01 avr. 2022Les arts sont-ils genrés ? 4/4
Arts et identités genrées non binaires
C’est la montée en puissance des mouvements LGBT depuis le dernier tiers du XXe siècle qui est la traduction sociale la plus visible du fait que le binarisme H/F ne saurait saisir le caractère multiple des orientations sexuelles et des identités genrées. Dans la mesure où les arts sont des révélateurs particulièrement sensibles des transformations sociales, il n’est pas étonnant que le développement du mouvement LGBT (ou si l’on préfère mettre l’accent sur le caractère ouvert de la liste : LGBTQIA +, donc : lesbienne, gay, bisexuel(le), transgenre, queer, intersexuel, asexuel ou autre) ait eu des répercussions importantes dans le domaine artistique, et tout particulièrement dans le champ de l’art contemporain.
Il faut dire d’abord un mot du contexte général dans lequel s’inscrit le développement de l’art dit « queer ». Dans la dernière enquête Gallup consacrée aux comportements sexuels des Américains, 86.3 % des répondants se définissaient comme hétérosexuels (straight), 7.1 % comme LGBT, et 6.6 % ne se prononçaient pas. Premier constat : depuis la précédente enquête en 2012, le nombre de personnes revendiquant leur appartenance au groupe LGBT a doublé. En classant les réponses selon les âges, les enquêteurs découvrirent que l’augmentation était due essentiellement aux personnes appartenant à la génération née à partir de 1997, donc la plus jeune : parmi les personnes nées entre 1997 et 2003, une sur cinq (donc 20 %) se définit comme LGBT. Deuxième constat : parmi les personnes se réclamant de la catégorie LGBT, plus de 56 %, donc la majorité se déclaraient bisexuel(le)s, plutôt que gays ou lesbiennes (à l’inverse de ce qui avait été le cas dans l’enquête de 2012). Ce pourcentage très élevé est lui aussi dû essentiellement à la génération de ceux nés à partir de 1997.
Ces changements témoignent de bouleversements profonds. Le doublement du nombre de personnes revendiquant une identité LGBT ne traduit sans doute pas une augmentation dans l’absolu des personnes non binaires, mais témoigne d’un changement important dans la perception sociale des identités non hétérosexuelles qui permet désormais aux personnes non-binaires de revendiquer de façon publique leur orientation sexuelle. Le fait que désormais la majorité des personnes qui se disent LGBT se déclarent bisexuels témoigne d’un affaiblissement de la nécessité comme telle de se définir par une appartenance « genrée » spécifique. C’est sans doute cette revendication de liberté et de mobilité dans un domaine qui socialement est encore considéré majoritairement comme correspondant à des appartenances rigides, s’excluant les unes les autres, qui est à la racine des apports du mouvement LGBT au champ des arts.
Il y a eu des artistes non binaires à toutes les époques de l’histoire. En effet, dans toutes les cultures connues il existe un certain pourcentage d’individus (sans doute partout à peu près le même) dont l’orientation sexuelle n’est pas hétérosexuelle. Simplement, dans beaucoup de sociétés, et ce jusqu’à une date récente, ces orientations ne pouvaient pas être avouées ou revendiquées publiquement, du fait de la répression encourue. De ce fait tous les thèmes traitant de l’ambiguïté, de la multiplicité, du caractère fluide etc., des orientations sexuelles ne pouvaient être abordés que de manière indirecte, par exemple à travers des incarnations mythologiques ou parodiques, ou grâce à des thématiques comme celle du travestissement tactique).
Le développement du mouvement de défense des droits des communautés LGBT a changé la donne. D’une part, tout comme la lutte d’émancipation des femmes, il a permis une relecture critique des arts du passé, avec d’importantes (re)découvertes à la clef, y compris dans l’art du XXe siècle – tel(le) Claude Cahun, liée au cercle surréaliste, ou la peintre Dora Carrington, amie de Lytton Strachey). D’autre part, il a permis une mise en œuvre artistique directe des dimensions existentielles, sociales et politiques de la problématique LGBT.
Mais peut-on parler d’un art spécifiquement LGBT ? Le mouvement LGBT est traversé par une tension entre la revendication forte d’une identité spécifique, et une diversité interne irréductible puisque le mouvement réunit des personnes et groupes à orientations très différentes (homo-érotique, bisexuelle, trans - et autres). Ceci implique une négociation permanente entre identités différentes et du même coup tend à rendre possible une attitude moins crispée à l’égard de la question de l’identité comme telle. Ce qui réunit les diverses composantes LGBT est surtout la volonté de se libérer de la pression de l’identité hétérosexuelle conçue comme norme « naturelle », en faveur d’une attitude ouverte et tolérante.
Un trait important du mouvement LGBT réside dans sa nature intersectionnelle, c’est-à-dire la volonté d’insérer la défense des droits LGBT aux combats pour l’égalité d’autres minorités (par exemple la minorité afro-américaine aux Etats-Unis). D’où le caractère volontiers militant de l’art queer. D’ailleurs la naissance même du mouvement est, au moins aux États-Unis, fortement lié aux années Sida et au combat contre la stigmatisation de la communauté gay. On en trouve un témoignage dans le travail de l’artiste queer Felix Gonzalez-Torres, auteur pendant les années SIDA d’une série de photographies géantes de son propre lit vide, symbolisant l’hécatombe due au SIDA et exposées simultanément au Moma et sur 24 supports publicitaires à différents endroits de New-York.
Félix Gonzalez-Torres, Projects 34 (1992)
Malgré la très grande diversité des œuvres se réclamant de l’art queer ou qui lui sont assimilées, il me semble que dans leur majorité elles présentent un certain nombre de « ressemblances de famille ». La première est le refus de toute ségrégation entre ce qui relève du bon goût et du kitsch, du high et du low, du convenable et du non convenable, du privé et du public, et plus généralement de toutes les dichotomies discontinuistes qui, à l’instar du binarisme sexuel, prétendent réguler le caractère chaotique et polyphonique de la vie.
Pierre & Gilles, Vive la Marine - 2be3 (1997)
La seconde est l’importance de la question du corps – et en premier lieu du corps de l’artiste lui-même : d’où l’importance des pratiques de performance, où le corps devient lui-même événement opéral. Cette centralité de la corporéité est peut-être liée au fait que les orientations genrées non binaires s’accompagnent souvent d’une déstabilisation de l’identité du corps propre dans ses relations complexes avec l’identité genrée.
Ron Athey, Incorruptible Flesh: Dissociative Sparkle (2006). Performance au Artists Space, New York.
Une troisième ressemblance réside dans une préférence marquée pour la multiplicité des modalités opérales, des supports et des lieux : performance, bien entendu, mais aussi cinéma, vidéo, théâtre, danse, voire cabaret ou club de nuit (historiquement liés aux performances queer depuis le Berlin des années 20 du XXe siècle).
Toutes ces ressemblances de famille pointent vers une même caractéristique, la volonté très forte d’inscrire la création dans le cadre d’une « dédéfinition » de l’art considéré comme une activité ségrégationniste coupée de la vie et se déployant dans une sphère purement spirituelle. C’est cet esprit critique et « déconstructif » qui explique peut-être pourquoi c’est surtout dans l’écosystème de l’art contemporain que l’art LGBT se développe avec le plus de vigueur.
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