L’art et l’argent 2/4

17 sep. 2021
L’art et l’argent 2/4

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

A propos de l’évolution historique des économies de l’art

Si la création artistique est bien un travail et plus précisément un travail productif, alors la manière suivant laquelle ce travail est rémunéré et la valeur d’échange des œuvres est déterminée ne peut pas ne pas avoir des effets en retour sur l’activité créatrice elle-même. Or, ces modes de rémunération tout comme les conditions de détermination de la valeur d’échange n’ont pas toujours été ceux que nous connaissons aujourd’hui. Des situations telle celle de Damien Hirst sont intimement liées aux modalités de l’économie actuelle des arts. Le plus éclairant est de comparer la situation actuelle aux conditions ayant prévalu à d’autres époques. Je me limiterai ici à l’évolution, particulièrement révélatrice, de la peinture et de la sculpture. Mais tous les autres arts ont connu les mêmes transformations, bien que selon des modalités et des rythmes différents. 

De l’Antiquité jusqu’au-delà de la Renaissance, le travail des peintres et sculpteurs était considéré comme relevant de l’artisanat. Réunis en ateliers, ils étaient dès le XIIIe siècle régis par des guildes et des corporations, qui imposaient un numerus clausus. Pour pouvoir être reconnu comme peintre ou comme sculpteur, il fallait avoir été formé comme apprenti par un maître, qui lui-même devait être reconnu par sa guilde ou corporation. La formation était essentiellement pratique, les apprentis participant à des degrés divers à la réalisation des œuvres du maître. Cette organisation corporative était corrélée à un marché dans lequel c’était la demande (ecclésiale, royale, nobiliaire ou, plus tard, bourgeoise) qui créait l’offre. De fait, les artistes travaillaient pratiquement exclusivement sur commande. Il en allait encore en grande partie de même à la Renaissance, voire plus tard encore. Un indice s’en trouve dans le fait que les peintres et les sculpteurs de la Renaissance, qui jouissaient pourtant d’une identité sociale très valorisée, étaient néanmoins encore généralement rémunérés non pas directement pour la valeur d’échange (supposée) de leurs œuvres mais à hauteur du travail fourni et de la valeur des matériaux employés. Même dans la Venise du XVIIe siècle, où les peintres commencèrent à travailler en partie pour des marchands plutôt que pour des commanditaires directs, leur rémunération continuait à être adossée au moins en partie à la cherté des matériaux employés et ils continuaient à travailler en grande partie sur commande (celle-ci émanant maintenant des marchands).

David Ryckaert le Jeune

David Ryckaert le Jeune, Atelier de peintre avec modèle posant et broyeur de couleur, (Paris, Musée du Louvre). Ryckaert était membre de la Guilde de Saint Luc d’Anvers.

Cette organisation sociale et économique de la création artistique n’excluait certes pas la concurrence entre artistes. Les plus renommés d‘entre eux (dont certains étaient de véritables stars internationales, tels Léonard, Michel-Ange ou plus tard Rubens) gagnaient en général bien plus que leurs collègues moins connus et admirés, de même qu’ils recevaient les commandes les plus prestigieuses, mais l’accroissement continu de la demande (notamment privée) au fil des siècles et le numerus clausus imposé par le mode d’accès au métier garantissait un équilibre relatif entre demande et offre, et assurait un revenu suffisant (ou du moins un revenu de subsistance, ce qui n’était pas rien à l’époque) à tous. Ce n’est qu’avec la formation des académies des arts que l’unité de la profession commença à s’effriter, puisque l’institution académique distinguait une petite minorité d’artistes privilégiés de la masse des « professionnels » du tout-venant. Mais cette transformation institutionnelle fut de bien moindre importance qu’une autre évolution, pendant longtemps silencieuse, qui changea la structure même de l’économie de l’art.

C’est sans doute dans les Provinces du Nord, donc les actuels Pays-Bas, que se mirent en place les premiers éléments de la structure sociale et économique des arts plastiques qui, dans ses grandes lignes, est encore la nôtre aujourd’hui. D’une part, les peintres commencèrent à peindre moins sur commande, choisissant de plus en plus eux-mêmes une grande partie des sujets, modes de réalisation et formats de leurs œuvres. Cela ne signifie certes pas qu’ils ne pensaient pas à un marché potentiel : la domination de la peinture de genre dans la peinture hollandaise de l’époque témoigne de manière éloquente du contraire. Mais les façons de traiter les sujets de genre, les significations qu’on voulait transmettre s’individualisèrent de plus en plus.

Ces changements apparemment mineurs furent en réalité les premiers pas d’une transformation fondamentale : le passage d’un marché de la demande à un marché de l’offre. L’artiste ne créait plus ce que le client lui commandait, c’était ce dernier qui achetait ce que l’artiste lui proposait. Ou plutôt : le client achetait…. ou il n’achetait pas. Car l’envers de la médaille d’un marché de l’offre est évidemment que, contrairement à un marché de commande où l’artiste est assuré d’être payé pour son travail dès lors qu’il a accepté la commande, dans un marché de l’offre le producteur n’est payé qu’à condition qu’il trouve un acheteur, ce qui n’est jamais assuré d’avance.

 Le cas de Rembrandt est révélateur de cette transformation. Bon nombre de ses tableaux, y compris parmi ses plus réputés, sont des œuvres de commande. Mais une part relativement importante sont des créations hors commande, ceci non seulement dans les domaines des gravures et de l’autoportrait, mais aussi dans ceux des scènes bibliques, mythologiques et autres (c’est le cas notamment de l’exceptionnel Bœuf écorché que le peintre garda dans son atelier jusqu’à la fin de sa vie). Un indice de la transformation économique liée à cette nouvelle liberté se trouve dans le fait que son fils Titus et sa compagne Hendrickje Stoffels, qui avaient ouvert un commerce d’œuvres d’art, s’assurèrent après la faillite du peintre l'exclusivité du commerce de ses œuvres.

Rembrandt

Rembrandt, Le peintre dans son atelier (1628).

Rembrandt

Constantijn à Renesse, Rembrandt et ses élèves dessinant d'après un modèle nu, (env. 1650) Constantijn à Renesse était un élève de Rembrandt. Ce dernier a eu une quarantaine d’apprentis durant sa carrière de peintre. Cette activité constituait une importante ressource financière pour lui, à la fois parce que la formation était payante et parce que Rembrandt commercialisait les tableaux de l’atelier, c’est-à-dire produits sous sa direction par ses élèves.

La faillite du peintre illustre de manière vivace la contrepartie de l’autonomie de plus en plus grande des artistes et du passage d’une économie de la demande à une économie de l’offre : la rémunération du travail artistique, indexée sur les aléas du marché, n’est plus calculable en proportion de l’investissement en travail fourni par l’artiste. (Sur toutes ces questions on peut lire Svetlana Alpers, L’Atelier de Rembrandt, La liberté, la peinture et l’argent, Gallimard, 1991). Le cas de Rembrandt, tout autant que ceux des artistes-entrepreneurs contemporains, montre que la dépendance des fluctuations du marché est particulièrement brutale lorsque c’est l’artiste lui-même qui assure directement la commercialisation de ses œuvres. Le fait que le métier de marchand d’art se soit développé en relation étroite avec la transformation du statut des artistes a permis à ces derniers d’échapper quelque peu aux fluctuations les plus extrêmes. En effet, la fonction d’intermédiaire du marchand se double souvent d’une fonction de tampon financier : en achetant à l’avance les œuvres de « ses » artistes, ou en leur versant une rente contractuelle en contrepartie d’un monopole de vente, il lisse les effets de ces fluctuations sur la rémunération de l’artiste.

Partie 3 à suivre.