Les œuvres d‘art et le temps 1/2

05 sep. 2024
Les œuvres d‘art et le temps 1/2

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

La relation que les œuvres d’art entretiennent avec le temps (historique et culturel) des humains semble être paradoxale. D’un côté, elles sont - comme tout ce que les hommes produisent et plus généralement, comme tout ce dont ils s’occupent ou se soucient - des « expressions » du temps où elles ont été créées. De l’autre, elles semblent transcender leur temps, non pas au sens banal où une grande partie d’entre elles « survivent » à leur époque, mais au sens plus essentiel où elles continuent à être « vivantes », c’est-à-dire continuent « à parler » aux hommes vivant à des époques souvent fort éloignées. L’Iliade et son univers sont indissociables du monde de la culture archaïque grecque dans laquelle le poème d’Homère a vu le jour, et cependant le récit de la guerre tragique entre Grecs et Troyens continue à fasciner jusqu’à aujourd’hui, non pas comme simple vestige inerte d’un passé révolu, mais au sens où il est toujours « actuel », c’est-à-dire continue à nous toucher, comme s’il s’agissait d’un événement actuel.

Les poèmes homériques sont totalement immergés dans l’univers guerrier et la culture orale de la Grèce archaïque et continuent néanmoins à passionner y compris les lecteurs d’aujourd’hui (tout comme les amateurs de cinéma, cf. Troy, blockbuster hollywoodien réalisé par Wolfgang Petersen en 2004) d’aujourd’hui. 

Première traduction latine de l’Iliade (début du 23e Chant), vers 1360 (© BnF ; Autorisation RDV-2409-002630)
L’Iliade racontée aux enfants (série de France Inter sur YouTube : https://www.youtube.com/watch?v=LgX5U-ubPzY)

Que l’identité native des œuvres d’art porte toujours la marque du temps dans lequel elles sont créées est un fait indisputable et inévitable. En effet, toute réalité humaine (et plus généralement vivante) est inscrite dans le temps, pour la simple raison que l’homme est un être fini. Cette finitude s’exprime à la fois dans le fait que notre propre temps nous est toujours « compté » (il a un début et une fin) et qu’il correspond à une trajectoire locale, singulière et irrépétable, qui s’inscrit dans le vaste écoulement du temps historique (et cosmique). De fait, tout ce que nous pouvons être et tout ce que nous pouvons nous proposer de réaliser est contraint par le temps qui nous est alloué pour vivre. 

Ce qui vaut pour les individus vaut aussi pour les communautés et leur évolution culturelle, en particulier artistique. Comme les individus, les sociétés humaines naissent, vivent et meurent en tant qu’inscrits dans le temps - biologique dans le cas des individus, historique dans celui des communautés. Du même coup, tout ce que les individus entreprennent se situe dans l’horizon des possibles de l’époque dans laquelle ils vivent. Cela vaut en particulier pour les pratiques artistiques : leurs possibilités sont bornées par l’ « état de l’art » au moment où ils créent.

Dans le cas des œuvres d’art, cette double délimitation des possibles - au niveau individuel et au niveau collectif - se traduit par deux conséquences essentielles.

La première a été rendue célèbre par une formule de l’historien de l’art Heinrich Wölfflin dans l’Introduction à ses Principes fondamentaux de l’art (1915) : « Tout n’est pas possible en tout temps ». Il entendait par là que, du point de vue de leurs possibilités formelles, les artistes sont toujours limités par l’horizon de leur époque, et que tout ce qui est extérieur à cet horizon leur est inaccessible, au sens où ils ne peuvent même pas en concevoir la possibilité. L’idée a été reprise plus récemment par le philosophe américain Arthur Danto, notamment à propos de la question de la peinture monochrome (inaugurée par Malevitch). Est-ce que ce projet pictural aurait pu naître déjà plus tôt, par exemple à la fin du dix-neuvième siècle ? Danto a répondu par la négative, en illustrant joliment sa thèse par un exemple révélateur. En 1883, l’humoriste Alphonse Allais (qui fut écrivain et non pas peintre) réalisa un célèbre dessin dans lequel on pouvait voir un cadre entourant une surface uniformément blanche qu’il intitula :« Première communion de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige ». Selon Danto, au moment où le dessin fut publié, il ne pouvait être reçu que comme un exemple d’humour absurde et non pas comme un projet artistique. Pour qu’une surface blanche pût être reçue comme une œuvre d’art picturale monochrome, il fallait d’abord que la peinture « saute le pas » de la figuration vers l’abstraction (saut qui n’a eu lieu que durant la première décennie du vingtième siècle).

Une deuxième conséquence est encore plus importante pour notre propos actuel. Le fait que les innovations artistiques possibles à une époque donnée sont contraintes par l’état de l’art de cette même époque n’est en effet qu’un aspect particulier de l’interdépendance plus générale qui existe entre les œuvres d’art et l’époque dans laquelle elles sont créées. Les artistes ne sont pas des individus « hors sol » : ils sont des êtres sociaux qui vivent dans le monde qu’ils partagent avec leurs contemporains. Leurs œuvres ne peuvent donc pas ne pas être ancrées dans ce monde, informées par lui et dirigées vers lui. On exprime cela souvent en disant que les œuvres d’art « expriment » leur époque. Il faut cependant s’entendre sur ce que « exprimer » veut dire. On confond souvent « exprimer » et « refléter », c’est-à-dire qu’on pense qu’être une « expression » de son époque signifie être un « reflet » de son époque. Mais c’est une interprétation erronée. Dire que les œuvres d’art expriment leur époque signifie qu’elles constituent une interprétation de leur époque, une manière de la voir. Elles ne reflètent pas une réalité qui leur est donnée en amont, mais contribuent activement à l’élaboration de la conscience de soi- et donc de l’identité vécue -  de la société et de l’époque concernées.

Mais si tel est le cas, est ce que cela ne rend pas d’autant plus incompréhensible le fait que les œuvres d’art continuent à agir aussi au-delà de leur époque ? Si elles contribuent à la construction de l’identité réflexive de l’époque dans laquelle elles sont créées, cela semble les lier d’autant plus exclusivement à cette époque. Ne sont-elles pas condamnées par conséquent à rester enfermées dans l’époque qui les a vu naître ?

Tel serait sans doute le cas si les interprétations historicistes de l’évolution des sociétés étaient correctes, c’est-à-dire si chaque époque historique constituait une réalité refermée sur elle-même. Mais manifestement, tel n’est pas le cas. L’idée que les époques historiques sont des entités closes sur elles-mêmes qui vivent en autarcie est une thèse peu réaliste. La notion d’époque est une notion idéal-typique qui nous permet de rendre compte d’un ensemble d’apparentements significatifs entre phénomènes temporellement proches. Il ne s’agit pas d’une entité transcendante et autosuffisante dont la « nature » ou l’« essence » causerait ces phénomènes, c’est-à-dire causerait les agissements des hommes. De même que l’œuvre d’art n’exprime pas passivement la société sur le mode d’un reflet, de même l’ « appartenance » d’une œuvre à son époque ne signifie pas qu’elle est causée - c’est-à-dire amenée à l’existence - par elle.

Certes, cette réflexion ne suffit pas pour comprendre comment une œuvre peut rester active au-delà de l’époque et de la société dans laquelle elle est née. Mais en montrant que les œuvres appartiennent à leur époque, non pas au mode passif d’une détermination qui s’exercerait sur elles et en ferait un simple reflet passif, elle leur impute une agentivité propre. C’est vers cette question de cette agentivité propre que nous devons nous tourner.