Le fabuleux destin de Anina Rubin

27 avr. 2021
Le fabuleux destin de Anina Rubin

Article en Français
Auteur: Godefroy Gordet

Dans sa bulle audiographique

Étudiante en langues sémitiques et en photographie à Berlin, Anina Rubin sort vite du sentier sur lequel elle pose ses premiers pas d’artiste pour aller vers les arts visuels, numériques, et la musique, plus précisément le champ des arts sonores. Un volet profondément vivace dans sa pratique artistique actuelle qu’elle montre sur les scènes ou dans les salles d’expositions de nombreux pays, parmi lesquelles la Bundeskunsthalle de Bonn, la Tate Modern de Londres, le 1014 space for ideas de New York City, le ZKM de Karlsruhe, le Yuz Museum de Shanghai, et bien-sûr celles du Luxembourg, où elle fait régulièrement escale entre deux pérégrinations.

Anina Rubin vient de remporter le prix de Musique Quattropole 2021, fruit de ses travaux au sein du groupe de recherche sur l'intelligence artificielle et la philosophie des médias KIM (Künstliche Intelligenz und Medienphilosophie). Une récompense précieuse qui laisse entrevoir de nouvelles lignes à tracer dans le parcours de cette artiste luxembourgeoise.

© Manon Graas

Anina Rubin © Manon Graas

Notre dernière discussion remonte à 2015. Que s’est-il passé dans votre vie depuis ?

AR : En fait, peu de temps après notre rencontre en 2015, j'ai postulé pour rejoindre les cours de composition expérimentale de Jonathan Bepler à Karlsruhe. J'y ai déménagé et, pendant six mois, j'ai apprécié les plus belles jam sessions et morceaux de chant choral. Ces après-midis et ces nuits ont changé ma perception et ma façon d'arranger et de composer des pièces musicales. Je me sentais beaucoup plus libre de faire de la musique en tant « qu’artiste sonore », pour ajouter une bande-son aux images animées que je créerais. J'ai arrêté de me concentrer sur l’idée d’oreille absolue, la séquence des notes, ou l'obstination d'un métronome… Je préfère écouter la couleur d’un son, que ce soit un instrument, ou un objet qui se transforme en instrument au moment de son utilisation. J'ai appris à écouter davantage le rythme d'un espace, d'une communication, d'une émotion, au lieu de m’en tenir à un certain « battement par minute ». J'ai expérimenté le collage sonore, principalement dans le sens du concept connu sous le nom de « musique concrète », avant de commencer à le mélanger avec des paysages sonores produits électroniquement, ou par des traitements de signaux numériques.

En 2017 et 2018, j'ai été initié au son 3D par le Dr Markus Noisternig de l'IRCAM. Pendant un an, j'ai beaucoup appris sur les nouvelles technologies sonores et sur la spatialisation du son. Une fois de plus, ça a changé ma façon d'arranger et de composer ma musique. Les pièces musicales et les collages sonores peuvent devenir si figuratifs et descriptifs avec cette notion d'espace tridimensionnel, que j'ai créé pour la première fois un son sans images.

À l’époque, vous disiez méditer chaque jour pour vous plonger dans la transcendance, trouver votre part d’éternité dans le présent et imaginer des lendemains ensoleillés. Qu’est devenue cette pensée dans votre approche de la vie ?

AR : C'est certainement devenu la partie principale de ma vie. Cela influence ma façon de penser et de vivre. Je ne peux plus imaginer une journée sans au moins quelques heures de prière. J'adore les matins, les soirées, les jours ou semaines entières où je suis seul et où je peux me connecter en toute liberté au monde des anges et des « devas ». Je pourrais aussi appeler cela de la méditation, par rapport au déclin de la religion ou de « Dieu » dans notre monde. Pourtant, dans ce même monde, des sociétés telles qu'Apple, Amazon, Facebook et Google sont vénérées à un degré aussi intense que si c'était Noël et Pâques le même jour, tous les jours. Le monde invisible est apparemment plus puissant que toute la matière qui existe sous nos yeux. Se connecter au royaume intérieur de l’esprit et de la contemplation, est le plus fort des muscles dont on dispose.

Mond im Gesicht © Anina Rubin

Mit dem Mond im Gesicht © Anina Rubin

Dans ce sens, au Konschthaus Beim Engel en 2015, avec Katrijn Van Damme, vous révélez les illusions de la société à travers un travail aux techniques et outils mixtes, pour « montrer que nous sommes tous aveugles par rapport aux politiques et au monde actuel. Mon travail consiste principalement à apporter de la lumière à travers la brillance des paillettes sur les absurdités du monde ». Votre travail est-il toujours aussi engagé ?

AR : Oui, j'ai définitivement un tel engagement ou une telle intention. C'est un immense cadeau et une liberté que je prends moi-même en tant qu'artiste, de regarder des ombres ou des mondes, qui sont généralement délibérément laissés inaperçus par le cadre politique qui conditionne nos vies depuis le jour de notre naissance.

Le consommateur américain ou européen moderne est censé acheter et utiliser constamment de nouvelles choses ou expériences. Dans les pays africains, la plupart des RNA – Réseaux de Neurones Artificiels, ndlr – et des réseaux d'IA liés à la consommation de produits ont été complètement créés contre l'éthique, et la majorité des consommateurs n’en n’ont aucune idée. Les données d’une personne qui possède une voiture électrique génèrent plus de bénéfices pour l'entreprise que le prix de vente de la voiture électrique elle-même. Et la majorité des consommateurs n’en n’ont aucune idée.

Les conditions de travail sont beaucoup plus difficiles à contrôler en Afrique ou en Asie, ce qui est bien entendu à la faveur de nombreuses entreprises américaines ou européennes. Ce cercle vicieux d'exploitation, qui a commencé avec la colonisation, n'a jamais pris fin. Il y a aussi beaucoup de lois qui rendent les conditions de travail inhumaines et l’exploitation humaine complètement légales de nos jours, de sorte que les habitudes de consommation de l’autre côté du monde peuvent être accélérées plus efficacement.

La douleur des orphelins et des sans-abris de ce monde est aussi la nôtre, même si nous ne la remarquerons peut-être jamais. Nous sommes tous connectés. Il est clair qu’avoir une peau blanche, des parents blancs, est encore un avantage à ce jour pour accéder plus facilement à l'éducation. Ce groupe de personnes peut profiter d'un certain type de vie, et malheureusement, cela semble être le seul mode de vie que nous connaissons dans ce monde. Pendant des décennies et des décennies, des milliers et des milliers d'enfants et des personnes meurent chaque jour parce qu'ils n'ont pas accès à la nourriture, à l'eau potable, ou à une éducation suffisante pour traiter des maladies simples. Pourtant, si un retraité allemand ou américain meurt d'une de ces maladies, nous appelons à une crise pandémique mondiale et effaçons la liberté des choix personnels des citoyens et des travailleurs indépendants. Amazon et Starbucks survivront à coup sûr à cette pandémie, et la plupart l'acceptent. Alors oui, j'ai le sentiment que nous vivons dans un monde très absurde.

Mit dem Mond im Gesicht © Anina Rubin

Mit dem Mond im Gesicht © Anina Rubin

Alors que votre démarche artistique se basait à l’origine sur l’image, c’est aujourd’hui l’art sonore qui occupe vos pensées. Et dans ce domaine encore, cette atmosphère éthérée déjà présente dans vos travaux précédents, vous suit. Jusqu’au nom de domaine choisi pour votre site Internet, « anina.land », c’est tout un monde que vous déployez. D’où vient ce « pays » que vous décrivez et imaginez dans votre travail artistique global et de quoi s’est-il construit ?

AR : C’est comme une île que j'ai créée pour moi-même, où je me sens libre de rassembler tous mes projets. J'adore que mes pensées soient libres, si je le veux. C'est une telle joie que de se glorifier de cette liberté et que de se chatouiller – l’esprit, ndlr – si longtemps, jusqu'à ce qu'une première couche de pensées et de perspectives banales et ordinaires tombe. J’explore ensuite ce monde, et je recommence à me chatouiller avec patience et courage, pour laisser tomber la couche suivante de pensées et de vérités. À chaque nouveau monde qui apparaît, l'environnement devient plus abstrait et libre. J'imagine que j'aime juste sauter dans des mondes différents et collectionner ce qui me plaît, ce qui m'attire à l’instant T. Ensuite, je mets tout ça sur mon bateau, et je retourne sur mon île.

En parlant de nouveaux mondes : dans « Spatial study between sounds & voice », donnée en collaboration avec Kiyu Nishida au ZKM – Le centre d'art et de technologie des médias de Karlsruhe –, vous offrez au public une expérience interactive en direct dans un environnement ambisonique. Quelle a été la genèse de ce projet ?

AR : C'était un projet incroyable ! Ça s’est fait si vite. Je pense que nous n'avons parlé que 10 ou 30 minutes, et le concept du show était acté. Kiyu voulait connecter l'ensemble du public à une configuration ambisonique, afin que le public lui-même puisse interagir avec la direction et le mouvement du son dans cet espace audio 3D. Je souhaitais que le public décide où ma voix devait être pendant que je chantais. La chanson que j'avais écrite et que je projetais d'interpréter était Let Them Burn, l’image d'une situation apocalyptique dans laquelle une source extérieure s'introduit dans un vieux monde pour le reprendre.

Vous travaillez également avec la plateforme Arduino, permettant de créer des objets électroniques interactifs, et également, avec la méthode d’enregistrement binaural, cherchant à reproduire la perception sonore naturelle humaine par une écoute au casque. Il y a dans votre travail une dimension technique très pointue. Dans quelle mesure votre approche se situe-t-elle autour de l’ingénierie ?

AR : J'adore l'électronique et l'ingénierie sous toutes ses formes. Je dirais que dans mes projets, la moitié de l’apport est basée sur des compétences techniques, et l’autre moitié sur l’expression créative. Mais cela varie d'un projet à l'autre.

Pour mon prochain spectacle « musical-chocolate-sensual », qui sera probablement présenté à Esch l'année prochaine, je souhaite spatialiser le son d'un quatuor et faire le traitement spatialisé du signal de tous les musiciens en direct. Pour ce rêve, je devrai vraiment me mettre au codage plus profondément qu'auparavant. Ici la compétence technique sera plus autour des 80 %. Ce type de projets s'équilibre avec d'autres projets, où mon apport créatif ou musical prend beaucoup plus de place. Mais j’ai besoin des deux côtés, sinon je m’ennuie rapidement. J'apprends aussi beaucoup des ordinateurs ou des machines. L'être humain a conçu ces instruments selon sa propre structure. Comme le dirait Vilém Flusser, ils ne sont qu'une extension de notre propre corps ou de notre système nerveux.

Anina Rubin © Marie Capesius

Anina Rubin © Marie Capesius

Pour la préouverture du Konschthal Esch, en octobre 2020, vous proposez Ever Glade, une pièce musicale écrite entre 2015 et 2016 et produite pour de l’audio 3D en 2020. Vous nous expliquez votre cheminement artistique des premières pensées de cette pièce en 2015 à sa conceptualisation en 2020 ?

Ever Glade est essentiellement une composition pour piano de 40 minutes. Je l'ai enregistré en 2016, sans aucune intention de la publier, mais plutôt pour apprendre à faire correctement un enregistrement pour piano. J'avais un piano à queue sur lequel jouer et j’ai emprunté quelques micros incroyables, et je me suis lancée. À l'époque, j'ai donné le nom « Ever Glade » à la pièce, car j'adore cet endroit du sud de la Floride. Ma cousine vivait là-bas et j'aimais bien lui rendre visite. L'humidité de l'air, la flore et la faune, sont des éléments merveilleux et très inspirants pour moi. J'y ai même filmé des images en 2015 que j'ai utilisées pour créer un clip vidéo pour le groupe TUYS. Pourtant, le plus inspirant c’est le nom si poétique de ce parc national. Pour moi, c'est un nom d'espoir, de vraie croyance, de nature divine, de rêves.

Le temps a passé et je ne suis jamais vraiment retourné à ce morceau pour piano. Entre temps, j'avais fait quelques collages sonores et appris beaucoup de choses sur la production. Alors, quand j'ai joué sur un piano désaccordé l'été dernier, la mélodie principale de cette composition m'est revenue. Je ne l'avais pas joué depuis de nombreuses années. Je suis allé chercher l'intégralité de l'enregistrement sur mon disque dur et je l’ai écouté encore et encore. J'ai pu imaginer très rapidement où d'autres sons de la nature, des insectes, des créatures et des voix, se mêleraient à la structure du piano, et j'ai commencé à produire.

D’enregistrements de terrain, à des compositions au piano – jouées lors d’une résidence pour le « Squatfabrik » sur le piano de la Kufa – vous développez ce projet audio-graphique. Pour décrire votre production, vous parlez de « collage sonore », et vous expliquez un certain niveau de mise en scène de la musique et de la vidéo, pour créer une dramaturgie et laisser le spectateur en mouvement dans l’installation d’images et de sons, exposée à la Konschthal. Quel rôle tient le spectateur dans votre travail en général ?

AR : Le travail n'est jamais terminé tant que le spectateur, l'auditeur, le public n'y a pas été confronté. L'art consiste à communiquer, même si cela ressemble souvent au monologue d'un artiste. Je vis et travaille principalement en solitaire, par un heureux choix, mais la résonance d'un homologue et le partage complètent l'œuvre pour former un tout. J'aime beaucoup la façon dont Martin Buber – Ich und Du, 1923 – décrit la relation entre la vue subjective, intérieure et une entité extérieure : « Celui qui se tient dans la relation participe à une réalité, ce qui signifie : dans un état d'être qui n'est pas simplement en lui et pas simplement en dehors de lui. Toute réalité est une activité à laquelle je participe sans pouvoir la posséder. Là où il n'y a pas de participation, il n'y a pas de réalité. La participation est d'autant plus parfaite que le contact de la pensée est direct ».

Le 1er avril dernier, vous avez été lauréate du Prix de Musique Quattropole 2021, récompensée par un jury d’experts internationaux. En raison de la crise sanitaire, le concert a fait l’objet d’une diffusion virtuelle en livestream, depuis la scène des Rotondes. Vous qui travaillez à des projets immersifs, ou le spectateur doit être plongé dans la proposition, comment voyez-vous ces nouvelles manières de diffuser la création artistique ?

AR : C'est une décapitation de la scène musicale. Je n’ai pas regardé un seul concert en livestream ces deux dernières années et je ne le ferai pas, cela n’a aucun sens pour moi. Heureusement, le livestream aux Rotondes était couplé à la présence d’un véritable public sur place. C'était le premier concert que je donnais, qui proposait également un direct via Internet. Un concert uniquement diffusé en livestream est un non-sens, pas un compromis. Un spectacle de musique en direct concentre celui-ci : des gens se rassemblent, partagent leur amour pour la musique et son énergie. Si au-dessus d'un public réel, un livestream est organisé, c'est une chose, mais jouer un concert entier pour un format uniquement en livestream, c’est encore autre chose. Je préfère jouer dans la rue en voix et guitare, ou au banjo, ce que je fais, si je sens que je veux partager ma musique avec des êtres humains, que de jouer un live devant un ordinateur.

Pour plus d'informations: https://anina.land/ ou https://open.spotify.com/artist

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