23 mai. 2022Arts majeurs, arts mineurs 1/4
Le divertissement musical à l’assaut de la littérature ?
Lorsqu’en 2016 le Comité du Prix Nobel remit le prix Nobel de littérature à Bob Dylan, plutôt qu’à Philip Roth, Don de Lillo ou Ngugi Wa Thiong’o (trois auteurs considérés depuis des années comme « nobélisables »), les réactions furent contrastées. Ceux qui défendirent l’attribution du prix au chanteur mettaient en avant le fait que Dylan était un grand poète. Ceux que cette attribution scandalisa soutenaient que Dylan n’avait rien à voir avec la littérature.
A première vue, le débat concernait une question purement définitionnelle. La littérature, comme son étymologie l’atteste, relève de la « lettre », donc de l’écrit. Or, l’œuvre de Dylan relève de la chanson et donc d’un genre oral. On pourrait objecter que la poésie fut autrefois souvent orale sans que personne n’ait jamais songé à l’exclure de la littérature. A l’origine les épopées homériques furent orales. Ils sont pourtant revendiqués par beaucoup d’écrivains et de critiques comme constituant un des fondements de la littérature occidentale. Il est vrai qu’aujourd’hui nous faisons l’expérience des œuvres homériques « dans le texte » et non pas sous forme d’exécution orale. Mais, selon les défenseurs de Dylan, celui-ci est exactement dans la même situation : ses lyrics ne perdent rien de leur qualité lorsque nous les lisons « dans le texte », coupés de toute mélodie et de toute musique.
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De fait, le véritable débat ne portait pas sur une question de catégorisation descriptive, donc de délimitation du champ des genres censés relever ou non de la littérature (écrite). Ainsi les défenseurs de Dylan ne manquèrent pas de saluer la décision du Comité Nobel. Elle témoignait selon eux d’une démarche antiségrégationniste : le chanteur Bob Dylan était un grand poète lyrique et il n’y avait donc aucune raison valable de ne pas lui attribuer le prix Nobel de littérature. Quant à ceux que cet honneur accordé à Dylan, hériussa, ils ne manquèrent pas d’insister sur le fait qu’il s’agissait d’une défaite de l’art devant la culture de masse, car, selon la comparaison (quelque peu étrange) d’Alain Finkielkraut, « une paire de bottes ne vaut pas Shakespeare ». Ce n’était donc pas cette « paire de bottes » en particulier, en l’occurrence Bob Dylan, qui était en cause, mais n’importe quelle « paire de bottes » : la situation aurait été la même si le prix avait été accordé, par exemple, à Leonard Cohen ou à Patty Smith.
Bref, l’apparent débat concernant les genres appartenant ou n’appartenant pas à la littérature (mais peut-être à un autre art…), était en réalité un débat concernant la hiérarchie des arts. En donnant le prix à un chanteur, parolier et compositeur de musique folk, le Comité Nobel n’avait-il pas mélangé les torchons et les serviettes ? Ou au contraire, n’avait-il pas reconnu enfin l’inanité d’une hiérarchie sans justification proprement artistique ? Comme on pouvait s’y attendre, le débat ne déboucha sur aucune position commune.
Qu’en pensa celui qui était après tout le principal intéressé, c’est-à-dire le récipiendaire du prix. Dylan mit du temps pour réagir, ce qui fut retenu contre lui par ses adversaires. Ils y virent un comportement de « star », plutôt que la réaction d’un grand poète. Lorsque le 5 juin 2017 il réagit enfin publiquement, ce fut en partie par une mise au point malicieuse, puisqu’il déclara : « Nos chansons se distinguent de la littérature. Elles sont faites pour être chantées, pas pour être lues ». Ce fut une façon de botter en touche, puisqu’il refusa de prendre position concernant la question de la hiérarchie des arts et proposa de ramener le débat vers la question moins polémique de la classification des arts.
Un fait demeure indéniable : le jury du prix Nobel de littérature avait, pour la première fois de son histoire, couronné un chanteur et auteur de chansons. Il s’agissait donc d’une décision significative, puisque dans la hiérarchie socialement dominante des arts, la chanson était bien considérée comme un art de moindre noblesse que littérature (ou du moins la littérature savante). Concernant ce constat, à savoir le fait que la décision remettait en cause la hiérarchie traditionnelle des arts, et plus spécifiquement la distinction entre arts majeurs et arts mineurs, entre high art et low art, les défenseurs et les adversaires du chanteur étaient d’ailleurs d’accord. Ce qui les opposait c’était la signification qu’ils donnèrent à ce constat.
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La polémique autour du Nobel attribué à Dylan fut néanmoins particulière en ce que le débat fut provoqué par un honneur accordé à une personne, un créateur individuel. Ce qui pose la question de savoir si les créateurs sont solubles dans les catégories artistiques dans lesquelles on les classe. Car les défenseurs et les adversaires de l’œuvre de Dylan auraient au moins pu tomber d’accord sur un point : dans le genre dont relevait sa pratique, il était indéniablement un très grand maître. Donc, qu’il ait ou non mérité de recevoir le prix Nobel, cela ne touchait en rien à son statut de primus inter pares parmi les musiciens folk et plus généralement à l’intérieur des musiques dites populaires. Qu’un art soit mineur ou majeur ne détermine pas la qualité intrinsèque des différents produits de cet art vus par rapport aux exigences d’excellence qui lui sont propres. Car même si une paire de bottes ne vaut pas Shakespeare (encore que, lorsqu’il pleut, il vaille mieux chausser des bottes que chausser deux volumes des œuvres de Shakespeare…), on peut s’accorder sur le fait qu’il y a bottier et bottier, comme il y a littérateur et littérateur. Autrement dit, la distinction entre arts majeurs et arts mineurs n’est pas en soi incompatible avec le constat qu’un art mineur peut donner lieu à des œuvres d’excellence qui à juste titre sont unanimement admirées.
Si toute considération de cet ordre fut absente des polémiques concernant le Nobel de Dylan, c’est parce que depuis les premières décennies du XXe siècle la distinction entre arts majeurs et arts mineurs a été recouverte peu à peu par des distinctions beaucoup plus polémiques, celle entre le Vrai Art et le pseudo-art, entre art et kitsch, entre œuvre d’art et produit culturel, entre art et divertissement de masse etc. Toutes ces dichotomies ne sont pas absolument équivalentes, mais une vision commune les anime : il n’existe pas de véritables arts mineurs, mais seulement du vrai art et du faux art.
Prenons la notion de « kitsch ». Que ce dernier ait été considéré, comme chez Hermann Broch, comme ce qui pourrit l’art de l’intérieur en détruisant sa dimension éthique ( « le kitsch est le mal en soi à l'intérieur de l'art » écrivit-il en 1933) ou qu’il ait été identifié, comme chez Adorno, aux divertissements de masse et au « totalitarisme » (fût-il capitaliste), ou encore, chez Greenberg, à l’académisme artistique, dans tous les cas, il tendait à rendre désormais impossible toute hiérarchie des arts fondée sur la distinction entre arts majeurs et arts mineurs, puisque les supposés « arts mineurs » n’étaient pas de l’art.
Le paradoxe historique est que, comme on le verra, cette notion ségrégationniste, et d’autres du même type ont été mises en avant à la même époque qui vit l’émancipation des arts décoratifs (qui correspondent au cœur des arts mineurs tels qu’ils furent définis à l’âge classique) et donc le début de la fin de l’idée même d’une hiérarchie des arts.
Partie 2 à suivre.
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