Y a-t-il une culture (artistique) européenne ? 1/4

05 oct. 2022
Y a-t-il une culture (artistique) européenne ? 1/4

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

Quelle est la question ?

La question « Y a-t-il une culture (artistique) européenne ? » peut paraître univoque, mais en réalité ne l’est pas. Selon la manière dont on comprend les termes qui la composent, elle a des significations différentes. Elle risque donc d’avoir plusieurs réponses pas nécessairement identiques, voire incompatibles.

Il y a d’abord le problème de l’extension qu’on donne au domaine sur lequel porte la question. En effet, la transition entre les faits culturels au sens générique du terme et les faits proprement artistiques est à la fois mobile et perméable (elle change selon les contextes, les lieux et les époques, est rarement une question de « tout ou rien »). La formulation de la question dans mon titre essaie de tenir compte de ceci (peut-être de façon malhabile) en mettant l’adjectif « artistique » entre parenthèses, afin de suggérer la mobilité et perméabilité constitutives des bords séparant et unissant art et culture. Mais je cite ce problème ici uniquement pour mémoire, puisqu’il a été abordé dans une série antérieure(voir sur ce site la série d’articles « Culture et art » dans la rubrique « It’s not rocket science »).

Une deuxième source d’ambiguïté naît du fait que l’on peut faire porter l’accent de la question sur deux choses différentes : voulons-nous savoir s’il y a une culture (artistique) européenne ou s’il y a une culture artistique européenne.

Lorsqu’on met l’accent sur le terme « une », on veut savoir si la culture (artistique) européenne possède une unité. Entendue dans sa généralité, la question de savoir ce qui fait qu’une chose est « une » est complexe. Heureusement nous n’aurons pas à nous en préoccuper ici. On se contentera de la définition intuitive selon laquelle pour qu’on puisse dire d’une chose qu’elle est « une » (plutôt que « plurielle ») il faut qu’elle se caractérise par une relation spécifique entre un tout et ses parties : les éléments qui la composent doivent être interdépendants en sorte que l’unité est une conséquence de leurs relations (ou interactions). Dans le cas de la question de l’unité de la culture européenne, ces conditions sont réunies si on peut montrer que les relations entre les différentes cultures nationales, régionales etc., qui la composent, produisent son unité, autrement dit qu’elle est la résultante de ces relations (ou interactions). En revanche, lorsqu’on fait porter l‘accent sur « culture (artistique) européenne », on s’interroge sur l’identité de la culture européenne, c’est-à-dire sur la nature de ses traits définitoires qui permet de la distinguer d’autres cultures.

Il est important de ne pas confondre la notion d’unité avec celle d’identité. Si l’unité est ce qui fait qu’une chose est une (plutôt que plusieurs), l’identité fait qu’elle est cette chose-ci plutôt que telle autre. Certes, il existe en général une relation entre les deux notions. Ainsi, lorsque nous voulons dénombrer une pluralité d’unités du même type, par exemple une pluralité d’arts nationaux, il faut que nous connaissions les caractéristiques qu’une unité de faits ou de phénomènes doit posséder pour pouvoir être une unité du type « art national » , c’est-à-dire que nous devons connaître les caractéristiques définitoires de ce que nous appelons un « art national ». Il n’en reste pas moins qu’il s’agit de deux questions différentes, et nous verrons que se laisser guider par une logique d’unité n’est pas la même chose que se laisser guider par une logique d’identité, y compris au niveau des choix de politiques culturelles ou artistiques.

Unité et identité

Ill.1. Unité et identité : Tout être humain est « un » au sens il constitue une totalité intégrée d’éléments (organes et fonctions). Tout être humain a aussi une identité, c’est-à-dire un certain nombre de caractéristiques qui font qu’il est lui (ou elle) plutôt qu’une autre. Les papiers d’identité sont un des (multiples) moyens qui permettent de décrire l’identité dans sa singularité, au sens où l’ensemble des traits qui y sont consignés doivent en principe permettre d’identifier de manière univoque la personne en question.

Enfin, la question se pose autrement selon qu’on centre la notion de « culture européenne » sur l’histoire de la culture européenne, ou sur la situation contemporaine.

S’intéresser à l’unité historique de la culture européenne équivaut en général à chercher à découvrir quels sont ses traits stables au fil du temps, l’idée sous-jacente étant que de même qu’une personne garde son identité personnelle au fil de l’histoire de sa vie, de même toute culture garde la même nature ou essence tout au long de l’histoire et de ses vicissitudes. Une telle conception est pourtant peu réaliste : comme on le sait, les conceptions des Européens concernant leur propre identité ont changé à plusieurs reprises au cours de l’histoire.

Lorsqu’on centre la question sur la situation actuelle, l’accent se déplace d’une vision rétrojective (d’où venons-nous ?) vers une vision projective (où allons-nous ? ou plutôt : où voulons-nous aller). Vue dans ce cadre, l’unité de la culture européenne n’est pas considérée comme une donnée mais comme un but à atteindre. Cela ne signifie pas que cette perspective projective fait de la naissance du projet politique européen le point zéro de l’unité culturelle européenne, mais traduit plutôt la prise de conscience du fait que l’identité d’une culture est toujours mouvante, et surtout qu’elle est une construction sociale et non pas un fait naturel.

Il faut enfin ajouter que les deux questions, celle de l’unité inscrite dans l’histoire et celle de l’unité à construire, sont toujours vues à partir de la situation de celui qui les pose. Ainsi notre façon de voir l’unité historique de l’Europe n’est plus, ni celle du Moyen Âge, ni celle de la Renaissance, ni celle des Lumières, ni celle, volontiers triomphaliste, conquérante et raciste du XIXe siècle. Postérieure aux catastrophes du XXe siècle, elle ne peut pas ne pas entreprendre un retour critique sur l’ensemble des figures passées de l’identité européenne. Quant au projet de l’UE, qui vit le jour à la sortie de la 2e Guerre Mondiale, une de ses motivations centrales fut précisément de rendre impossible tout retour de la barbarie qui avait englouti tout le continent, ce qui implique, entre autres, une méfiance à l’égard de toute vision identitaire.

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Ill.2. : Trois visions du destin de l’Europe à travers trois versions du thème de l’Enlèvement d’Europe. (De haut en bas) François Boucher (1747), Max Beckmann (1933), Mirko Szewczuk pour Die Zeit (1949). Boucher, représentant du sensualisme érotique de la peinture française du XVIIIe siècle, fait de l’enlèvement d’Europe un conte grivois. Max Beckmann, en reprenant le thème en 1933, année de prise de pouvoir des nazis, fait d’Europe une victime impuissante et violentée, alors que Zeus est peint comme une brute conquérante et funèbre, tout à l’opposé du taureau du mythe grec qui se couche devant Europe et l’invite à monter sur son dos. Enfin, en 1949, le caricaturiste de Die Zeit transforme le taureau séducteur en boite de conserve de « corned beef » (introduit en Europe par les soldats américains), et Europe, loin de tourner son regard en arrière vers ses frères dont elle s’éloigne (comme le raconte la légende grecque), lance son regard au loin, vers les rives du Nouveau Monde.

Durant le XIXe siècle, le siècle des nationalismes, la culture au sens large du terme et les arts furent parmi les seules activités capables, sinon d’échapper totalement à l’emprise des antagonismes nationaux, du moins de les amortir. Et même dans les catastrophes du XXe siècle, seuls les arts continuèrent à être de rares rayons de lumière. Ils devraient donc en principe se voir accorder une fonction importante dans l’émergence d’une unité européenne non identitaire.

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