueil assez unique qui n'existe dans d’autres pays qu’au sein des grandes structures étatiques. « Je suis arrivé au Luxembourg en 1991 pour reprendre un rôle sur un Misanthrope… À partir de là, ce pays m’a donné ma chance. Ici, j’ai pu explorer des rôles que je n'aurais probablement jamais eu si j'étais resté en France ou en Belgique », explique Delsaut. Et d’ajouter : « Quand en France on passe trois mois sur la tournée et la création d’une production, au Luxembourg on peut travailler sur huit productions à l’année, c’est unique ». Ainsi, la multiplicité des productions luxembourgeoises pousse généralement à de courtes tournées et donc une exploration maximale dès les premiers jours de travail. Une manière de créer très différente d’ailleurs, qui impose aux équipes d’une pièce une exigence et une prestance dès la première représentation: « ici, tout est à disposition le premier jour de répétition, scénographie, costumes, musique… Tout se fait de manière orchestrée ».

Cette « opportunité », qu’elle soit personnelle ou artistique, la comédienne et metteure en scène Larisa Faber (Triptyphon, Stark bollock naked, Contraction_s) l’a aussi connue. « Sans cette scène, je n'aurais pas pu faire ce travail depuis près de 10 ans maintenant. Ici, nous pouvons encore vraiment parler d'opportunité sans que cela devienne un mot vide de sens brandi par souci de posture ». Alors, si le Luxembourg est ce paradis des éventualités, il s’actionne autour d’une pléthore de lieux et d'entreprises capables et motivées à financer des projets artistiques. Comme le rappelle Faber, « la professionnalisation de la scène étant encore récente par rapport à ses pays voisins, de nombreuses formes et genres sont encore à (ré)inventer. Bien que petit, son potentiel est très tangible et sa capacité de travail de pionnier ici même, à saisir ».

 

StarkBollockNaked © Lynn Theisen

StarkBollockNaked ©Lynn Theisen

Pluriculturalisme et multilinguisme

Le développement professionnel du théâtre arrivé tardivement au Luxembourg a en conséquence ralenti l’idée d’une définition précise de son identité et largue à bâbord des terminologies souvent incomplètes, voire « bateaux », selon certains.

La metteure en scène et comédienne, Sophie Langevin (Les Frontalières, AppHuman, Révolte) montre de l’enthousiasme dans sa réponse en parlant d’une identité riche et multiple construite sur ses différentes influences, horizons et modèles « et ce, de par les différentes origines des artistes et créateur.trice.s qui se sont formé.e.s dans différents pays où il.elle.s y ont travaillé ». Certes, s’il est avéré que de nombreuses écoles se croisent au Luxembourg, est-ce quelque chose qui restera ? C’est un tout autre questionnement. L’intérêt de cette recherche réside dans le présent, et présentement Langevin ajoute « ces cultures et influences plurielles font une identité singulière propre à ce pays multiculturel et qui est au carrefour de l’Europe. Elle est éclectique et curieuse, en mouvement et grandissante ! ».

Un avis partagé par le directeur du centre culturel de Mamer, le Kinneksbond. Jérôme Konen parle ainsi d’un théâtre luxembourgeois à l’image du pays, « fabuleusement cosmopolite et multilingue ! » et revient sur le fait qu’il n’y a pas « d’école luxembourgeoise » à proprement parler mais « un “pot-pourri“ d’esthétiques, résultant à la fois du fait que les équipes créatrices sont composées d’artistes formé.e.s ou originaires des quatre coins de l’Europe et des programmations “pluriculturelles“ des structures grand-ducales, qui représentent autant de potentielles sources d’influence… ».

En interrogeant ainsi les artistes du théâtre luxembourgeois au sujet de l’identité de leur pratique, l’on constate de la sorte qu’ils s’accordent tous à la décrire comme « multiculturelle ». Tel que l’explique encore la soprano Stephany Ortega (Les Pastèques ne se mangent pas en novembre, Footnotes), le théâtre luxembourgeois « est avant tout un spectacle multiculturel, qui a toujours le défi de devoir atteindre un public très éclectique ». Des propos confirmés par le comédien et metteur en scène Fábio Godinho (EROP, O que o publico deve ver, Sales Gosses) qui mentionne le mélange des langues et cultures, et évoque aussi « un mélange de traditions théâtrales de pays très différents qui façonne l’identité du spectacle vivant au Luxembourg ».


SALES GOSSES

SALES GOSSES ©boshua

C’est ce caractère « éminemment international des artistes qui se produisent sur les différentes scènes du pays » que la comédienne et metteure en scène Aude-Laurence Biver (Les Frontalières, Marguerites) retient pour décrire le théâtre luxembourgeois et y déceler de fait des familles d’artistes. « La scène culturelle luxembourgeoise, c’est aussi des lieux et des compagnies qui se définissent par la langue qu’ils choisissent ». Une spécificité qui lui a permis des rencontres, éphémères ou de plus longue durée, « qui n’auraient jamais pu se faire autrement ».

Une identité au pluriel

Actuellement dans une phase de recherche et d’expérimentation visant à cerner cette identité, l’auteure Nathalie Ronvaux (Subridere, ed. Hydre, Contraction_s) observe des « caractéristiques » sans pouvoir parler d’une identité en tant que telle. « Actuellement, sur les scènes du Luxembourg, c’est un gros bol en ébullition de rencontres, construites par des visions et des expériences qui viennent de l’extérieur ou qui se sont faites ici… ». L’auteure préfère parler d’un mouvement qui n’est pas figé dans la tradition : « c’est la force du Luxembourg de ne pas être fixé dans une seule et même chose. J’admets, en tant qu’auteure, avoir la chance de vivre dans un monde qui n’est pas attaché au poids de la tradition. C’est ouvert à tous les possibles ».

Néanmoins, l’identité de la scène théâtrale luxembourgeoise est très représentative de la culture luxembourgeoise, comme l’explique l’auteur, comédienne et metteure en scène Claire Thill  (Suspens(e), Les Pastèques ne se mangent pas en novembre, Footnotes). Une identité qui est pour elle « très hybride », mélangeant les langues, influences et courants qui viennent des pays voisins, aussi bien « au niveau de la forme qu’au niveau du processus artistique : les hiérarchies, l’organisation de la création et le rapport au public », explique-t-elle pour rappeler une légère touche d’élitisme. « Parfois il manque une ouverture au risque et à l’innovation parce que les approches restent souvent encore trop carrées ».

Une réflexion à laquelle la comédienne et metteur en scène Renelde Pierlot (AppHuman, Voir la feuille à l’envers) ajoute que la reconnaissance artistique pour un.e artiste natif.ve du Luxembourg vient encore trop souvent du fait qu’il/elle travaille à l’étranger. Pierlot qui travaille en Allemagne et en Belgique reconnait que le fait de revenir au pays peut être vu comme un échec. Pourtant pour elle, « le Luxembourg met à disposition des moyens pour créer mais il est aussi riche des artistes qui s’y trouvent, qui ont fait des études dans des pays différents et qui ont des approches différentes… ». Pourtant, quand elle parle d’identité théâtrale luxembourgeoise, elle freine des quatre fers tout en se réjouissant d’une forme de liberté. « Il y a encore énormément à faire. Je trouve qu’on n’a pas encore d'identité théâtrale propre. Ici, on peut encore tout inventer ».

Néanmoins, tous associent à leur idée du théâtre luxembourgeois la notion principale de multi-culturalité propre au pays. La comédienne, metteure en scène et directrice du Théâtre du Centaure, Myriam Müller (Hedda Gabler, Ivanov), examine cela plus en détail, en parlant d’une identité théâtrale se définissant par « le social et le personnel. Une sorte d’inné / acquis » d’après elle. Il y a d’abord « l’identité socio-culturelle » avec le multilinguisme, « venant des nombreux expatriés et frontaliers », l’ancrage du catholicisme « dans la mesure où la laïcité à l’éducation nationale est très récente », un certain « grand-écart entre les mentalités rurale et bourgeoise ». Et puis, Müller parle de « l’identité personnelle », en prenant pour argument les acteurs(rices) s’installant dans des pays étrangers pour y poursuivre leurs études théâtrales et pourquoi pas leurs vies professionnelles. « Le choix du pays et de la langue se reflète dans leur travail, dans leurs affinités artistiques et styles ». En somme, de ses influences germaniques, anglophones et francophones, le théâtre luxembourgeois a développé une identité multiple. Et s’il y a 20 ans, ce multiculturalisme à la luxembourgeoise était assez inédit, « maintenant », conclut Myriam Müller, « les influences des autres “écoles“ théâtrales ne sont plus seulement réservées à une sorte d’élite. Aujourd’hui, tu cliques, tu regardes et tu te nourris ».

Carole Lorang (Miroirs troubles | Dunkle Spiegel), metteure en scène et directrice du Escher Theater, rejoint cette analyse. « Sans avoir peur du paradoxe, je dirais qu'il n’y a pas une mais plusieurs identités en jeu ». Elle définit les caractéristiques de la création au Grand-Duché comme liées au rapprochement, à la différenciation et à l’échange permanents entre les différentes cultures du Luxembourg. « Le fait de pouvoir ainsi passer, dans le domaine du spectacle vivant comme ailleurs, d’une culture, d’une mentalité, d’une sensibilité, etc. à une autre est pour moi une aubaine et le véritable avantage de vivre et de travailler ici ».

Mais si l'identité d'un domaine artistique est régie par son appartenance sociétale, qu'en est-il dans une société archi-multiculturelle ? Aurait-il seulement une identité finalement, ou plusieurs justement, internationales peut-être, européennes assurément… C’est ainsi que l’explique l’auteur et metteur en scène Ian De Toffoli (Tiamat, AppHuman, Terres Arides). « Je ne suis pas sûr qu'on puisse parler d'une seule identité du théâtre au Luxembourg. Comme en littérature, où on parle d'une littérature en plusieurs langues, donc d'une littérature tricéphale, si l'on veut, multiple, je pense que le théâtre aussi l'est, au Grand-Duché, non seulement en faisant collaborer les artistes du pays et ceux venus travailler ici, originaires des pays voisins, qui amènent leurs styles propres, mais également par le fait que les artistes de théâtre, les auteurs, metteurs en scène, comédiens, scénographes et autres du Luxembourg ont reçu des formations très diverses, en Allemagne, France, Angleterre, voire plus loin encore, ce qu’on retrouve finalement dans le travail à palette variée qu'on peut voir sur les scènes du pays, d'un Regietheater à l'allemande, aux well-made-plays, ou encore une tradition française plutôt basée sur une littéralité renforcée ».


AppHuman

AppHuman

Épilogue

Il y a ceux qui voient le théâtre luxembourgeois comme strictement calqué sur la tradition allemande, alors que c’est faux. Il est surtout vrai, direct et franc. Infusé des écoles de l'Europe entière, voire du monde.

Comme le formulent Tom Leick et Anne Legill (corps de direction des Théâtres de la Ville de Luxembourg), « s’il faut utiliser le terme “identité”, disons que celle du théâtre luxembourgeois est multiple, en devenir, foisonnante, inspirée des traditions des pays avoisinants et pourtant unique. N’étant pas le fruit d’une longue histoire séculaire, elle peut plus aisément se dessiner et se construire au gré du temps et des rencontres ».

La recherche d’identité du théâtre luxembourgeois en fait l'un des plus intéressants, dans sa pratique, son expérimentation, son lâcher-prise face aux contraintes de la tradition pure. C'est ce que recherche la scène contemporaine actuelle pour s’affranchir d’un monde qui ne leur parle plus : s’émanciper, tout simplement.

Quitter la tradition pour mieux la réinventer, sans en oublier les bases, comme beaucoup d’autres avant eux. Et comme le disait Milo Rau, dans le premier article de son Nouveau Manifeste de Gand, voulant stimuler un nouveau théâtre contemporain, économique et démocratique, pleinement ancré dans notre monde actuel: « Il ne s’agit plus seulement de dépeindre le monde. Il s’agit de le changer. Le but n’est pas de représenter le réel, mais de rendre la représentation elle-même réelle ». Aussi infusé soit-il par son ancrage sociétal, le théâtre luxembourgeois a désormais une identité propre à construire, et il a les possibilités de la trouver dans la direction décrite par Rau, celle que prennent ceux qui espèrent changer le monde...

 

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