29 avr. 2021 Les arts et les âges de la vie I
I. Les âges de la vie et leur représentation artistique
Aux humains, comme aux autres êtres vivants, il n’a été alloué qu’un temps de vie fini. En revanche, à la différence du parcours de vie de la plupart des autres espèces, y compris de nos proches cousins, celui des humains comporte de nombreux seuils, de nombreux âges. Chez les autres mammifères il n’existe qu’un seuil unique : celui qui les fait accéder à la maturité sexuelle et donc à la reproduction, période qui dure en général pratiquement jusqu’à leur mort. Dans la vie des humains les seuils et donc les ruptures sont multiples. Il y a d’abord cette enfance allongée, liée au caractère « néoténique » du bébé humain, c’est-à-dire au fait que lorsqu’il naît, il est beaucoup plus sous-développé que les nouveau-nés de la plupart des autres mammifères : ses périodes de développement moteur et plus généralement physiologique, mais aussi de développement cognitif, durent beaucoup plus longtemps que celle des petits des autres hominidés. De même, l’accès à la maturité sexuelle ne coïncide que rarement chez les humains avec le début de la reproduction : la plupart des sociétés développent des stratégies (plus ou moins efficaces) pour retarder le passage de l’une à l’autre. Les humains disposent aussi, là encore contrairement aux autres mammifères, de mécanismes biologiques (ménopause et andropause), qui découplent la sénescence de la période de reproduction.
Tous ces stades sont bien différenciés non seulement du point de vue biologique mais aussi du point de vue social, les segmentations de nature sociale ayant tendance à être encore plus nombreuses que les seuils biologiques (du moins dans les sociétés contemporaines) : prime enfance, enfance, préadolescence (maturité sexuelle), adolescence, jeune adulte (reproduction), adulte mûr (la période d’éducation des enfants), première vieillesse et enfin sénescence. Ces périodes structurent de façon absolument centrale non seulement la vie privée et publique des individus, mais aussi leurs ressources perceptives et cognitives, leurs émotions, leurs façons de se référer au temps et à leur propre mortalité. Lorsque nous sommes enfants, le grand nombre d’âges de la vie qui s’étendent devant nous peut nous donner l’impression - illusoire mais réconfortante - d’avoir plusieurs vies successives à notre disposition, la mort reculant du même coup dans un avenir lointain. Pour ceux qui sont arrivés à l’autre bout du parcours et entrent dans la vieillesse, la perspective s’inverse : tous les âges de la vie sont dans leur dos et devant eux il n’y a plus que la porte ultime.
Toutes les sociétés humaines ont développé des systèmes qui permettent aux individus de se situer dans cette histoire faite de seuils et de ruptures et d’organiser leurs rôles sociaux en accord avec ces systèmes : on n’est jamais un être humain générique, on est toujours soit un bébé, soit une jeune mère, soit un vieillard, soit une jeune fille nubile, soit un homme mûr, et ainsi de suite. Aucune société humaine ne se représente le cours de la vie humaine comme une durée continue (« un long fleuve tranquille »), toutes se le représentent comme un ensemble ordonné de segments discontinus avec des seuils plus ou moins dramatiques. Certes, le nombre d’étapes distinguées, de même que la durée assignée à chacune d’elles diffèrent d’une société à l’autre et d’une époque à l’autre. Mais tous les systèmes des âges de la vie segmentent le parcours en une série de phases qui se suivent inexorablement et qui mènent de la naissance et de l’enfance à la vieillesse et la mort.
Caspar David Friedrich, “Die Lebensstufen” (vers 1835). Cette œuvre, de part en part allégorique, est sans doute une de celles qui résume avec le plus de puissance la dimension à la fois existentielle et proprement philosophique de la problématique des âges de la vie, au moment même (début du XIXe siècle) où elle commence peu à peu à s’effacer de la conscience collective, pour céder la place à une conception volontariste dans laquelle le culte du progrès va prendre la place de la conscience tragique de la finitude de la vie. Les trois âges sont ici les trois générations d’une même famille : le grand-père (dans la position classique des figures centrales chez Friedrich : le dos tourné au spectateur, invitant ce dernier à s’identifier avec lui), les parents et les enfants. Les 5 figures sont redoublées par cinq embarcations : deux petits voiliers dans les eaux peu profondes près de la côte (les enfants), un grand voilier qui vient de finir son voyage, a jeté l’ancre et est en train de rentrer les voiles (le grand père), et deux grands voiliers dans le lointain qui avancent vers le port de mouillage (les parents). Le jeune homme fait signe (sans doute en vain) au vieillard de s’approcher, les enfants et la mère sont absorbés dans leur jeu avec un drapeau danois. Près du vieillard une barque renversée symbolise la fin du voyage de sa vie. Isolé du reste de la famille, il regarde vers la ligne d’horizon où l’océan et le ciel, la terre et l’univers se touchent, se rencontrent.
La représentation des différents âges de la vie
Étant donné cette importance des âges de la vie dans la vie individuelle et collective, il n’est pas étonnant que les arts s’en soient emparés et ce à pratiquement toutes les époques et dans pratiquement toutes les cultures connues. La représentation des différents âges de la vie a en particulier été une thématique importante de la littérature, du théâtre et des arts visuels européens depuis l’antiquité.
Ainsi les œuvres visuelles ont, au moins depuis la Renaissance, grandement contribué à la diffusion de certains systèmes des âges de la vie. Ce fut le cas du système « classique » des trois âges (enfance, jeunesse, vieillesse) remontant à l’antiquité et dont la représentation picturale la plus célèbre est due à Titien.
Titien, « Les Trois Âges de l’Homme » (1512).
L’élément picturalement dominant est l’âge de la jeunesse et des amours. Les deux amoureux se regardent, la jeune fille tenant deux flûtes (une autre se trouve dans la main droite du jeune homme), symboles à la fois de la poésie et de l’acte sexuel. Du couple amoureux le regard du spectateur est entraîné vers la droite du tableau où il y a deux enfants accompagnés d’un petit Cupidon. Ils sont endormis au pied d’un tronc d’arbre dont toutes les branches ont été arrachées. Il forme un contraste avec la végétation luxuriante derrière les deux amoureux et symbolise sans doute la promesse de mort que la vie porte dès la naissance. Des enfants le regard glisse vers le vieillard qui est montré esseulé avec deux crânes dont il en contemple un, posture classique des méditations picturales sur la vanité de la vie. Le fait qu’il tienne deux crânes plutôt qu’un seul est plus rare, mais s’explique parce que l’enfance et la jeunesse sont représentées toutes les deux sous la forme d’un couple. Sur la colline derrière le vieillard s’élève un bâtiment généralement interprété comme étant une église.
Le système à quatre âges, calqué sur le cycle des quatre saisons, lui aussi très ancien, a aussi été représenté très souvent. Sa représentation la plus extraordinaire est due à Arcimboldo qui, entre 1563 et 1573, peignit quatre portraits d’un homme à quatre âges différents de sa vie sous forme de visages « végétalisés », émergeant d’une combinaison de plantes, fleurs, fruits, branchages, etc., chacun des visages composites étant construit à partir d’éléments végétaux typiques de la saison (et donc de l’âge).
Arcimboldo: Le Printemps (1563)
Arcimboldo: L'Hiver (1573)
Le système à sept âges, particulièrement important du fait du statut symbolique du chiffre sept dans la religion chrétienne, fut répandu au Moyen Âge et à la Renaissance, en concurrence avec le système à trois âges. Il a été traité plus souvent dans des textes que dans des tableaux. Hans Baldung a cependant peint un tableau consacré aux sept âges de la vie de la femme et un autre reprenant le système des trois âges.
Hans Baldung, « Die drei Lebensalter und der Tod » (c.1541) et « Die sieben Zeitalter des Weibes » (1544).
Les deux tableaux témoignent d’une vision très différente de la femme, des âges de la vie et de la vie comme telle. Dans le tableau de gauche, la vieille femme est décharnée, échevelée, tournant un regard dur vers la jeune femme et tenant fermement un bout du voile qui couvre le pubis de celle-ci (tout en le laissant entrevoir). Elle fait penser aux sorcières vieilles peintes par le même Baldung. L’opposition entre la jeunesse et la vieillesse est frontale, sans médiation. Le tableau est sombre avec une dominante de tonalités froides et un fond gris (la reproduction ne rend pas justice aux véritables couleurs). En bas, à côté du bébé, le peintre a représenté une chouette (ou un hibou), oiseau de mauvais augure dans le folkore de l’époque. Le tableau représentant les sept âges de la femme semble appartenir à un autre univers. Il témoigne d’une vision bien plus généreuse et positive de la femme et de ses transformations à travers les différents âges de la vie. Le simple fait qu’il y ait sept âges au lieu de trois ouvre le temps de la vie féminine à une suite de mutations successives, plus nuancées que le couperet qui fait passer directement de la jeune femme à la vieillarde. Même durant les deux âges ultimes de sa vie, son corps et son visage restent charnus et sa peau reste ferme. Le contraste entre le visage ridé et décharné de la vieille femme du tableau à trois âges et celui de celle qui a atteint l’étape ultime de la vie dans le tableau à sept âges est saisissant. Autant le visage de la première exprime la déchéance et la dureté, autant celui de la deuxième respire la dignité et la noblesse. Son regard, glissant, sans s’y arrêter, le long des corps successifs qu’elle fut dans le passé, est dirigé au-delà du cadre vers un ailleurs. Le tableau est lumineux, la végétation d’un vert chatoyant (Baldung était appelé « Grien » à cause de sa prédilection pour la couleur verte - « grün »). Au hibou noirâtre et terne du tableau des trois âges répond ici un perroquet aux couleurs chaudes, symbole de l’innocence (dans un tableau de la Vierge avec l’enfant Jésus, Baldung montre le volatile qui becquète tendrement le cou de la Vierge). Deux visions de la femme pour un même peintre et pour une même époque : une vision négative et misogyne, en accord avec les stéréotypes de l’époque, et une vision étonnamment apaisée et généreuse, hétérodoxe.
Le dernier système à ce jour est un système en escalier découpant la vie en dix décades. Il s’est répandu à partir du XVIIIe jusqu’à la fin du XIXe siècle) et a connu une diffusion à travers toute l’Europe grâce aux images d’Epinal.
Ce système présente le cours de la vie comme une ascension jusqu’à la cinquième décade suivie d’une descente à partir du début de la sixième décade. Il a été diffusé sous plusieurs les variantes : les âges de l’homme, les âges de la femme ou, comme dans l’image ci-dessus, les âges du couple. Dans ce dernier cas l’âge de la reproduction est placé sur la marche de 30 ans, événement généralement indiqué par un bébé porté par la femme ou couché dans un couffin ou un landau. Souvent une arche est creusée sous les marches et montre le Jugement Dernier. La naissance et la mort occupent des positions symétriques et dans certains cas (c’est le cas ici) les deux futurs partenaires sont montrés en situation de couple dès leur naissance. Dans certaines images, l’épouse disparaît après la fin de la trentaine comme si, ayant assuré la reproduction des générations, elle ne comptait plus. Dans d’autres images l’homme disparaît après la cinquième décade, et la femme descend seule vers la mort, comme si elle seule vieillissait….
Comme il ressort des exemples donnés ci-dessus, la représentation de la question des âges de la vie par les artistes est loin d’avoir une fonction uniquement illustrative : lorsque les peintres, les écrivains ou d’autres artistes s’intéressent aux différents âges de la vie, ce n’est pas simplement pour les représenter, mais pour explorer et interroger leur signification, qu’elle soit collective ou individuelle. Cela fut le cas en littérature et dans le théâtre tout au long de l’histoire européenne, les âges les plus thématisées étant la jeunesse (ou le début de l’âge adulte) avec les thèmes du héros ou encore de l’amour, ainsi que la vieillesse (il suffit de penser à Œdipe à Colone de Sophocle qui dresse le portrait d’Œdipe vieillard aveugle, ou encore au Roi Lear de Shakespeare). Dans le domaine de la peinture, la pratique de l’autoportrait en particulier a souvent été le lieu d’une interrogation existentielle sur l’identité personnelle (par exemple chez Dürer ou Rembrandt) ou sur la finitude de la vie humaine (par exemple chez Edvard Munch ou Egon Schiele). L’enfant est sans doute l’âge dont la représentation artistique est la plus tardive : en peinture, jusqu’au XVIIIe siècle les images d’enfants représentent presque exclusivement soit Jésus, soit Cupidon, soit des angelots, soit des enfants-rois (par exemple chez Velasquez). Autrement dit, les enfants sont représentés non pas parce que ce sont des enfants mais parce que ce sont des personnages religieux, mythologiques ou royaux importants. Ce n’est qu’au XVIIe-XVIIIe siècle que la peinture commence à s’intéresser aux enfants comme incarnation de l’enfance conçu comme état spécifique de la vie. L’histoire de l’évolution des représentations artistiques de l’enfance est à cet égard en conformité avec le statut de l’enfance dans la société, puisque ce n’est qu’à partir du XVIIIe siècle (surtout grâce à Rousseau) que l’enfance acquiert le statut d’un âge de vie spécifique.
Le rapport des individus avec l’art en fonction de leur âge
Mais les arts ne se bornent pas à représenter les âges de la vie. Comme pratiques culturelles humaines, ils sont encore liés autrement, et bien plus fondamentalement, à la question des âges de la vie. Les humains produisent et rencontrent des événements et objets artistiques et esthétiques tout au long de leur vie, de la plus jeune enfance à la vieillesse la plus extrême. Cela s’explique par le statut socialement « visible » que les arts ont dans toutes les sociétés connues et par la multiplicité des fonctions qu’ils peuvent remplir. Mais, si la vie humaine est segmentée en différents âges, alors on doit s’attendre à ce que le rapport que les individus ont avec l’art soit lui-même dépendant de leur âge, et donc que la création et la réception des œuvres artistiques présentent des profils différents selon les âges.
Pourtant, lorsque nous pensons à des termes comme « artiste », « créateur », « poète », « musicien », etc., nous les associons en général spontanément à l’image d’un individu d’âge adulte, donc ni enfant, ni adolescent, ni vieillard - et jusqu’à récemment, plutôt homme que femme. On peut faire le même constat du côté des termes qui concernent la réception et l’appréciation des œuvres : l’« amateur d’art », le « cinéphile », le « visiteur de musée », le « lecteur de poésie » etc., évoquent par défaut des adultes d’âge moyen, ni trop jeunes, ni trop vieux, et hommes plutôt que femmes.
Les conséquences de ce raccourci sont importantes. D’abord, l’existence de cette figure de l’artiste d’âge moyen comme incarnation par défaut de l’artiste au sommet de sa création nous rend aveugles à la diversité des parcours de vie artistique non seulement selon les individus, mais aussi selon les époques et les cultures (voir l’article « II. Parcours créateur, reconnaissance et âges de la vie »). Ensuite, elle nous amène à méconnaître l’importance de l’enfance comme moment fondateur des pratiques artistiques et esthétiques (voir l’article « III. L’enfance de l’art »). Enfin, elle fausse notre perspective sur la création des artistes âgés (voir l’article « IV. La vieillesse de l’artiste, une question de style ? »).
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