Pratiques artistiques et dialogue interculturel 2/4

03 fév. 2022
Pratiques artistiques et dialogue interculturel 2/4

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

Des transferts culturels au dialogue interculturel

Tout transfert culturel n’est pas un dialogue interculturel. La notion de dialogue comporte deux conditions spécifiques, que les autres transferts culturels ne remplissent pas nécessairement.

D’abord, un dialogue est, comme cela ressort du terme et de son étymologie, une communication dans laquelle tous les partenaires sont actifs. Le terme grec διάλογος désigne une parole (λογος) répartie entre (διά) différentes personnes, qui toutes y participent.  Autrement dit, dans un dialogue les différents participants sont alternativement destinateurs et destinataires de la communication. Donc, pour qu’il y ait dialogue interculturel, chacun des partenaires doit être « affecté » par l’autre (ou les autres) et chacun doit ressortir « transformé » de l’échange. Tous les transferts culturels ne sont pas de cet ordre : beaucoup sont unilatéraux. C’est le cas notamment de la plupart des transferts portant sur des compétences, des savoirs ou des techniques. Ainsi, la généralisation de la « révolution néolithique », donc le transfert des compétences et techniques nécessaires pour cultiver des plantes et/ou élever des animaux, fut le résultat d’une diffusion géographique progressive à partir d’un foyer originaire (qui, dans le cas du néolithique européen, fut le Proche-Orient). Le transfert se fit de proche en proche entre populations géographiquement voisines dans le cadre d’une relation asymétrique entre la communauté-source et la communauté réceptrice.

La deuxième condition de tout dialogue est l’égalité des partenaires. « Égalité » ne signifie pas que tous doivent contribuer à part égale à l’échange. Par exemple, dans les dialogues platoniciens c’est, de loin, Socrate qui apporte la plus grande contribution à la conversation. Mais tous ceux qui participent au débat initié par Socrate ont voix au chapitre au même titre que lui. Autrement dit, pour qu’un échange soit dialogique, il faut que tous les partenaires puissent y contribuer avec une égale liberté et que tous soient libres d’accepter ou de refuser ce qui est offert dans l’échange. Or, beaucoup de transferts culturels sont imposés, parfois avec violence. C’est le cas notamment de ceux liés à une volonté de domination d’ordre religieux, politique ou économique. Ainsi, lorsqu’une nouvelle religion (ou plus généralement une nouvelle vision du monde) est imposée à une population, celle de la culture dominée est du même coup détruite ou marginalisée. Ce fut le cas par exemple lorsque le christianisme devint religion d’État dans l’Empire romain. Ce fut le cas bien entendu aussi lors des entreprises de colonisation : par exemple, le colonialisme français en Afrique fut guidé par une politique d’acculturation forcée des populations locales. Et la manière dont la Chine traite actuellement les cultures tibétaine et ouïghour en les soumettant à une sinisation forcée relève de la même logique.

Il est cependant important de préciser qu’un transfert culturel peut être unilatéral, et donc non-dialogique, sans être inégal. Ce fut le cas des transferts de compétences liées à la révolution néolithique dont il a déjà été question : il est probable que les populations ne furent pas forcées par leurs voisins à acquérir ces compétences, mais qu’elles adoptèrent les nouvelles façons d’organiser leur subsistance parce qu’elles les croyaient préférables à celles liées à une économie de cueillette et de chasse. D’ailleurs dans d’autres parties du monde certaines communautés, pourtant en contact avec des populations ayant sauté le pas, ont gardé, parfois jusqu’à très récemment (donc pendant les millénaires) leur mode de subsistance fondé sur la cueillette et la chasse.

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Peinture rupestre San (en haut) ; pétroglyphe San (en bas).  Les San (Botswana, Namibie et Afrique du Sud) constituent un cas passionnant d’un peuple ayant refusé de sauter le pas de la révolution néolithique. Bien qu’ayant vécu depuis des millénaires au contact d’une population d’éleveurs (les Khoïkhoï), ils sont restés à ce jour chasseurs-cueilleurs. Leurs gravures et peintures rupestres, dont les plus anciennes ont plusieurs milliers d’années, constituent pourtant une des traditions artistiques les plus importantes du continent africain (voir ci-dessus un pétroglyphe et une peinture rupestre de Twyfelfontein en Namibie). Au Botswana, où vit la communauté San la plus importante, ils sont actuellement victimes d’une politique de sédentarisation et d’acculturation forcée.

L’occidentalisation du Japon à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle constitue un cas tout aussi intéressant. Ici ce fut la culture vers laquelle s’opéra le transfert qui en prit l’initiative, faisant des choix réfléchis concernant les transferts voulus. En effet, les transferts furent planifiés par le pouvoir politique. Le gouvernement envoya les meilleurs étudiants japonais dans différents pays occidentaux pour y étudier les sciences et technologies européennes. Une fois revenus au Japon ces étudiants devinrent le fer de lance de la modernisation du pays.  

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L’occidentalisation du Japon à la fin du XIXe siècle. (En haut) La mine de charbon de Miike ; (en bas) : Costumes féminins occidentalisés. Introduits dans les années 1880 ces vêtements étaient essentiellement d’inspiration française. L’adoption de l’esthétique vestimentaire occidentale (costumes pour les hommes, robes pour les femmes) était censée permettre au Japon de tenir son rang parmi les puissances dominantes de l’époque, toutes occidentales.

Le cas japonais fut cependant une exception.  La plupart des transferts au XIXe siècle eurent lieu dans le cadre des entreprises coloniales. Imposés de l’extérieur ils avaient pour but premier d’augmenter l’efficacité du pillage des ressources des pays colonisés ainsi que la soumission culturelle de leurs populations.

Historiquement les transferts artistiques ont eux-aussi été liés parfois à des entreprises d’expansion politico-économique. Par exemple, la naissance de l’art syncrétique du Gandhara, née de la rencontre entre la statuaire hellénistique et de la tradition naissante des représentations anthropomorphes (donc non symboliques) de Bouddha, est en général considérée comme étant liée à l’expansion de l’empire d’Alexandre jusqu’à l’Indus (en fait la situation était plus compliquée, comme on le verra plus loin). L’introduction de la peinture à l’huile et des techniques de perspective picturale occidentale en Chine, en Corée ou au Japon, a été quant à elle directement liée aux tentatives de l’Église catholique de convertir ces pays au christianisme. En effet, les Jésuites amenèrent des peintres afin de décorer les églises qu’ils érigèrent dans ces trois pays, faisant découvrir ainsi aux cultures extrême-orientales des types de peinture inexistantes dans les traditions picturales locales. Il existe de même un rapport direct entre le développement d’une littérature indienne en anglais et le fait que le pays était colonisé par les Anglais. La même chose peut être dite des littératures francophones d’Afrique ou des Caraïbes. Enfin, l’adoption quasi-mondiale du modernisme artistique, du cinéma hollywoodien, du jazz, du rock ou du rap sont difficilement dissociables de la domination économique exercée par l’Occident durant le XXe siècle. Le cas du cinéma hollywoodien montre d’ailleurs qu’un transfert artistique peut dépendre d’un transfert technique, en l’occurrence un dispositif d’enregistrement et de projection.

Pourtant, même si les transferts artistiques ne sauraient être dissociés des rapports de force géopolitiques, on va voir que leur dynamique et leur logique sont irréductibles à celles des autres transferts culturels, en particulier des transferts techniques, cognitifs et « idéologiques », et qu’ils remplissent une fonction tout à fait particulière et importante dans les échanges entre cultures. 

Partie 3 à suivre.

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