Arts : la question des origines 3/4

11 jan. 2022
Arts : la question des origines 3/4

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

Origine ou émergence : les commencements des pratiques artistiques humaines

Le 8 septembre 1940, Marcel Ravidat, 18 ans, apprenti mécanicien à Montignac (Dordogne) fait une promenade avec son chien dans les environs de Montignac. A un moment le chien se lance à la poursuite d’un lapin qui sauve sa vie en disparaissant dans un trou au fond duquel s’ouvre un orifice étroit. Le jeune Marcel jette des pierres dans le trou, espérant faire sortir le lapin. Il se rend compte alors, grâce au bruit de la chute des pierres, que l’orifice communique avec une cavité de grandes dimensions. Il revient quatre jours plus tard avec quatre copains. Ils dégagent l’éboulement au fond du trou et réussissent à pénétrer dans une grande où ils découvrent des peintures rupestres qui leurs semblent anciennes. Après un certain nombre de le péripéties la nouvelle parvient à l’Abbé Breuil, préhistorien éminent. Il visite la grotte en septembre 1940. Dès le premier coup d’œil il sait qu’il se trouve non seulement face à un trésor pictural inestimable, mais aussi à une découverte absolument centrale pour l’étude de la genèse de l’homme moderne. Lascaux est né. 

Grotte de Lascaux, Peinture d’un cheval.

Grotte de Lascaux, Peinture d’un cheval.

La fascination que les peintures de la grotte de Lascaux exercèrent dès leur découverte, non seulement sur les spécialistes, mais aussi sur le public général, fut telle que le nom de « Lascaux » devint rapidement synonyme d’art préhistorique. Nombreux furent les spécialistes, paléontologues ou historiens de l’art, qui virent dans Lascaux, et plus généralement dans les grottes ornées du Magdalénien (Altamira, la grotte de Niaux, etc.) l’origine de l’art humain et de ce fait la date de naissance de l’homme moderne, et on parla du « miracle de Lascaux ». En témoignent entre autres les publications du grand paléontologue André Leroi-Gourhan ou les écrits de Georges Bataille. Pratiquement toutes les interprétations des peintures et gravures proposées pendant les deux décennies suivant la découverte de Lascaux lièrent la thèse proprement artistique (Lascaux comme origine de l’art) à une thèse concernant le statut symbolique des peintures (du fait de leur fonction, supposée religieuse ou magique) et à une thèse ontologique (Lascaux comme moment où l’animal humain, devient conscient de sa propre identité – et donc devient homme). Lascaux fut ainsi qualifiée de « cathédrale de la préhistoire » (deux salles portent d’ailleurs des noms empruntés aux édifices religieux : la Nef et l’Abside). (Pour une analyse éclairante voir Michel Lorblanchet, « L'origine de l'art », Diogène 2006/2, n° 214, p. 116-131).

Comment le pas partager le sentiment de fascination et d’admiration ébahie des découvreurs de la grotte face au caractère artistiquement extraordinaire des peintures et gravures de Lascaux ? Il n’empêche que vouloir en faire l’origine de l’art se heurte à de multiples objections.

Trois variations autour de l’idée du caractère inaugural de l’art du paléolithique supérieur : origine de l’art, naissance de l’art, art des origines.

Trois variations autour de l’idée du caractère inaugural de l’art du paléolithique supérieur : origine de l’art, naissance de l’art, art des origines.

Trois variations autour de l’idée du caractère inaugural de l’art du paléolithique supérieur : origine de l’art, naissance de l’art, art des origines.

Trois variations autour de l’idée du caractère inaugural de l’art du paléolithique supérieur : origine de l’art, naissance de l’art, art des origines.

D’abord, la fin du solutréen et le magdalénien – l’art de la grotte de Lascaux est à cheval sur ces deux périodes – n’est évidemment pas le moment d’origine des représentations picturales ou gravées. La découverte de la grotte Chauvet-Pont d’Arc en 1992 fut à cet égard déterminante. Elle mit au jour plus de 450 représentations picturales d’une qualité égalant celle de Lascaux, mais peintes, pour une partie du moins, autour de quinze mille ans plus tôt, c’est-à-dire entre 35000 et 29000 ans BP. Quant aux formes gravées, leurs premières traces remontent encore plus loin : à ce jour, la plus ancienne gravure connue – des motifs en zigzag sur un coquillage découverts en Indonésie – date d’environ 450.000 ans BP et est sans doute l’œuvre d’Homo erectus !

Par ailleurs, les documents livrés par Lascaux ne concernent que la peinture et la gravure. Donc même si on pouvait y voir l’origine des arts graphiques, cela ne nous dirait rien concernant l’origine de la sculpture, ni bien sûr de la musique, de la danse, ou encore des arts verbaux. Or, les sculptures les plus anciennes découvertes à ce jour remontent au moins à 35.000 ans et sont donc bien plus anciennes que les fresques de Lascaux dont les plus anciennes remontent à 21.000 BP. De même nous savons que la pratique de la musique remonte à un âge plus ancien que le magdalénien : les plus vieux instruments de musique découverts à ce jour (et identifiés avec certitude), sont des fragments de flûtes en os et en bois découverts dans la grotte de Hohle Fels en Allemagne. Selon leur datation au carbone 14 elles remontent à 35.000 BP, donc au Gravettien, époque qui précède Lascaux et les autres grottes magdaléniennes (notamment Altamira) d’environ environ 14.000 ans.

Flûte en os de vautour datée de 35.000 ans BP trouvée dans la grotte de Hohle Fels (Bade-Wurtemberg)

Flûte en os de vautour datée de 35.000 ans BP trouvée dans la grotte de Hohle Fels (Bade-Wurtemberg.

Pour des raisons évidentes, la danse ou encore les arts verbaux n’ont pas laissé de traces matérielles. Pour qu’ils eussent pu le faire il y aurait dû y avoir une continuité de transmission orale (pour les arts verbaux) ou gestuelle (pour la danse) au moins jusqu’à la naissance des premières écritures, ce qui n’a pas été le cas. Néanmoins selon le consensus de la plupart des spécialistes, la naissance du langage au sens actuel du terme, se situe au plus tard entre 80.000 et 60.000 BP, ce qui signifie que les humains disposaient dès cette date de la compétence nécessaire pour créer des poèmes et des chants bien en amont de l’époque de Lascaux.

Pourquoi a-t-on tellement tenu à voir dans les peintures de Lascaux l’origine de l’art comme tel ? Une première raison était peut-être que les peintures en question semblaient des préfigurations du réalisme et naturalisme pictural de la Renaissance, donc de la forme de peinture la plus vénérée en Europe, alors que les peintures et gravures datant d’époques antérieures étaient souvent plus stylisées, « abstraites », et donc étaient vues comme plus « primitives ». C’était oublier que les statuettes contemporaines de Lascaux et des grottes magdaléniennes étaient elles aussi en général fortement stylisées. Il faut rappeler à ce propos que les objets les plus anciens connus à l’époque de la découverte de Lascaux n’étaient pas des peintures ni des statuettes mais des objets portables (outils et armes en pierre, « bijoux » en os ou en coquillage, etc.), autant d’artefacts considérés soit comme relevant de l’artisanat utilitaire, soit d’un « simple » besoin décoratif, donc ne méritant pas d’être considérées comme relevant de l’art (selon la vision de l’art dominante à l’époque).

S’y ajoutait une deuxième raison plus impérieuse encore : le « miracle de Lascaux » (ou d’Altamira) était supposé conforter la thèse d’une rupture radicale entre l’homme moderne et toutes les autres espèces d’Homo, en particulier l’homme de Neandertal, qu’il était supposé avoir remplacé. Nous avons appris depuis non seulement qu’en réalité l’homme de Neandertal et l’homme moderne étaient contemporains l’un de l’autre, mais aussi qu’ils ont cohabité et se sont hybridisés après la migration, vers 50.000 - 40.000 BP, d’Homo sapiens d’Afrique en Europe (le même phénomène s’est produit en Asie ou Homo sapiens s’est hybridisé avec les Denisoviens). Or, des recherches de datation récentes entreprises dans la grotte d’Ardales en Andalousie, qui comporte des peintures et un décor peint, suggèrent que les premières traces d’intervention colorée remontent à environ 60.000 années BP, donc à une époque où seul le Néandertalien était présent en Europe. La datation n’est certes pas encore établie au-delà de tout doute, mais d’autres vestiges néandertaliens (dont des sépultures) montrent au-delà de tout doute possible que cognitivement leur distance avec l’homme moderne n’était pas grande. Lascaux a donc été une étape, certes très importante, sur un long chemin évolutif, mais non pas une origine miraculeuse.

Partie 4 à suivre.