Qu’y a-t-il de contemporain dans l’« art contemporain » ? 1/4

28 avr. 2022
Qu’y a-t-il de contemporain dans l’« art contemporain » ? 1/4

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

De l’art actuel à l’art contemporain

A première vue, la notion d’art contemporain est beaucoup plus simple à comprendre et à décrire que la plupart des autres catégories de classement historique utilisés dans le champ de l’art. Pour comprendre, par exemple, la signification de l’expression « art baroque », il faut disposer de connaissances étendues non seulement d’ordre historique mais aussi d’ordre stylistique. Il en va a fortiori de même pour la distinction entre ce qui différencie le « baroque » du « maniérisme » ou du « rococo ».  Comparée à des notions de ce type, l’expression « art contemporain » ne semble à première vue présupposer aucune connaissance spécifique de l’art. Les deux termes dont elle se compose – « art » et « contemporain » – sont d’usage courant et ne posent guère de problèmes de compréhension pour le locuteur français moyen (et il en va de même pour les termes correspondants dans d’autres langues).

Certes, le terme « art » est utilisé en deux sens différents : soit de manière englobante pour désigner l’ensemble des pratiques de création artistique, soit de manière plus restrictive pour désigner exclusivement le domaine circonscrit autrefois par l’expression « beaux-arts » et aujourd’hui par celle d’« arts plastiques ». Mais le contexte nous indique en général laquelle des deux significations est pertinente. Ainsi dans le cas du titre de l’ouvrage de 1805 du philosophe romantique Schelling : Philosophie der Kunst, il suffit de parcourir la table des matières pour se rendre compte que « Kunst » désigne ici l’ensemble des arts. A l’inverse, dans l’expression « Musée d’art contemporain de Lyon », le « terme » art désigne uniquement les « arts plastiques ».

Le terme « contemporain » possède lui aussi deux significations. Dans la phrase « La peinture contemporaine de la Grande Peste traduit l’angoisse de l’époque », « contemporain » (ou plutôt « contemporain de ») affirme une relation d’isochronie entre la peinture de l’époque et la Grande Peste.  En revanche dans la phrase « Je n’aime que la littérature contemporaine », l’adjectif « contemporain » est un adjectif qualificatif qui désigne quelque chose qui appartient au présent de l’énonciateur. Là encore aucune confusion n’est possible, puisque les deux significations ne remplissent pas la même fonction syntaxique et sémantique dans les énoncés.

Et il semblerait que l’expression composée « art contemporain » hérite de cette transparence sémantique : « art » y est manifestement pris au sens restreint, c’est-à-dire ne désigne que les arts plastiques, et « contemporain » s’y réfère tout aussi manifestement à ce qui est « actuel ». Bref, l’art contemporain est, ou du moins semble être, tout banalement l’art du présent. Et il semble en aller de même pour les expressions allemandes « Gegenwartskunst » ou « zeitgenössische Kunst », ou pour l’anglais « contemporary art ».

Les choses sont en réalité plus compliquées. D’abord le caractère actuel du « contemporain », n’est pas celui de l’instant d’énonciation de la phrase dans laquelle l’adjectif figure. Ce qui est contemporain possède une épaisseur temporelle, historique, donc une durée. Qu’est-ce qui fixe les limites de cette durée ? Un cas intéressant est celui de l’historiographie générale. Pour les historiens français, l’« histoire contemporaine » commence à la fin du XVIIIe siècle (au moment de la révolution française). Les historiens britanniques quant à eux font commencer la « contemporary history » généralement en 1945. La différence des dates de début résulte d’une approche différente de la temporalité historique.  Pour les historiens français le début de l’histoire contemporaine possède une origine « objective » liée à une transformation ou un bouleversement politique, sociétal ou culturel. Pour les historiens anglais, le début de l’histoire contemporaine est déterminé par la durée vécue, donc « subjective », qui partant d’aujourd’hui, remonte dans le passé : est contemporain tout ce qui fait encore partie de la mémoire individuelle ou collective des personnes vivant actuellement. En relèvent non seulement les événements directement vécus par ces personnes, mais aussi ce qui leur a été transmis par leurs parents et leurs grands-parents. Bien qu’il n’existe guère d’études fiables concernant la durée durant laquelle des événements survivent dans la mémoire familiale ou collective, on admet en général que sa durée est d’à peu près 80 années, ce qui, au moment où j’écris inclut (encore) l’année 1945.

Deux périodisations différentes de l’histoire contemporaine : (à gauche): France, Aide-mémoire historique pour l’Époque Contemporaine ; (à droite) : la revue Contemporary British History. Dans une notice à l’adresse des auteurs il est précisé que la revue est « particulièrement intéressée par des soumissions d’articles traitant de la période depuis 1945 ».

Deux périodisations différentes de l’histoire contemporaine : (à gauche): France, Aide-mémoire historique pour l’Époque Contemporaine ; (à droite) : la revue Contemporary British History. Dans une notice à l’adresse des auteurs il est précisé que la revue est « particulièrement intéressée par des soumissions d’articles traitant de la période depuis 1945 ».

France, Aide-mémoire historique pour l’Époque Contemporaine ; la revue Contemporary British History. Dans une notice à l’adresse des auteurs il est précisé que la revue est « particulièrement intéressée par des soumissions d’articles traitant de la période depuis 1945 ».

En général on situe le début de l’art contemporain en 1945, donc à la même date que celle à laquelle les historiens anglophones font commencer l’histoire contemporaine. Ainsi au moment où j’écris cet article l’expression respecte le critère d’une périodisation en termes de durée mémorielle. Mais 1945 est par ailleurs une date qui correspond à une césure historique objective de première importance. Par conséquent les deux périodisations, l’objective et la subjective, sont tous les deux possibles. Et il existe des arguments en faveur des deux.

Ainsi l’hypothèse selon laquelle ce qui relève de l’art contemporain fait partie d’un horizon temporel délimité par l’existence d’une continuité vivante entre générations d’artistes, de critiques etc., semble décrire beaucoup de traits effectifs de son développement. Le mieux est de prendre un exemple. Je prendrai le cas de l’artiste américain Robert Rauschenberg, considéré comme un des artistes les plus influents des premières décennies de l’art contemporain. Il est né en 1925, a commencé sa carrière d’artiste en 1951 et il est mort en 2008. Il n’est pas douteux qu’en 2022 encore il y a dans les mondes de l’art contemporain américain, européen mais aussi chinois bon nombre d’acteurs du monde de l’art qui l’ont connu ou qui ont connu des personnes de la génération antérieure qui l’ont connu au moment de ses premiers combine paintings du début des années cinquante. Rauschenberg fait donc partie de la même génération que nos grands-parents, ou nos parents. Or nous considérons généralement que nos parents et grands-parents, et ce même lorsqu’ils sont morts, font partie de notre « contemporanéité » familiale et existentielle, et ce précisément parce qu’ils font partie de notre mémoire généalogique orale. Rauschenberg (et d’autres artistes de sa génération) peut donc être qualifié d’artiste contemporain pour des raisons de mémoire vivante transgénérationnelle.

(à gauche) Robert Rauschenberg, Erased De Kooning, 1952; (à droite) Xu Bing, Book from the Sky, 1987-1991. Rauschenberg fut, en 1985, le premier artiste contemporain occidental à bénéficier d’une exposition individuelle en Chine. Cette exposition eut une très grande influence sur le développement de l’art contemporain chinois, notamment sur Xu Bing, et le souvenir de l’exposition de 1985 demeure encore vivace aujourd’hui.

(à gauche) Robert Rauschenberg, Erased De Kooning, 1952; (à droite) Xu Bing, Book from the Sky, 1987-1991. Rauschenberg fut, en 1985, le premier artiste contemporain occidental à bénéficier d’une exposition individuelle en Chine. Cette exposition eut une très grande influence sur le développement de l’art contemporain chinois, notamment sur Xu Bing, et le souvenir de l’exposition de 1985 demeure encore vivace aujourd’hui.

Robert Rauschenberg, Erased De Kooning, 1952 ; Xu Bing, Book from the Sky, 1987-1991. Rauschenberg fut, en 1985, le premier artiste contemporain occidental à bénéficier d’une exposition individuelle en Chine. Cette exposition eut une très grande influence sur le développement de l’art contemporain chinois, notamment sur Xu Bing, et le souvenir de l’exposition de 1985 demeure encore vivace aujourd’hui.

D’un autre côté, comme déjà indiqué, l’année 1945 n’est certainement pas une date neutre. Elle correspond à une césure historique qui à bien des égards est peut-être encore plus radicale que celle de la Révolution française. Beaucoup de réflexions consacrées au passage de l’art moderne à l’art contemporain établissent ainsi un lien de cause à effet entre la Shoah, le bombardement de Hiroshima et de Nagasaki, et plus généralement la Deuxième Guerre mondiale et la fin du programme artistique moderne (ou moderniste) dans ses aspirations avant-gardistes et plus généralement messianiques. 1945 apparaît ainsi comme un ground zero non seulement de l’art mais aussi de la vie, d’où a émergé l’art contemporain.

Partie 2 à suivre.

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