31 mar. 2023Les arts et la question de l’inclusivité 2/2
Pertinence et limites du programme d’inclusivité dans les arts
La notion d’inclusion est bien entendu aussi pertinente dans les mondes des arts, puisqu’ils sont des mondes sociaux. Les arts étant par ailleurs considérés en général comme relevant du bien social et comme faisant partie de l’idéal d’une « bonne vie », demander à ce qu’ils soient inclusifs ne peut pas ne pas être une exigence importante.
Aussi les tentatives de politiques d’inclusion ne manquent-elles pas ce domaine, qu’elles concernent le pôle de la création artistique ou celui de l’accès aux œuvres, donc celui de la réception.
Concernant ce dernier pôle, la question de l’inclusion a été posée déjà au début du vingtième siècle (par exemple lors de la création en 1002 du Musée Folkwang par Karl Ernst Osthaus à Hagen). Elle demeure toujours actuelle, peut-être parce qu’elle a trop longtemps été traitée selon le modèle de l’insertion ou de l’intégration plutôt que comme un problème d’inclusion au sens propre du terme. Cela est vrai notamment en ce qui concerne l’inclusivité sociale, par exemple la question du handicap. S’il est vrai qu’en ce qui concerne les conditions d’accès aux lieux d’art des progrès effectifs ont été accomplis ou sont en train d’être accomplis, il n’est est pas de même pour les conditions d’expérience des œuvres elles-mêmes.
Du côté de la création, des efforts sont aussi entrepris depuis quelques dizaines d’années. Ainsi dans le domaine de l’inclusion de l’art fait par les femmes, les institutions muséales ou encore musicales ont commencé à s’interroger sur la place donnée à la création féminine, et il ne se passe pas une année sans plusieurs redécouvertes d’artistes-femmes « oubliées », ou de réévaluations de la contribution des femmes au développement des arts (par exemple à leur rôle dans le modernisme). D’autres tentatives d’inclusion en sont encore à leur balbutiement. C’est le cas de l’ouverture des mondes de l’art aux pratiques non-canoniques : les exceptions de l’art brut, du outsider-art, et dans une certaine mesure de la bande dessinée, précisément parce que ce sont des exceptions, ne sauraient faire oublier que le monde de la création artistique fonctionne encore majoritairement comme un réseau clos qui opère par cooptation plutôt que par une ouverture à la différence. Cela ne manque pas d’intriguer étant donné que les œuvres d’art (et les artistes) se caractérisent plutôt par leur individualisme, et donc leur volonté de différenciation très développée. La question du handicap quant à elle a surtout été prise en compte que du côté des récepteurs, du public, mais reste encore largement taboue du côté de la création (voir à ce propos, sur ce site, l’entretien de Nora Schleich avec Peggy Kind (Mierscher Kulturhaus) und Didier Scheuren (CooperationsART) : https://www.culture.lu/blog/articles/hannert-de-kulissen-vun/inklusion-der-elefant-im-raum ) .
Il importe cependant de ne pas se tromper de cible lorsqu’on vise à promouvoir l’inclusivité dans le domaine des arts. Or, c’est ce qui s’est passé dans la mésaventure de l’université de Leyde dont il a déjà été question. Les politiques d’inclusion relèvent de l’organisation des rapports sociaux entre êtres humains. Or, dans la mésaventure de l’Université de Leyde, la notion d’« inclusivité » a été mobilisée comme une norme qu’on appliquait à une œuvre d’art, et plus précisément à son contenu, puisque ce qui était reproché au tableau de Dool était qu’il ne représentait que des hommes et que donc des femmes pouvaient « ne pas se sentir représentées » par lui.
D’abord, si le tableau de Dool ne représentait que des hommes c’était évidemment parce que l’Université l’avait commandé à une époque où le conseil d’administration n’était composé que d’hommes. Donc même si peintre avait voulu être inclusif il n’aurait pas pu l’être, à moins d’accepter de ne pas dépeindre ce qu’on lui demandait de dépeindre, à savoir le conseil d’administration de l’Université de l’époque. Autrement dit, si les femmes pouvaient se sentir non représentées par ce tableau, ce n’était pas le tableau mais la réalité universitaire de l’époque qui était en cause. On peut d’ailleurs noter en passant que le tableau avait, comme c’est le cas en général chez Dool, une dimension ironique et qu’on pouvait donc le voir comme, sinon une critique, du moins une prise de distance avec la réalité dépeinte. On peut généraliser ce cas (l’ironie mise à part) à la plupart des œuvres du passé : la notion d’inclusion posée en termes de contenu représenté est inapplicable dans leur cas, parce que les sociétés passées n’étaient pas inclusives, mais au contraire fortement exclusives et ségrégationnistes. Il fut ainsi objecté avec raison au décrochage de Leyde que si on en faisait un principe, les Pays-Bas devraient décrocher non seulement pratiquement la totalité des tableaux commémoratifs du passé, dont La Ronde de Nuit de Rembrandt, mais aussi les innombrables autres tableaux ne représentant que des hommes, telle La leçon d’Anatomie du docteur Tulp du même Rembrandt.
Il faut aller plus loin : appliquer la notion d’inclusion comme une norme devant être respectée par les œuvres d’art - qu’elles soient du passé ou du présent - est incompatible avec la liberté créatrice sans laquelle il ne saurait y avoir des arts, du moins tels que nous les entendons dans les sociétés actuelles. Plus généralement, une telle norme est incompatible avec la liberté d’opinion et de pensée qui sont indissociables des sociétés démocratiques. Être inclusif ou pas, n’est pas une catégorisation qui peut s’appliquer aux œuvres mais uniquement aux mondes sociaux de l’art. Ce qui importe c’est que ces mondes opèrent de manière inclusive afin que les artistes marginalisé(e)s pour des raisons de biais anti-différentiels (que ces biais soient liés au genre, à une conception ségrégative de la normalité physique ou mentale, ou à autre chose) puissent accéder à cette même liberté artistique, et donc créer avec autant de chances de réussite que les artistes faisant partie du groupe jusqu’ici standard, des œuvres d’art, inclusives ou non inclusives, peu importe.
Enfin, si on se place au niveau de la question de ce qui fait qu’une chose est une oeuvre d’art plutôt qu’autre chose, on constate qu’il se pourrait que l’exigence d’inclusivité soit superflue. En effet, du fait de son mode de communication propre, une œuvre d’art possède, une dynamique communicationnelle statutairement inclusive, qui ne dépend ni du contenu représenté, ni de l’intention individuelle ou collective ayant guidé sa création. En effet, une œuvre d’art, même dans les cas où à sa naissance elle possède un destinataire déterminé (par exemple, l’empereur Auguste destinataire de l’Enéide de Virgile) ou une fonction spécifique (par exemple rituelle ou commémorative), est capable de se rendre indépendante de cette destination. Elle trouve son accomplissement dans l’expérience à laquelle elle donne lieu et cette expérience met en activité des ressources perceptives et plus généralement cognitives qui sont communes à tous les êtres humains. Elle est donc susceptible d’être réactivée dans les contextes les plus divers par quiconque accepte d’en faire l’expérience. Son adresse proprement artistique est donc sans la moindre exclusive. Les créateurs des fresques de la grotte de Lascaux ne les adressaient certainement pas à nous autres, hommes du XXIe siècle. Pourtant aujourd’hui, leurs fresques s’adressent à nous, parce que leur energeia proprement iconique les rend capables de dialoguer avec tout regard humain.
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