Le fabuleux destin de Anna Loporcaro

06 avr. 2021
Le fabuleux destin de Anna Loporcaro

Article en Français
Auteur: Godefroy Gordet

Depuis ses débuts, et dès son arrivée au Mudam, Anna Loporcaro n’a eu de cesse que de décliner dans son travail le souhait d’élargir le champ des arts plastiques autour du design, de la musique et de la performance. Une vision « transversale » des arts visuels qu’elle décline dorénavant au KANAL – Centre Pompidou Brussels, où elle a pris ses fonctions, en janvier 2020, en tant que Directrice artistique-adjointe en charge des publics et partenariats.

Pourtant, ces 15 dernières années elle les a dédiées au vivier luxembourgeois, créant des ponts toujours plus larges entre les publics avertis et non-avertis. S’il ne fallait ne citer que l’une ou l’autre action, on retiendra le Marché des créateurs et ses 3.000 visiteurs annuels, ou encore Design City, la regrettée biennale de design, qu’elle aura tenue corps et âmes durant cinq éditions.

Retour sur la première partie de la carrière d’une des actrices incontournables de l’art contemporain au Luxembourg, qui s’en est allée vers d’autres aventures. Heureux nos voisins belges.

En 2010, vous inaugurez la première édition de la biennale Design City Luxembourg – une initiative de Mudam Luxembourg - Musée d'Art Moderne Grand-Duc Jean en collaboration avec la Ville de Luxembourg. Il y avait effectivement une vraie nécessité à Luxembourg de créer un événement du genre, mais d’où est venue l’impulsion pour le faire ?

Anna Loporcaro : Design City est née en 2010. Le Mudam était ouvert depuis 4 ans. À ce moment-là, on entamait, avec le nouveau directeur – Enrico Lunghi –, une nouvelle réflexion sur comment programmer d'une manière interdisciplinaire. J’avais des bases de connaissances dans le Design, mais c’est surtout la précédente directrice du Mudam, Marie-Claude Beaud, qui aura stimulé chez moi un intérêt pour le domaine. J’ai emporté ce bagage avec moi quand Enrico est arrivé. Lui ne voulait pas forcément rester dans les murs du musée. Il souhaitait en sortir, et il avait l’habitude de le faire à son précédent poste au Casino Luxembourg – Forum d’Art Contemporain.

Il avait cette volonté de ne pas rester perché au Kirchberg et d'attendre le public, mais plutôt d'aller vers le public. De fait, un dialogue autour de l'espace public s'est posé. Un projet hors-les-murs autour du design a émergé. J’avais la volonté de parler de processus, d’innovation sociale dans l’espace public, mais aussi d’innovations techniques, pour rencontrer de nouvelles manières de produire et surtout de raviver des questions que se posaient les designers sur la société et comment y apporter des solutions. Design City est née de tous ces constats. Et elle aura vécue entre 2010 et 2018 durant cinq éditions…

Dans votre travail il s’agit souvent de faire la part belle à l’art purement « muséal ». Pourquoi créer cette dimension transversale aux expositions ?

AL : Autour des expositions du Mudam, je m'occupais de la programmation culturelle, pour organiser des conférences, performances ou concerts. En parallèle, il y a toujours eu cette idée de transversalité. Il s’agissait de ne pas juste parler des arts visuels, mais d’utiliser des médiums différents autour, pour faire écho aux artistes exposés. Cette manière de travailler, je l'ai gardé même aujourd'hui, là où je suis. Il est essentiel de voir les choses de manière transversale, et encore plus maintenant, de l'amplifier parce qu'on vit une situation sanitaire qui nous oblige à penser « out of the box » comme on dit. Je pense que la manière classique et conventionnelle de gérer une exposition ou un musée est obsolète. C'est quelque chose qui fait partie du 20e siècle.

C’est important pour vous d’amener une dynamique « grand public » autour des lieux de culture, souvent considérés comme « élitistes » ?

AL : Ça n’a jamais été une stratégie consciente. Je ne l'ai jamais notifié noir sur blanc, mais clairement, étant moi-même quelqu'un qui n'a pas été élevé dans le milieu artistico-culturel, ayant grandi dans une famille ouvrière d'immigrés italiens, c'est vraiment quelque chose qui était très loin de moi. Je me suis toujours demandée pourquoi mes parents ne s'identifiaient pas au musée. Eh bien, tout simplement parce que ce qu'on y montre ne les touchait pas, ne les concernait pas, ne parlait pas deux.

Mon objectif, en parallèle des programmations, du formidable travail pédagogique et scolaire de mes collègues, a toujours été d’amener le public à s’identifier à un événement et de passer la porte du musée. Design City répondait à cette idée, en s’implantant directement dans l’espace public, pour confronter les gens, les amener à se poser des questions en tant qu’utilisateur actif, et non comme visiteur passif. C'est à partir de là qu'on arrive à faire un vrai travail ensemble, « bottom-up » et non « top-down », comme peuvent l'être certains musées plus conventionnels.

© Bohumil Kosthoryz     

Dans ce sens, l’édition 2016 de Design City s’était installée dans le quartier de la gare, sans avoir la prétention d’y régler les problèmes sociaux, mais simplement en mettant à disposition des habitants des outils pour leur permettre de se construire une nouvelle perception du quartier, se le réapproprier. Vous baptisiez cette édition « Design is (Not) Art », pourquoi ?

AL : Je me suis très vite rendue compte que le mot « design » voulait dire plein de choses différentes pour le public et la plupart du temps les gens répondaient en définissant un bel objet, un bel intérieur, des choses liées à l'esthétique… Je me suis dit qu'il fallait reprendre un peu les bases et chaque édition de Design City suivait cette volonté d’amener une nouvelle définition du design. C'est un champ si vaste. Le design n'est pas qu’un objet, un beau graphisme, une belle mise en page. L'édition 2016 a été sans doute la plus difficile à mener car on parlait d’un design social qui répond à la fois aux « besoins » et qui est aussi un art, une action créative. On brouillait les pistes pour proposer des choses entre utopie et folie artistique, avec des réponses très concrètes aux problématiques sociétales.

Dans Design City vous montrez un design créatif et poétique, exploré comme un langage qu’on croise et vit quotidiennement, impacté par les changements technologiques et sociétaux de notre époque. Un événement clairement nécessaire aux questions sociétales d’aujourd’hui, et pourtant, la biennale a disparu… Que s’est-il passé ?

AL : Après le départ d’Enrico Lunghi du Mudam et l’arrivée de la nouvelle direction, il a fallu faire un bilan. La Biennale grandissait et avait besoin de prendre de l’autonomie tant financièrement qu’au niveau des ressources humaines. J’avais réussi à mettre en place les cinq éditions grâce à la volonté de mes collègues et des services de la Ville de Luxembourg mais aussi grâce à un carnet d’adresses de designers que j’avais écumé en 8 ans. Il aurait fallu que je me détache de mes missions au Mudam pour mener à bien les prochaines éditions. Il s’est très vite posé la question de la légitimité du musée à tenir ce projet seul, même avec l’aide de la ville. J'ai donc essayé de trouver des financements ailleurs, pour trouver un modèle de structure indépendante, à l’image du LuxFilmFest - Luxembourg City Film Festival, ndlr - que je cite souvent en exemple et modèle.

Sur cette base, j'ai fait des propositions à la ville et notamment à l'Agence Luxembourgeoise d’Action Culturelle auprès de Luc Wagner, qui était très enthousiaste. Mais, si la Ville était plutôt favorable à l’idée, le Ministère l’était un peu moins. À partir de ce moment et malgré de nombreuses propositions, les portes se sont fermées. Après des années de travail de prospection, de pédagogie, de partenariats transversaux – entres autres, avec le Ministère de l’Économie –, il nous aurait fallu recommencer à zéro, sans pouvoir valoriser l’énergie dépensée pendant les cinq éditions précédentes. Début 2019, la mort dans l'âme, j'ai dû me résigner à arrêter.

Après 16 ans au Mudam, d’un poste d’assistante de production à votre rôle de curatrice, responsable du programme culturel du musée, vous quittez le Luxembourg pour intégrer l’équipe du Kanal-Centre Pompidou Bruxelles en tant que Directrice artistique adjointe en charge des publics et partenariats. Pourquoi ce changement de direction dans votre carrière ?

AL : J'ai démissionné du Mudam en septembre 2019, après avoir terminé le programme autour de l'exposition de David Wojnarowicz, qui était passionnante. Fin novembre, une délégation belge est venue au Mudam. J’ai par après demandé à rencontrer Yves Goldstein – directeur de la Fondation Kanal-Centre Pompidou, ndlr – et on a commencé à échanger sur cet ambitieux projet. Parallèlement, des postes étaient publiés sur le site de Kanal.

J'ai donc postulé, terminé mon préavis au Mudam, et après plusieurs entretiens, j'ai commencé à travailler au Kanal le 6 janvier 2020. Je n’ai pas eu de vraie transition entre les deux structures, les astres étaient alignés. Pourtant, pendant mes trois mois de préavis, tout était un peu flou, je ne savais même pas si je voulais rester dans la culture. J’avais passé un cap, 15 ans de carrière, 40 ans, et la déception Design City… Je savais que si je voulais faire évoluer ma carrière, il fallait que je sorte de ma petite zone de confort au Luxembourg. Ce poste à Kanal est pour moi une vraie évolution dans ma carrière.

Alors que le Kanal est encore en phase de préfiguration avant son ouverture officielle au printemps 2024, vous retrouvez un peu la même dynamique qu’au Mudam 15 ans auparavant…

AL : En fait c'est drôle comme les choses se répètent dans la vie. J’ai en effet intégré le Mudam au moment de sa préfiguration, donc deux ans avant l'ouverture, et face à une page blanche à remplir. Là, le bâtiment et la situation ne sont pas les mêmes, mais on part aussi de zéro et on va avoir une longue période de travaux. Je retrouve néanmoins un contexte particulier. Kanal prend place dans les anciens garage Citroën, le long du canal, dans le nord de Bruxelles, au cœur de quartiers un peu fragilisés.
Le challenge est vraiment intéressant car il y a un énorme travail à faire auprès des publics. Il ne s’agit pas d’attendre qu’ils viennent, mais vraiment d’aller vers eux et comprendre ensemble comment ils peuvent s’identifier au lieu. On a 40.000 mètres carrés, c’est comme un éléphant dans un magasin de porcelaine et ça peut avoir un aspect « gentrificateur », mais au contraire, nous voulons tisser des liens, rentrer dans les interstices de la ville et du quartier pour grandir ensemble.

Kanal se veut profondément « au service des Bruxellois », d’après Yves Goldstein. En parallèle, avez-vous l’ambition de créer des ponts entre les scènes luxembourgeoise et bruxelloise ?

AL : La première mission est vraiment de travailler sur le vivier bruxellois qui est énorme, incroyablement riche et intéressant. D'autant plus avec la pandémie qu'on vit actuellement, il s’agit de chercher au plus proche de nous. Après, oui, j’ai naturellement déjà créé des ponts, en invitant par exemple Daniel Wagner à travailler pour cette préfiguration autour de l’exposition de John Armleder. Daniel Wagner et Axel Claes ont imaginé en duo le projet Les Conseillers, un projet participatif de petite imprimerie au sein de l’exposition de l’artiste suisse. John M Armleder était aussi imprimeur, et comme nous voulions activer la participation du public et sortir un peu du parcours muséal classique, on a imaginé ensemble ce projet.

J'ai créé un deuxième pont avec Valérie Bodson, avec qui j'avais déjà travaillé au Mudam, qui est une formidable comédienne, et qui pendant le premier confinement m'a proposé un projet qui s'appelle Visite Intime : un tête-à-tête avec une œuvre d'art, défiant ainsi tous les protocoles et les mesures sanitaires. Jérôme Michez, basé à Anvers, a également pris part au programme proposé à Kanal. Je l’ai connu au Mudam lors du projet Nomade, mené avec la comédienne luxembourgeoise Elsa Rausch, une caravane itinérante qui était partie de Bruxelles vers Luxembourg. Mon bagage luxembourgeois m'a aidé à très rapidement mettre en place des projets, avant même de comprendre tout l'écosystème bruxellois.

© Veerle Vercauteren 

Quels sont les enjeux, ambitions et lignes de programmation qu’imagine déjà Kanal-Centre Pompidou ?

AL : Les enjeux sont vraiment énormes. On est située dans ce qu’on appelle le « croissant pauvre » de Bruxelles, à proximité de quartiers très différents, avec des communautés connaissant des situations sociales très différentes de ce qu’on peut voir dans d’autres quartiers bruxellois. Le fait de ne bientôt plus pouvoir accueillir de public dans le bâtiment – à cause des travaux – nous oblige à faire la démarche d'aller dans les quartiers. Il y a déjà des idées qui émanent notamment dans le travail avec les écoles et les associations de quartier. Il y a une base qui est en train de se créer, qui est celle du musée participatif, c'est-à-dire de demander au quartier, aux citoyens autour de nous, d’ajouter leur pierre à l'édifice.

Pendant trois ans, l'idée est de récolter la mémoire des citoyens, et grâce au pont entre citoyens, artistes et Kanal, l’ambition est de faire une exposition en 2024. Nous voulons générer une histoire commune entre publics et artistes, qu’elle soit matérielle ou immatérielle, mais qu’elle se transforme de manière artistique, sous n'importe quelle forme. Tout ça est encore à construire, et surtout il faudra identifier avec qui travailler, mais l’objectif est d’ouvrir en 2024 sur le résultat de ce long et vaste projet. C’est en tout cas ma mission en tant que responsable des publics que de définir qui sont les publics et trouver un moyen de les interpeller.

Alors que Kanal cherche actuellement son/sa Directeur/rice Artistique, vous développez déjà beaucoup d’idées. Comment appréhendez-vous la venue de votre futur*e collaborateur*rice ?

AL : Nous allons nommer au courant de cette année un ou une directrice artistique avec qui je vais travailler en binôme. Cette personne va amener sa vision. Donc tout est encore très organique, car nous constituons actuellement l’équipe. De nature optimiste, je me dis que tout ça va se faire naturellement. Le processus de sélection vient de commencer, mais je pense qu’il ou elle va sans doute analyser la situation à Bruxelles et un travail main dans la main va se créer. Kanal n’est pas qu’un musée et à partir de là et avec un lieu aussi vaste, ça nous permettra plusieurs entrées en la matière et de laisser la place à chacun.e pour proposer des choses en dialogue, pour le bien de Kanal et de ses visiteurs.

Malgré la crise, avez-vous de la visibilité à court terme pour vos projets au sein de Kanal ?

AL : Là on a un weekend très chargé parce qu’autour de l'exposition It Never Ends il y a différentes propositions qui tournent, qui bougent. Nous sommes à la troisième rotation qui met en lumière cette fois l’artiste pandrogyne (°) Genesis P-Orridge, qui faisait aussi partie de différents groupes punk britannique des années 70. On y parle de genre et d'identité, comme Genesis s’est transformée en femme au fur à mesure de sa carrière.

L’inclusion est quelque chose de très important, primordial même, et pour moi ce nouveau vocabulaire, cette nouvelle approche de programmation, dans un équilibre homme/femme, artistes racisé.e.s, queer, etc. est très intéressante pour offrir quelque chose qui est né d’une fusion de la diversité que constitue Bruxelles. Pour engager ces différents sujets, nous avons activé Studio K, une radio expérimentale, née du premier confinement. C’est un espace parallèle, un peu immatériel, qui nous permet de proposer des choses, faire découvrir des artistes, et mettre en avant un volet discursif autour de débats, de tables rondes, de conférences, de présentations, d’interviews sans solliciter le public physiquement. Il y a donc à faire…

(°)   Pandrogyny (shortened as pangi) is a pangender androgyny or a pan-aligned androgyne. Genesis P-Orridge defined pandrogeny in 1993 as “a ‘third-gender’ and a type of gender-neutral living being more akin to the other or internal self”. (ndlr)

Plus d’info : https://kanal.brussels/