12 mar. 2025La Foire du livre de BruxellesEntretien croisé : Florent Toniello et Ian De Toffoli

Illustration : Julie Hoyas
À l’occasion de la Foire du livre de Bruxelles, qui se tiendra du 13 au 16 mars 2025, Florent Toniello et Ian De Toffoli se retrouvent pour une discussion autour du thème « Entre monde imaginaire et réalité poétique : une vision pour habiter la Terre ». Deux auteurs aux styles et aux approches différentes, mais dont les œuvres s’entrelacent par des préoccupations communes : l’avenir de notre planète, la place de l’humain et la manière dont la littérature permet de réinterpréter le monde. Dans cet entretien croisé, ils confrontent leurs points de vue sur la fiction et l’autofiction, la création littéraire et le rôle de l’écrivain aujourd’hui. Une conversation passionnante où l’imaginaire devient un outil de réflexion critique sur la société contemporaine.
Comment vos œuvres dialoguent-elles avec le thème de la rencontre entre monde imaginaire et réalité poétique ?

Ian De Toffoli : Mon nouveau livre Léa ou la théorie des systèmes complexes (Actes Sud) est une exploration d’une éco-anxiété très actuelle. Il met en scène un monde où l’humain risque de ne plus pouvoir habiter la Terre, en raison d’une nouvelle extinction de masse, à la fois causée par le changement climatique et par des institutions déterminées à détruire leur environnement. Mon personnage principal, une jeune femme nommée Léa, incarne cette lutte face à une multinationale qui s’approprie un droit absolu à la destruction. C’est une question que j’ai voulu aborder de manière frontale, en mettant en tension des forces contradictoires : d’un côté, la volonté de préserver, de l’autre, l’avidité destructrice.
Florent Toniello : On retrouve cette idée dans mon travail, mais traitée de manière plus allusive. J’ai choisi la poésie, qui permet une approche plus sensorielle et plus ouverte. Mon recueil – Hraun, publié chez Michikusa Publishing – raconte l’exploration d’une Terre par une entité extraterrestre qui tente de comprendre ce qu’elle perçoit. Or, à travers son regard, on remarque une absence : celle des humains. Ce qui pose une question sous-jacente – qu’est-il advenu de l’humanité ?
Ian De Toffoli : J’aime beaucoup cette idée de l’absence. Ce que tu fais, c’est rendre visible l’invisible, en montrant ce qui n’est plus là. Cela oblige le lecteur à combler lui-même le vide.
Florent Toniello : Exactement, et c’est aussi une manière de jouer avec les codes de la science-fiction tout en restant dans une forme poétique. La poésie a cette capacité à suggérer sans dire, à faire ressentir avant d’expliquer.
Quel rôle joue la littérature dans un monde en crise ?
Ian De Toffoli : Aujourd’hui, on voit les artistes lutter pour leur survie face à une société qui donne de moins en moins de place à la culture. Pourtant, la littérature est essentielle pour comprendre et décoder le monde et saisir ce qui nous arrive. L’art est un bastion de résistance.
Florent Toniello : J’irais même plus loin, l’art est un outil de transmission. Il nous permet d’ancrer une mémoire collective, de conserver une réflexion sur le temps présent.
Ian De Toffoli : Et ce qui est fascinant, c’est que la littérature peut rendre les choses tangibles à travers des personnages, des histoires. Elle permet d’expérimenter des réalités que nous ne vivons pas directement.
Florent Toniello : Absolument. Et c’est aussi une manière d’éveiller les consciences, de montrer ce qui ne fonctionne pas. En jouant sur les émotions, la fiction permet souvent d’atteindre plus profondément un lecteur qu’un simple discours analytique.
Pourquoi avoir choisi la fiction dans une époque dominée par l’autofiction ?
Ian De Toffoli : J’ai parfois du mal avec cette omniprésence de l’autofiction dans la production contemporaine, française notamment ; l’autofiction est bien moins présente dans la littérature anglo-saxonne ou américaine, par exemple. J’ai notamment l’impression que trop d’auteurs finissent par se regarder écrire leur propre vie, souvent sous l’angle du trauma ou de la mémoire familiale. Évidemment, certaines œuvres sont magnifiques, mais cette tendance peut devenir étouffante. La fiction m’offre une plus grande liberté, une capacité à élargir le propos, à explorer d’autres angles que ma propre expérience.
Florent Toniello : J’aime l’idée de construire un monde, d’inventer des personnages qui ne sont pas moi, même si, inévitablement, il y a toujours une part de nous dans ce qu’on écrit. La fiction nous permet d’exprimer des vérités profondes sans être prisonnier de notre propre histoire.
Ian De Toffoli : Et je crois que la fiction permet aussi une forme de pudeur. En racontant une histoire qui n’est pas directement la nôtre, on peut dire des choses intimes sans avoir à les confesser directement. On transforme, on transpose, et c’est ce jeu entre réel et imaginaire qui rend la littérature passionnante.
Florent Toniello : Et puis, il y a aussi une question de portée universelle. Une fiction bien construite peut résonner chez des lecteurs de tous horizons, tandis qu’une autofiction trop centrée sur un vécu personnel risque parfois de ne toucher que ceux qui partagent une expérience similaire. En écrivant une histoire qui dépasse notre propre trajectoire, on ouvre plus de portes.
Ian De Toffoli : Oui, et je pense aussi que la tendance actuelle à l’autofiction est renforcée par l’ère du numérique et des réseaux sociaux. Nous sommes dans une époque où l’autoreprésentation est omniprésente : tout le monde raconte sa vie, se met en scène. Il y a une sorte de continuité entre l’autofiction littéraire et cette culture du selfie narratif. Mais je crois que la fiction a encore un rôle à jouer pour proposer un regard critique sur cette société obsédée par elle-même.

Qu’est-ce qui nourrit votre imagination ?
Florent Toniello : Tout part du réel, mais de ce que le réel ne veut pas montrer. J’ai souvent envie de prendre un élément du quotidien et de le tordre, de le détourner pour le transformer en quelque chose de neuf. Voir autrement, c’est ce qui me pousse à écrire, je pense.
Ian De Toffoli : Pour moi aussi, tout vient du réel, mais j’ai tendance à aller chercher dans l’Histoire, dans la documentation. J’aime partir de faits établis et les transformer en fiction, créer une dramaturgie du réel. Mon prochain projet, par exemple, sera une biographie théâtralisée d’un personnage existant.
Florent Toniello : Et puis, il y a la lecture des autres. C’est une source intarissable d’inspiration. Quand on lit un bon livre, ça déclenche des idées, des envies.
Ian De Toffoli : Exactement. Je pense que notre imaginaire est en perpétuel dialogue avec les livres que nous avons lus. Chaque œuvre que nous écrivons est nourrie de celles qui nous ont marqués.
Vous avez tous les deux fait le choix d’un personnage principal féminin. N’est-ce pas compliqué de se faire la voix d’une femme lorsqu’on est un homme ?
Ian De Toffoli : On m’a plusieurs fois demandé pourquoi avoir choisi une femme comme héroïne et je comprends la question. Il est vrai que, souvent, les personnages féminins dans la fiction sont associés à une plus grande sensibilité aux questions écologiques, mais ce n’était pas mon intention ici. En réalité, mon livre est peuplé d’hommes, une famille marquée par une masculinité omniprésente. J’avais besoin d’un équilibre, et Léa me l’a apporté. C’est un personnage qui tient tête à cette dynamique patriarcale, qui se bat contre un système régi par des figures masculines du pouvoir.
Florent Toniello : J’avais fait un choix similaire dans mon recueil de poésie précédent et, comme j’avais aimé cette expérience d’écriture, je l’ai répétée ici. Écrire au féminin, pour un auteur masculin, crée une distance intéressante avec le texte. J’ai trouvé cela plus stimulant, presque un défi d’écrire au féminin. Il y a une musicalité différente, des tournures de phrases qui changent. Poétiquement, c’était un exercice vraiment intéressant.
Ian De Toffoli : J’ai senti que Léa devait être une femme pour que le rapport de force dans mon livre fonctionne. Après, je suis d’accord, écrire au féminin permet aussi d’explorer d’autres perspectives.
Florent Toniello : Et puis, au fond, qu’on écrive un personnage masculin ou féminin, l’essentiel reste qu’on lui donne une voix crédible, authentique. L’important, c’est l’humanité du personnage avant tout.
Quels sont les défis et atouts d’être un auteur luxembourgeois francophone ?
Florent Toniello : Être un auteur francophone au Luxembourg est un positionnement singulier, qui oscille entre défi et opportunité. Le marché est restreint, ce qui peut rendre difficile l’accès aux grands réseaux de distribution en France ou en Belgique, mais il y a aussi une forme de liberté dans cette marginalité.
Ian De Toffoli : Oui, et ce qui est intéressant, c’est que cette position en marge du grand espace francophone peut être un atout. On n’est pas pris dans les codes très formatés de la scène littéraire parisienne, par exemple. Cette indépendance nous permet parfois d’explorer des sujets ou des formes plus audacieuses.
Florent Toniello : Exactement. En restant à l’écart de certains cercles, on conserve une forme de fraîcheur dans l’écriture. Et puis, le Luxembourg étant un pays multilingue, cette diversité influence forcément notre regard et notre manière de construire un texte.
Ian De Toffoli : Cela dit, cette position périphérique a aussi ses inconvénients. Être luxembourgeois francophone, c’est souvent devoir justifier sa place sur la scène littéraire francophone plus large. On n’est ni tout à fait étranger, ni tout à fait intégré. C’est une posture d’équilibriste.
Florent Toniello : Oui, et c’est une bataille permanente pour la visibilité. Il faut redoubler d’efforts pour faire entendre sa voix au-delà des frontières, notamment en collaborant avec des éditeurs français ou belges. Mais cette lutte forge aussi une résilience et une volonté d’innover.
Ian De Toffoli : Ce qui est certain, c’est que cette marginalité est une force autant qu’un défi. La périphérie a toujours nourri le centre, et c’est en assumant cette position que nous pouvons apporter un regard neuf, un décalage qui peut être enrichissant pour la littérature francophone.
Qu’attendez-vous de la Foire du livre de Bruxelles ?
Ian De Toffoli : Ce que j’apprécie dans cette foire, c’est son atmosphère détendue. Contrairement à d’autres événements littéraires plus imposants, la Foire du livre de Bruxelles reste à taille humaine, ce qui facilite les échanges. Il y a un véritable espace pour les discussions spontanées et j’aime cette proximité avec le public. C’est aussi un moment où l’on peut croiser des auteurs que l’on admire. Par exemple, Salomé Saqué, dont j’apprécie beaucoup le travail journalistique, sera également présente sur la foire. Son engagement et sa manière d’aborder les problématiques sociales et environnementales m’ont inspiré dans la construction de mon personnage de Léa. C’est un honneur de pouvoir partager un espace avec elle.
Florent Toniello : Oui et ce que j’aime dans ces foires, c’est l’opportunité d’observer comment nos textes vivent une fois entre les mains des lecteurs. Il y a quelque chose de fascinant à voir comment un livre peut résonner différemment selon les sensibilités. Parfois, on nous parle d’un passage auquel nous n’avions pas prêté autant d’attention, et il devient central pour quelqu’un d’autre. Cette interaction directe est précieuse.
INFOS PRATIQUES :
Retrouvez les publications de Ian De Toffoli et Florent Toniello, entre autres, sur le
stand « Livres du Luxembourg » | N° 235 Hall 2 (Shed 1)
Rencontre et lecture | Entre mondes imaginaires et réalité poétique : deux visions pour habiter la Terre
Vendredi 14 mars | De 17h00 à 17h50 (suivi d’un cocktail sur le stand « Livres du Luxembourg »)
Scène Savoirs, Foire du livre de Bruxelles
Auteurs : Ian De Toffoli, Florent Toniello,
Modération : David Courier (journaliste BX1)
Ian De Toffoli sera en dédicace le vendredi 14 mars de 16h00 à 17h00 et de 18h00 à 18h30 sur le stand Actes Sud.
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