EN COMPAGNIE DES ŒUVRES D’ART 4/4

12 aoû. 2021
EN COMPAGNIE DES ŒUVRES D’ART 4/4

Article en Français
AUTEUR: JEAN-MARIE SCHAEFFER

L’expérience des œuvres d’art comme épiphanie

Nous avons vu qu’une œuvre d’art pour être réussie doit donner lieu à une expérience vécue positive pour celui qui en fait l’expérience, bien que ce « plaisir » ne constitue pas nécessairement sa fin, son but. Mais qui peut le plus peut le moins : dans pratiquement toutes les cultures, il existe d’innombrables œuvres et pratiques artistiques qui, de fait, ne sont au service de rien d’autre que de leur propre expérience.

Comme déjà indiqué, ceci ne doit pas être confondu avec la thèse de « l’art pour l’art ». En fait, l’expérience des œuvres d’art entreprise pour la gratification que cette expérience même provoque est une forme particulière d’un type d’expériences que nous faisons aussi dans la vie de tous les jours, en l’absence de toute rencontre avec une œuvre d’art. Pour comprendre de quel type d’expériences il s’agit, je me servirai d’un passage de « Dichtertje » (« P’tit Poète » en français), une nouvelle du (grand) auteur néerlandais Nescio (je cite la traduction française).

L’héroïne du récit, la jeune Dora, aimerait bien devenir poétesse. Un soir elle enfourche son vélo et pédale jusque sur la digue de l’Ijssel. Couchée dans l’herbe elle se laisse envahir par l’obscurité qui s’installe peu à peu. Et elle attend que le poème vienne. Une grande langueur l’envahit : « Mais il ne venait rien du tout ». Elle retourne tristement à la maison et se retire dans sa chambrette pour dormir. Elle se déshabille, « humant l’odeur de son propre corps, chaud et pur », et « une grande langueur l’envahit à nouveau » sans qu’elle sût « de quoi elle se languissait » :

«Et soudain, elle revit tout, dans l’obscurité de la chambre, l’eau et la barge ancrée avec son fanal accroché au mât, les vaches dans l’eau, en face, plus proches. Elle vit que le soir ne tombait pas, mais grimpait hors de la terre, elle s’en rendait compte pour la première fois. Et elle vit surtout la fin de la rivière, le tournant, là où elle se perdait en un coin, et elle vit qu’une tache vert clair flottait sur l’eau là ou s’incurvait la rive. Et elle entendit le crissement lointain de la lourde carriole sur la route de gravier.

‘Dieu, si c’était vrai que Vous m’aimez’, dit-elle, enfantine. »

(Nescio (J.H.F Grönloh), « P’tit poète » dans Nescio, Le pique-assiette et autres récits, trad. Danielle Losman, Paris, Gallimard, Collection Du monde entier, 2005

Cette expérience, que Dora ne vit de manière consciente que rétrospectivement, est une expérience esthétique. Faire l’expérience d’une œuvre d’art en ayant en vue cette expérience comme telle est exactement du même ordre, donc une expérience esthétique. Mais quel est l’enjeu de ce type d’expériences ?

Appréhendée sur un plan général, l’expérience vécue (sur le mode de la remémoration) par Dora est une expérience holistique d’immersion totale et ayant une forte unité qui la distingue du temps vécu qui la précède et de celui qui la suit.  C’est une expérience de plénitude où tout son être ne fait qu’un avec le paysage. C’est sans doute la raison pour laquelle Dora croit qu’elle la doit à la grâce divine : c’est comme si un autre monde, ou du moins la promesse d’un autre monde, avait surgi dans le pauvre monde de sa vie de tous les jours.

Proust, qui a décrit beaucoup de ces expériences, disait qu’il s’agit d’« instants » où nous faisons l’expérience de l’éternité dans le temps. James Joyce quant à lui parlait d’« épiphanies ». Le terme, qui en grec ancien dénote une apparition ou manifestation soudaine, a été employé en particulier pour désigner la compréhension soudaine de la nature ou de l’essence de quelque chose.  Il a aussi des connotations religieuses, puisque dans la théologie chrétienne l’épiphanie désigne la manifestation de l’essence divine de Jésus (lors de la visite des Rois Mages selon les catholiques, lors du baptême du Christ selon les orthodoxes).

Joyce en a retenu l’idée qu’une épiphanie est la manifestation soudaine de l’essence cachée de la réalité quotidienne, qui du même coup se trouve transfigurée. Les épiphanies étaient pour lui des moments d’auto-manifestation de la vie comme présence rayonnante et totale. Le moment épiphanique est donc une rupture dans le flux du temps ordinaire de la vie qui la transfigure et lui permet de se manifester comme une réalité totale dans laquelle nous sommes tous pris.

Dans le cas de l’expérience de Dora il s’agit de la révélation que le soir ne tombe pas, mais qu’il monte du sol, ainsi que de la manifestation vibrante d’une « tache vert clair » qui « flottait sur l’eau là ou s’incurvait la rivière » juste avant de disparaître – pure épiphanie colorée, bloc de présence sensible dans lequel se condense pour la jeune fille le sens le plus intime et à jamais indicible d’un moment de plénitude totale.

 

Pour Proust comme pour Joyce le but des œuvres d’art est de produire une expérience susceptible d’inscrire ces instants de plénitude dans la durée, d’en faire des mondes - intérieurs - au sens fort du terme, et d’éviter par-là qu’ils ne se perdent dans l’oubli (comme Proust le regrettait concernant ses propres expériences de ce type). Les épiphanies, ces sortes de flashs mentaux, de cristallisations instantanées, ne correspondent donc qu’à un des deux moments de l’expérience des œuvres, l’autre étant celui du redéploiement de l’énergie mentale que l’épiphanie concentre en un point énergétique. Les moments de grâce se transforment ainsi en des expériences s’inscrivant dans la durée selon le mode d’une présence totale et une se suffisant à elle-même. Ces expériences totales restent pourtant ouvertes : elles tendent à irradier autour d’elles, à coloniser de proche en proche de nouveaux paysages mentaux et à imprégner notre mémoire de constellations de bien-être qui marquent notre existence.

Un autre aspect important de l’expérience esthétique est qu’elle ne se laisse pas forcer : elle est toujours un don - don de Dieu croit Dora (un Dieu qui, comme le montre « Dichterje », va être sans pitié pour elle), don de l’artiste dans le cas de l’œuvre d’art. Nous pouvons certes cultiver notre capacité à accueillir cette expérience, mais nous ne saurions la convoquer à volonté. Sa survenue est toujours contingente, au sens où les causes qui doivent se conjuguer pour qu’elle puisse naître, dépassent les capacités de tout calcul ou projet conscient (c’est la raison pour laquelle le style cognitif convergent est aveugle à sa richesse). Dans la mesure où elle pointe vers une causalité non maîtrisable, elle se prête tout particulièrement à une interprétation en termes de cause transcendante – Τύχη (chance, hasard), fatum (destin) ou grâce, selon les cas. Mais peut-être que c’est tout simplement la traduction du fait que notre perception et notre esprit suivent de nombreuses voies que notre moi conscient ignore et dont il ne fait que recueillir les fruits (bons ou mauvais).

L’expérience de Dora est une expérience d’après-coup. L’après-coup est aussi une des formes les plus répandues de la manière dont notre expérience des œuvres d’art vient habiter notre vie vécue. Le célèbre adage de Wilde selon lequel ce n’est pas l’art qui imite la vie mais la vie qui imite l’art, met en lumière le fait que les œuvres d’art font naître en nous de nouvelles manières de percevoir, de penser et d’imaginer. Ceci ne signifie pas que la vie imite l’art. Dans le cas de Dora c’est même, ironiquement, sa volonté d’art (le fait qu’elle cherche à forcer la venue d’un poème) qui la rend aveugle au don esthétique qui lui est fait au même moment, en sorte que ce n’est qu’en se couchant qu’elle est en situation d’accueillir, après coup, le poème visuel que la vie avait déployé devant ses yeux. On ne saurait faire l’expérience de l’art en se soustrayant à la vie mais uniquement à travers l’expérience de l’accord entre notre propre respiration et la grande respiration de la vie dont l’œuvre est un fragment.