11 fév. 2021En immersion – Marguerites
24 heures avant de jouer
Il y a cette ambiance très particulière quand on entre dans une salle de spectacle pendant une répétition. Tout y est désacralisé. Les manteaux des comédiennes jonchent les sièges de la salle, les régisseurs sont nu-pieds derrière leurs machines, la metteure en scène écrase le sol d’un pas lourd de responsabilités. Les portes s’ouvrent et se referment, on entre comme dans un moulin en activité, pendant que le texte se monte en corps et voix sur scène. Tout se met en place pour que le public ait droit à ce moment d’éphémère privilège.
C’est dans le cadre de « Connection » qu’on a confié à Aude-Laurence Biver, la mise en scène du texte Marguerites de Tullio Forgiarini. « Connection », c’est le programme lancé par les Théâtres de la ville de Luxembourg, le Kinneksbond, le Kasemattentheater, le Théâtre du Centaure et le Théâtre Ouvert de Luxembourg (TOL), pour « une rentrée solidaire et sous le signe de la création », autour d’une commande de textes faite à huit auteurs et livrés à la vision de huit metteur(e)s en scène. Pour exécuter sa tâche, la jeune metteure en scène s’est entourée de la comédienne Marie Jung et de la danseuse et comédienne Rhiannon Morgan.
Chaleureusement, on nous ouvre les portes d’une des dernières répétitions, une journée avant de rendre le texte sur scène. Après huit jours de travail et une représentation « professionnelle » – suite à l’annulation de dates en décembre 2020, pour des raisons qu’on n’a plus envie de détailler … – le trio se remet au turbin pour tailler encore un peu dans le marbre et opérer quelques modifications d’usage.
Au plateau pour deux filages rapides, avant deux dates au Kinneksbond (les 6 et 7 février derniers), la tension en salle et sur scène est palpable. L’air est chargé du reflux que le bouillonnement des cerveaux lâche dans ces cas-là. Biver a les yeux qui pétillent, on a du mal à savoir si l’excitation a pris le dessus sur le stress, même si elle nous aura confié « le jour J d’une représentation, je ressens toujours moins de stress en tant que metteure en scène, que quand je dois y jouer ».
© Godefroy Gordet
Pourtant, si Aude-Laurence Biver, impeccable, en pull de saison et jupe élégante, ne laisse rien paraitre de l’extérieur, ses talons hauts fracassent le sol, pour faire résonner dans tout le théâtre un semblant de tension, compréhensible la veille de la représentation. Trahissant son impassibilité, son pas rapide et sec indique bien l’énergie de la création théâtrale, et bientôt trois coups sonneront le début de la performance. Et ce n’est pas une idée reçue : les journées sont courtes, là, en plus, il faut chercher, trouver, et répéter la trouvaille, voir si « ça marche ».
« Vous avez vu mon cahier ? Je perds tout, je vais retrouver des choses un peu partout dans le théâtre ». Biver, dans sa moisson d’objets personnels, a pris possession des lieux. C’est bien cela monter un spectacle : prendre possession des lieux. Là, au Kinneksbond, elle a, comme Hansel et Gretel, imagés dans le texte aux multiples possibilités de Forgiarini, semé des petits cailloux pour retrouver son chemin dans les lignes du texte et ses nombreux « sous-textes ».
Le processus de création d’une pièce est vertigineux. On ne s’en rend pas assez compte. Mettre en scène, c’est laisser une partie de son âme au théâtre. Jouer, c’est livrer son corps, sa voix, au service d’un texte. Le théâtre est une messe de minuit, on y sacrifie tout. C’est l’ensorcèlement !
En régie deux hommes, en scène deux femmes, et une troisième pour chapeauter le tout. Cette création de Marguerites est fondamentalement « féminine ». « Où sont mes girls ? » lance d’ailleurs Biver, perdue au milieu de la salle, devant l’un des confortables canapés du Kinneksbond, pendant que « les girls » se servent un thé. Les liens qu’ont tissés les trois femmes sont visiblement précieux ; des liens qui ne sont pas l’unique grâce de leur féminité, mais un ensemble de points communs qui offre une grande compréhension et promet une cohérence scénique essentielle.
C’est d’ailleurs le seul choix qu’on a laissé à Biver qui s’est ravie de sa sélection de casting. « C’était très étonnant de travailler avec une actrice – Marie Jung – de formation allemande, et une autre – Rhiannon Morgan – qui vient d’abord de la danse », explique-t-elle, pour ajouter « Rhiannon m’a dit un jour en plaisantant, “tu peux ne pas venir demain“. Apparemment, les chorégraphes ne sont pas constamment là en répétition, c’était un immense changement pour elle ». Oui, la scène est la même, mais le fossé est gigantesque entre la création d’un texte et celle d’une chorégraphie. L’association de ces deux personnalités très différentes donne un spectacle enrichi de tous les outils dont chacune d’elles disposent.
Il y a une incroyable fraicheur chez Marie Jung. Celle d’une actrice à l’âge et au physique des rôles de jeunes premières. Elle développe une approche à l’Allemande, ayant fait partie d’un ensemble à Hambourg. La vitalité de son jeu apporte une éclairante vision de son personnage. Marguerite est d’entrée multiple, et le charmant accent de Jung, qui se sépare des mots quand elle les dit, offre encore plus de teneur à ce rôle. Et tant pis si on perd quelques tirades…
© Godefroy Gordet
En face, Rhiannon, qui attaque là sa deuxième pièce en tant que comédienne – après Voir la Feuille à l’Envers de Renelde Pierlot – montre une incroyable solidité dans son interprétation. Car s’il ne faut rien enlever aux deux solos chorégraphiques, puissants et énervés, qu’elle donne dans cette pièce, il est très étonnant de la voir si à l’aise avec son corps et sa voix. En répétition, elle s’acharne à faire et refaire, récitant en prière les lignes de texte qu’elle a à dire. Un bourreau de travail, pleine d’entrain, qui ne bénéficie pas du temps pour une formation pratique classique, mais saura clairement tirer son épingle du jeu, se formant sur scène, un rôle après l’autre.
« On se la fait à 30 % ! », indique Biver à ses comédiennes, depuis la régie, en fond de salle. « Même 20 pour moi », rétorque Jung, pour que Morgan complète, « je vais essayer de ne pas me faire mal ». Sur le premier filage de la journée, si proche de la première publique très attendue des deux côtés du rideau de scène, la pression est palpable. En elles, il y a un mélange d’impatience et de stress, ce fameux « bon stress » dont on parle souvent dans le spectacle vivant.
30 minutes plus tard, le symbolique débriefing se fait sur le plateau. Biver a quelques commentaires à donner sur base de ses notes, mais si elle « dirige », sa gentillesse est omniprésente. Ses retours se font en s’excusant presque de trop en dire à ses comédiennes. Son travail en tant que comédienne dans les pattes, la metteure en scène sait très bien comment parler à d’autres comédiennes.
Elle leur chuchote presque ses consignes. Son rapport avec ses interprètes est tendre. Et c’est compréhensible. Ça joue le lendemain, il n’est pas l’heure d’ajouter une pression supplémentaire, celle qu’instiguaient les metteurs en scène tyranniques qu’ont connu les générations précédentes de comédiens/ennes. De toutes façons, Biver n’a plus à « créer », l’objectif est maintenant d’« ajuster » pour mettre en confort ceux qui seront sur scène bientôt.
© Godefroy Gordet
Il y a un vrai beau rapport de complicité entre les trois femmes. C’est touchant de voir une telle bienveillance dans une équipe. Sur les propositions de Biver, le duo de scène se montre attentif. Chacune accorde une attention particulière à l’autre, alliée à des propositions, qui sont débattues… La discussion est ouverte. Ce ne sont pas des directives que Biver donne mais des sortes de conseils à prendre ou à laisser, mais surtout à comprendre comme autant de nouvelles lignes pour rendre plus doux le travail des deux comédiennes. Sur la scène surélevée Jung et Morgan écoutent Biver, restée en bas, pour garder une distance avec la scène. Ce n’est pas elle qui joue, sa mission est tout autre aujourd’hui. À la fin du weekend, sans tournée de prévue, elles laisseront tout ça derrière elles, parmi les autres aventures spectaculaires qu’elles auront connues.
La régie bidouille, Biver donne ses directives, Morgan s’étire quand Jung porte une fugace attention à son téléphone. Il reste cinq minutes pour quelques derniers retours, griffonnés dans le cahier de la metteure en scène. « Demain, 17h au plateau pour les derniers… », lance Biver, interrompue par l’un des deux régisseurs, « 17h30 ! ». Fallait le tenter, 30 minutes, c’est beaucoup quand on répète un spectacle…
Au sortir du théâtre, les corps se détendent mais les esprits cogitent de plus belle. « Aude-Lau’, il nous faut encore deux jours de répétitions », se désespère Morgan. Soyez en sûr, un acteur n’est jamais tout à fait prêt, et s’il estime l’être, il ne donne que prétention et certitude aux spectateurs : du vent. Chaque représentation a son caractère unique avec l’indéniable « facteur humain » qui se dégage à chaque fois en scène et en salle. Un mot unique pour tant d’angoisses : alors, « Merde » à elles !
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