Art public 1/2

25 juil. 2023
Art public 1/2

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

« Art public » : une notion complexe

L’expression « art public » n’est d’usage courant que depuis quelques décennies, mais cela a suffi pour qu’elle soit utilisée en des sens fort différents selon les contextes, ce qui rend difficile de s’entendre sur ce qu’on désigne réellement lorsqu’on utilise l’expression.  En fait tout dépend du sens qu’on donne à l’adjectif « public ».  

En un premier sens, « art public » désigne tout art qui est librement (et gratuitement) accessible dans l’espace public, que cet espace soit extérieur (par exemple l’espace urbain) ou intérieur (telle une mairie, une agence  étatique, etc.), à l’exclusion de tous les lieux dédiés   spécifiquement à l’art, tels les musées, les galeries d’art etc. « Public » désigne alors simplement un type d’espace et tout art placé dans cet espace relève de l’art public.   

En un deuxième sens, « art public » désigne tout art qui a été commandé par une entité publique, quelle qu’elle soit, pour être exposé dans l’espace public (au premier sens du terme). Ce qui importe dans ce cas, ce n’est pas seulement le lieu où l’œuvre est placée mais aussi le fait qu’elle a été commandée par une autorité ou entité publique pour y être placée. Dans l’abstrait on pourrait concevoir qu’on qualifie d’art public en ce sens-là toute œuvre due à une commande d’une autorité publique, même si elle est destinée à un musée etc., mais le fait est qu’on ne le fait généralement pas. Je laisserai donc ici de côté les œuvres achetées par l’État mais placées dans un musée.

En un troisième sens, « art public » désigne les œuvres relevant du « street art », qu’il s’agisse de graffiti, de peinture murale, de travaux au pochoir, de mosaïques, de stickers, d’affiches (collées ou non), etc. Il s‘agit dans ce cas d’une forme spécifique de l’art public au premier sens du terme, en ce que les œuvres du « street art » investissent pour l’essentiel les murs de la ville.  Lorsqu’il est illégal (ce qui est souvent, mais pas toujours) le cas, il s’oppose à l’art public au second sens du terme. Mais même lorsqu’il est légal ou toléré, il garde parfois le caractère d’intervention politique ou sociale qui est généralement associé à ses formes « spontanées ».

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Art public légal: Jean Tinguely et Niki de Saint Phalle, Fontaine de Stravinsky (1983) (Paris) 
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Art public “sauvage”: Anonyme 18e arrondissement Paris

Il faut enfin ajouter qu’il existe une expression proche de celle d’« espace public », à savoir celle de « sphère publique ». La sphère publique n’est pas un espace physique, mais un espace juridique qui s’oppose à la « sphère privée, qui elle aussi, contrairement à l’espace privé, est un espace non pas réel mais juridique, celui du monde « intime » des individus censé être à l’abri de l’intrusion de tout regard extérieur, en particulier de celui de l’État. Conçus comme réalités institutionnelles, les arts relèvent certes de la sphère publique, mais conçus comme activités créatrices et comme expériences d’œuvres, ils relèvent de la sphère privée, puisqu’ils manifestent l’autonomie, la liberté, et même le droit au secret, de l’individu dans son intimité la plus personnelle.  Le couple sphère publique/sphère privée est cependant difficile à appliquer à des contextes autres que celui de l’État moderne. Ainsi, il ne permet guère de comprendre les relations entre pouvoir et individus au Moyen Âge régies par des liens d’interdépendance communautaire et des liens de dépendance hiérarchique (par exemple serf/seigneur, croyant/église). Il en va de même lorsqu’on veut penser l’art de cette époque.

On ne peut guère parler d’art public au deuxième sens du terme, c’est-à-dire financé par l’argent public, avant la naissance de l’État moderne. En revanche il existait de tout temps de l’art public au premier sens du terme.  Certes, dans les communautés traditionnelles de petite taille et autogérées, la ligne de partage pertinente était - et est toujours, puisqu’il existe encore des sociétés de ce type aujourd’hui, bien que leur situation devienne de plus en plus précaire - plutôt celle entre art ésotérique (lié à certains rituels, telles les cérémonies d’initiation) et art exotérique, accessible à tout moment à tous les individus de la communauté. Par défaut dans ces sociétés tout art, sauf l’art ésotérique, était (et est) public, et la notion d’un art privé y était (et y reste) largement inconnue.  

Si on se limite à l’art européen, on constate que depuis l’antiquité l’art publiquement accessible a toujours été, jusqu’à la naissance des Musées, donc en gros jusqu’à la Révolution française, un art ayant des fonctions extra-artistiques, soit religieuses soit de glorification du pouvoir politique. Pour des exemples de la première fonction il suffit de penser aux sculptures dans les temples antiques ou plus tard les statues, mosaïques et peintures dans les églises chrétiennes. Les statues romaines de sénateurs ou d'empereurs, ainsi que les monuments célébrant des triomphes guerriers - telle l’extraordinaire Colonne d’Hadrien - exemplifient la deuxième fonction.

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Nikè à la sandale Une des plaques de la bande sculptée qui entourait le temple d'Athéna Nikè sur trois côtés 
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Statue équestre de Charlemagne (ou de Charles le Chauve)(IXe siècle)

Le moyen-âge constitue une période à part au sens où l’art public y était presqu’exclusivement religieux. Les œuvres consacrées à des rois, des seigneurs féodaux etc. y furent rares. Par ailleurs lorsqu’on en trouve des exemples, il s’agit généralement d’œuvres exhibées dans les églises, tels les nombreux gisants de rois dans les cathédrales, ou encore la célèbre statuette du IXe siècle de Charlemagne (ou Charles le Chauve) à cheval, qui appartenait au trésor de la cathédrale de Metz, l’empereur étant révéré en tant que saint.    

A partir de la Renaissance les types d’art public se diversifient fortement, notamment à cause du développement des villes qui créa de nouveaux espaces urbains très vite investis par des œuvres à la gloire des puissants. Ce fut le cas en particulier en Italie qui vit la naissance de nouveaux types de pouvoir spécifiquement urbains (les Condottiere, les Doges de Venise, et même, dans le cas de Rome, les Papes mécènes) qui  promouvaient un art public profane (et parfois religieux) à  fonction ouvertement propagandistique. Telle fut aussi la fonction des fastes de l’art public développé par la royauté absolue en France, les empereurs en Autriche, les tsars russes, les potentats locaux en Allemagne etc., qui se servirent des nouveaux espaces urbains pour y fêter leur propre gloire ou celle de leurs ancêtres.

Il ne faudrait pas croire que ce type d’art public, à fonction de propagande, soit une chose du passé. Les régimes totalitaires, nazis, fascistes ou communistes, ont tous produit d’énormes quantités d’art public à fonction propagandistique, soit pour célébrer le régime et ses chefs, soit pour célébrer les « masses » se mettant au service du régime, soit pour dénoncer les ennemis et leurs chefs. En fait, dans un régime totalitaire tout art est par défaut un art « public », ou plutôt un art officiel. Ceci est dû au fait que dans une société totalitaire, il n’existe pas de frontière entre la sphère publique et la sphère privée, puisque son but ultime est de créer un homme nouveau qui soit, dans son être même, au service de la « nouvelle société », donc dont la vie privée soit transparente. L’art officiel précède certes les régimes totalitaires. Par exemple, en France sous l’ancien régime et même encore au XIXe siècle, il y avait bien un art officiel, à savoir l’art celui sanctionné par les Salons officiels et les Académies, mais rien n’obligeait les artistes à s’y conformer. Ils pouvaient en effet s’associer librement afin de défendre des types différents d’art, ce que firent en particulier les Impressionnistes et leurs défenseurs. Une telle situation est impossible dans un régime totalitaire.