Y a-t-il une culture (artistique) européenne ? 2/4

07 nov. 2022
Y a-t-il une culture (artistique) européenne ? 2/4

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

Unité ou identité ? La culture européenne à travers l’histoire

J’ai indiqué dans la partie 1/4 que la question de ce qui faisait l’identité de l’Europe a donné lieu à des réponses très différentes au fil de l’histoire. La question a été posée (au moins) depuis le Moyen Âge. En effet, dès l’époque médiévale, l’enjeu fondamental n’était celui de l’unité que dans quelques contextes particuliers, par exemple lors du schisme entre l’Église orientale et l’Église occidentale, ou encore dans les luttes entre le pouvoir à prétention paneuropéenne de l’Église et les pouvoirs profanes (rois et empereurs), qui eux étaient toujours locaux (même l’empire carolingien au moment de son expansion la plus grande sous Charlemagne ne comprenait qu’environ la moitié des territoires européens). C’était bien l’identité qui était la plupart du temps au centre, non seulement des débats, mais aussi de la politique réelle et des conflits réels. Que la question ait bien d’une question d’identité plutôt que de simple unité (politique ou autre) ressort du fait que la conception médiévale de l’Europe impliquait des exclusions territoriales (la péninsule ibérique sous domination arabo-musulmane) et des ségrégations et persécutions internes (pogromes antijuifs), voire, dans le cas de l’Espagne et du Portugal après la reconquista (1492), l’expulsion des populations juives (dès 1492) et morisques (en 1609).

L’identité chrétienne assumée comme identité par défaut eut aussi des conséquences au niveau de la culture artistique, notamment dans le domaine de la peinture et de la sculpture, dont la fonction était conçue essentiellement comme instrumentale : les arts devaient contribuer à la diffusion de la foi chrétienne. Lorsqu’ils servaient des fonctions autres que sacrales, ils étaient souvent condamnés parce que, pensait-on, ils risquaient de détourner les croyants de la voie du salut.

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Ill.3. (de haut en bas : Bernard de Clairvaux (Portait dans une lettrine d’un manuscrit de La Légende dorée, autour de 1270) ; L’Abbaye cistercienne de Fontenoy (XIIe siècle). Fondateur de l’ordre cistercien et propagateur de l’architecture cistercienne qui interdisait les peintures et les sculptures dans les églises et les salles des monastères, Saint Bernard est resté célèbre pour sa critique virulente des images.

Les questions d’identité culturelle sont très souvent pensées en termes de fondements, l’idée sous-jacente étant qu’une culture donnée reste la même tant que ses fondements sont les mêmes. Si, comme indiqué ci-dessus, durant le Moyen Age et au-delà, il allait de soi pour la plupart des personnes que c’était la chrétienté – l’identité chrétienne - qui constituait le fondement de l’unité de l’Europe, cette conviction entra dès la Renaissance en conflit avec une conception différente. Pourtant elle survécut partiellement au moins jusqu’au XIXe siècle. La dernière grande défense de cette vision de l’Europe fut sans doute le livre du poète romantique allemand Novalis, intitulé « Die Christenheit oder Europa ». La conviction de Novalis, qui était aussi celle de bon nombre des autres artistes et penseurs romantiques, était que l’unité européenne ne pouvait résider que dans son identité chrétienne et que les conflits et dissensions actuelles en Europe ne pouvaient être surmontés que par une réactivation du rôle fondateur de cette identité. Mais comment réaliser cette nouvelle union ? Les églises chrétiennes elles-mêmes étaient depuis plusieurs siècles en proie à la division, et le XIXe siècle naissant s’engageait dans une direction qui paraissait incompatible avec un tel retour. Et pourtant ce combat, perdu d’avance, a eu des effets extrêmement novateurs dans le domaine des arts. Les romantiques furent en effet à l’origine d’un bouleversement fondamental du rôle de l’art dans la société. Selon eux, c’était à l’art (plutôt qu’à la politique, aux religions instituées ou à la philosophie) qu’était échue la mission sacrée de réaliser cette nouvelle unité de l’esprit européen (voire de l’esprit humain). Ce geste a bouleversé nos attentes à l’égard des œuvres d’art et plus généralement de la culture artistique, et ses effets se ressentent encore aujourd’hui.

Mais la tentative de « Reconquista » romantique montre surtout que les conceptions successives de l’identité européenne ne se sont pas simplement remplacées les uns les autres au fil de l’histoire mais ont souvent coexisté durant des temps parfois très longs. Car, comme indiqué, dès la Renaissance la conception médiévale d’un fondement uniquement chrétien de l’Europe avait été remise en question par l’idée selon laquelle l’Europe avait en fait un double fondement : la chrétienté et l’antiquité gréco-latine. Bien entendu, au Moyen Age on n’avait pas totalement « oublié » cet héritage, notamment du fait de l’influence de la pensée arabe et des philosophes juifs sur les penseurs chrétiens. Mais si la culture antique faisait bien partie de la généalogie effective du monde médiéval, cet héritage, parce qu’il était « païen », restait exclu de l’identité médiévale européenne. La Renaissance en revanche revendiqua explicitement le monde gréco-latin comme faisant partie du fondement identitaire de l’Europe, voire comme unique fondement de son identité créatrice et artistique.

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Ill.4. Malgré les apports importants des communautés juives et morisques à l’identité culturelle du Moyen Âge européen, et notamment à la philosophie médiévale, ces deux communautés furent traitées comme des « corps étrangers » et persécutées : (de haut en bas) Massacre des Juifs de Strasbourg (14 février 1347) (illustration d’un manuscrit de 1350 environ) ; Expulsion des Morisques de Valence en 1609 (tableau du 17e siècle).

L’époque des Lumières fut un autre moment important de reformulation du fondement de l’unité européenne. La Renaissance avait bien abandonné l’idée d’un fondement unique, chrétien, de l’unité de l’Europe, mais, comme son nom l’indique, elle n’en avait continué pas moins à considérer que l’unité ne pouvait se dire qu’en termes de fondements : en l’occurrence il fallait faire renaître cet autre fondement oublié qu’était la civilisation gréco-latine. Les Lumières en revanche pensèrent que l’identité culturelle et artistique n’était pas fondée dans une origine passée, qu’elle n’était même pas de nature généalogique, mais qu’elle était une construction autofondatrice d’esprits libres mettant en œuvre des principes universels de rationalité qui étaient censés être constitutifs de l’esprit humain comme tel. D’où l’ouverture de l’identité européenne au cosmopolitisme qui impliquait une remise en cause de l’eurocentrisme et une foi dans l’intertraductibilité de toutes les cultures, ce qui relativisait l’importance de leurs identités respectives et permettait de penser l’idée d’une « paix universelle » (Kant). 

Le XIXe et le XXe siècle furent à bien des égards l’épreuve de réalité terrifiante de l’utopie des Lumières : le cosmopolitisme fut englouti par les fièvres nationalistes et racistes des deux siècles suivants, la raison utopique fut remplacée par la rationalité instrumentale de l’industrialisme du XIXe siècle, la liberté d’opinion bafouée par les régimes totalitaires du XXe siècle, sans parler du destin de l’esprit de tolérance et de l’idéal d’une paix universelle. Cependant, à travers la naissance et le développement de la démocratie politique au sens actuel du terme, ces deux siècles mirent néanmoins aussi en chantier une partie importante de la pensée des Lumières. Quant aux arts, la promotion de la création artistique en activité humaine fondamentale, leur permit tout au long des XIXe et XXe siècles, de se développer dans une atmosphère propice (sauf bien sûr dans les régimes totalitaires) et, surtout, de revendiquer de nouveaux territoires pour la liberté créatrice, ce qui en fit dans beaucoup de situations un contre-pouvoir étonnamment puissant à une réalité dysphorique.

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