Pratiques artistiques et dialogue interculturel 3/4

08 fév. 2022
Pratiques artistiques et dialogue interculturel 3/4

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

De la nature dialogique des arts et de leur rôle dans le dialogue interculturel

Beaucoup de transferts artistiques semblent à première vue être des transferts asymétriques. Mais cette impression est souvent trompeuse. Par exemple, l’exportation de la peinture à l’huile et de la perspective mathématique en Chine fut contrebalancée par un contre-transfert en direction de l’Europe de l’art de la porcelaine chinoise (y compris de ses thèmes et motifs). De même, l’introduction de l’esthétique occidentale au Japon à partir de l’ère Meiji fut accompagnée de multiples contre-transferts : l’esthétique de l’estampe japonaise influença fortement l’impressionnisme ; les théâtres nô et kabuki furent adaptés au théâtre européen par, entre autres, W.B. Yeats, Stanislavski, Meyerhold, Brecht  ; l’architecture des résidences impériales japonaises joua un rôle considérable dans la naissance de la conception de l’espace architectural moderniste (Bruno Taut, Frank Lloyd Wright, Mies van der Rohe, Le Corbusier).

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Un contretransfert célèbre : le rôle de l’architecture japonaise dans la naissance du modernisme architectural occidental. Mies van der Rohe : Pavillon de Barcelone (1938).

De même l’acculturation ethnocentriste de l’Afrique francophone fut contrebalancée par un contre-transfert de la sculpture africaine (masques) vers l’Europe. À travers le cubisme et l’expressionnisme, ce transfert d’une esthétique africaine eut une importance décisive dans le développement du modernisme dans la peinture et la sculpture. Et l’« anglicisation » de l’Inde à travers une littérature indienne de langue anglaise a été accompagnée d’un contre-transfert  de thèmes et de formes narratives indiennes vers la littérature anglaise, depuis Kipling et E.M. Forster jusqu’à Salman Rushdie et au-delà, en passant par le poète anglo-américain T.S. Eliot.

Bien sûr, des contre-transferts existent aussi dans d’autres domaines culturels : ainsi les tentatives de christianisation de l’Extrême-Orient furent, dès le XVIIIe siècle et jusqu’à aujourd’hui, contrebalancées par une pénétration des sagesses chinoise et japonaise en Occident. Il existe même des champs où les transferts et contre-transferts sont tellement multiples que les transferts aboutissent à une hybridation généralisée. Ainsi, pratiquement toutes les cuisines du monde sont actuellement au moins partiellement métissées. Or, la cuisine est par bien des aspects une pratique artistique. Il n’est donc pas étonnant que les transferts dans son champ soient dans la majorité des cas de nature dialogique.

Les transferts culinaires partagent un autre point important avec les transferts dans les arts canoniques. Il est très rare qu’un transfert interculturel dans le domaine culinaire se traduise par une intégration telle quelle des plats ou recettes étrangères dans le corpus des plats natifs. En général le plat ou la recette allogène sont transformés sur certains points, voire intégrés dans un plat ou une recette appartenant à la tradition locale. Il s’agit donc bien d’un dialogue. Dans le domaine des transferts proprement artistiques cette situation est la règle.

Aucun transfert artistique ne se traduit par une simple reprise de la tradition-source. Par exemple, lorsque les Jésuites ont apporté la technique de la peinture à l’huile et la perspective géométrique à la Chine, la Corée et le Japon, les traditions picturales locales ne se sont pas « converties » à la tradition occidentale. Certes, quelques peintres locaux se mirent à peindre « à l’occidentale », mais cette tendance demeura toujours marginale. Les répercussions du transfert sur les genres classiques – donc, en premier lieu la peinture à l’encre – furent beaucoup plus subtiles : ainsi certains éléments de la perspective ou de la technique des ombrages furent intégrés parmi les possibilités  créatrices des traditions picturales locales, mais réinterprétés de telle sorte qu’ils fussent compatibles avec les techniques de la peinture à l’encre (qui, par exemple, crée des effets de perspective propres grâce aux blancs aménagés entre le premier plan et l’arrière-plan) et avec une vision de l’espace qui n’est pas géométrique mais spirituelle (dans la culture chinoise et extrême-orientale en général, l’espace est le lieu de la circulation du souffle vital (Qi)).

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Satake Yoshiatsu (Japon, 1748-1785), Le paysage lacustre, Peinture sur soie utilisant la perspective occidentale et la technique des ombrages (en bas).

La même chose vaut mutatis-mutandis pour tous les transferts artistiques : même Bollywood est tout sauf une simple copie de Hollywood. À quoi tient cette spécificité des transferts culturels dans le domaine artistique ? Pourquoi sont-ils constitutivement dialogiques ?  

Il me semble qu’un premier élément de réponse réside dans le fait qu’il n’existe pas de société humaine dépourvue de traditions artistiques. Du même coup, dans le domaine des arts tout transfert culturel est en réalité une rencontre de quelque chose dans quoi on se retrouve, même si c’est étranger. Lorsque les Chinois ou les Japonais, ou encore les Africains, ont introduit la physique mathématique et la chimie dans leur culture, cela ne s’est pas fait sous la forme d’un dialogue avec leurs propres savoirs dans ces domaines. Ils se sont bornés à adopter tels quels les paradigmes et les méthodes scientifiques transférés, et ils se sont à leur tour engagés dans ces sciences. La raison en était que leurs propres savoirs étaient intraduisibles dans le langage scientifique importé. Les pratiques artistiques, elles, sont toujours traduisibles d’une culture à l’autre : elles sont partageables entre toutes les cultures humaines existantes et ne sont jamais mutuellement exclusives (comme le sont les sciences modernes et la plupart des savoirs traditionnels).

Un deuxième élément de réponse réside dans le fait que la notion de « progrès » n’est pas vraiment applicable aux pratiques artistiques. Dans le domaine technique et scientifique, parler de « progrès » a du sens. Par exemple il n’est pas absurde de soutenir que la médecine occidentale moderne constitue un progrès par rapport à la médecine traditionnelle qu’elle soit   africaine, chinoise ou… européenne. Dans le champ artistique la situation est différente. Cela n’a guère de sens de chercher à démontrer que la sculpture grecque constituait un progrès sur la sculpture égyptienne de la même époque, ou que la peinture renaissante était « plus avancée » que la peinture à l’encre pratiquée en Extrême-Orient, ou que le modernisme artistique occidental a constitué un progrès par rapport aux traditions artistiques locales des sociétés non-européennes. Et la même chose vaut pour les champs de la littérature, de la musique, du théâtre et de tous les autres arts. La question n’a d’ailleurs pas non plus beaucoup de pertinence du point de vue de l’évolution historique des arts : en quoi pourrait bien consister le progrès de Shakespeare par rapport à Sophocle, ou de Beckett par rapport à Shakespeare ? Le dialogue artistique enjambe l’histoire tout autant que les cultures, comme le montrent les multiples  « primitivismes » qui prennent à rebours l’évolution historique : c’est  en pleine période de croyance au progrès et de domination mondiale des puissances européennes, que Manet, Monnet et d’autres ont été inspirés par l’art des estampes japonaises, que les cubistes se sont intéressés aux masques sculptés d’Afrique et que les sculpteurs ont redécouvert les sculptures archaïques de l’art des Cyclades.  

Partie 4 à suivre.

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