Art et intelligence artificielle 1/2

13 déc. 2022
Art et intelligence artificielle 1/2

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

Intelligence artificielle et génération d’images : un état des lieux

Ces derniers mois, la presse généraliste s’est fait l’écho, à plusieurs reprises, de la présence lors d’expositions ou de ventes d’œuvres d’art, de tableaux « peints » par des algorithmes d’intelligence artificielle (I.A.), à côté de peintures dues à des artistes humains. Les questions soulevées dans les articles étaient au nombre de trois : a) est-ce que les amateurs d’art sont capables de distinguer de manière fiable une image produite par un algorithme I.A. d’une œuvre créée par un artiste humain ? b) est-il concevable qu’un jour la qualité artistique d’œuvres I.A. dépasse celle des tableaux peints par des artistes (humains) ? c) est-ce que les algorithmes I.A. - dans le domaine de la peinture, mais aussi de la musique, de la poésie, du récit de fiction, voire du cinéma - risquent demain de remplacer les artistes humains ? On pourrait y ajouter une quatrième : qui est l’auteur d’une production artistique générée par un algorithme I.A. ? 

Ce n’est pas la première fois qu’on se pose ces questions. Les mêmes interrogations avaient salué en 2019 les prouesses « artistiques » de Sophia et Ai-Da, les deux premiers robots (tous les deux de nature gynoïde) capables de dessiner et de peindre. Sophia, créée par Hanson Robotics (Hongkong) en 2015, acquise par l’Arabie Saoudite en 2017 s’est vu accorder la citoyenneté saoudienne en 2017 (ce qui, comme la presse le releva à l’époque, ne manque pas de sel étant donné le statut de sous-citoyenne de la femme dans la société saoudienne et l’impossibilité pour toute personne humaine non musulmane d’acquérir cette nationalité). Au début Sophia était surtout un chat-bot, mais en novembre 2019 elle fit sa première « prestation d’artiste », en l’occurrence un portrait à main levée d’après nature. Et en 2021 un autoportrait d’elle fut vendu pour presque 600.000 € par Christie’s sous la double incarnation d’un NFT et d’une peinture « matérielle ». Ai-Da, développée conjointement par une entreprise de robotique britannique et des informaticiens d’Oxford, s’inscrit dans la même démarche. Une première exposition de ses productions, intitulée Ai-Da :Unsecured Futures, eut lieu en juin 2019 à la Barn Gallery (Oxford University). En 2021 elle « participa » à l’exposition d’art contemporain Forever is Now en Égypte. A cette occasion elle fut retenue durant une semaine par la douane égyptienne qui soupçonna le robot d’être un cheval de Troie au service de l’espionnage britannique (du fait que Ai-Da, comme Sophia, est équipée d’yeux-caméras et d’un modem qui lui permet de communiquer par internet).

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Daniel Hanson (CEO de Hanson Robotics) avec son gynoïde Sophia 

 

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Sophia avec son autoportrait 
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Ai-Da devant une de ses œuvres.

Cependant si les questions qui ont été posées ont les mêmes dans les deux situations, en réalité l’enjeu des productions est différent. Les productions dont on discute depuis quelques mois (bien qu’elles aient existé depuis plus longtemps) ne sont en rien liées à la robotique. Les images ont été produites par des programmes informatiques (généralement open-source) implémentant des algorithmes I.A. activés par des « prompts » ou des « tags » verbaux. Le plus célèbre, et peut-être le plus avancé à ce jour, est DALL-E 2 lancé en avril de cette année. Mais il n’est pas le seul en lice. On peut notamment citer Stable Diffusion, Midjourney (célèbre pour avoir généré une image qui gagna le premier prix de la Colorado State Fair fine art competition), Craiyon, ou encore Nightcafé (spécialisé dans la simulation de photographies). Leur fonctionnement de base est le même : l’utilisateur entre un mot ou une chaîne de mots, par exemple « paysage désertique avec lune » et le générateur I.A. décompose cette chaîne en un ensemble de tags à l’aide desquels il cherche des images dans une banque de données à partir desquelles il compose une image correspondant à la demande verbale. Une variante, qui existe dans certains programmes permet de compléter les tags verbaux par une image comme entrée, auquel cas le but est de la transformer de telle sorte qu’elle soit conforme aux tags verbaux entrés en même temps.

Trois exemples de « peintures » générées par des programmes I.A. 

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DALL-E 2
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Craiyon
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Stable Diffusion

Les deux dispositifs – robots et programmes implémentés sur des ordinateurs ou accessibles en ligne - diffèrent profondément. D’abord les robots travaillent souvent (mais pas toujours) à partir d’images-sources extraites par leurs yeux-caméras de leur environnement, ce qui leur permet, par exemple, de faire des portraits selon nature de personnes présentes. Surtout, les images qu’ils produisent sont des images matérielles (dessins et peintures) créées grâce à leurs bras et mains robotiques.

Leur but n’est pas non plus le même.

Lorsque l’I.A. est implémentée dans des robots humanoïdes, l’enjeu est de créer une simulation d’un être humain, à la fois dans sa morphologie corporelle, dans ses compétences motrices (actives et réactives), ainsi que dans ses ressources perceptives raisonnantes et linguistiques. Le but ultime du projet humanoïde étant de simuler la conscience de soi, la liberté de choisir entre alternatives, la capacité de comprendre les états intentionnels d’autrui, la vie émotive, le comportement moral normé et les engagements empathiques, bref, de créer un être « artificiel » ne pouvant être distingué d’un être humain. Le fait que le robot soit aussi capable de produire des « œuvres d’art » n’est qu’une des multiples compétences qu’il doit simuler pour se rapprocher de ce but. 

Les enjeux des dispositifs autonomes de génération d’images I.A. sont forts différents. D’une part comme ils ne visent pas à simuler des humains dans leur apparence et organisation corporelle, ils sont moins susceptibles de faire naître le fantasme du grand remplacement (des hommes par les robots). En particulier leur but n’est pas de simuler les aptitudes globales d’un peintre, ce qui ressort notamment du fait que leurs images ne sont pas créées par des processus de simulation motrice. Leur but est uniquement de simuler le résultat de l’acte de peindre, donc un certain type d’images. Pour le dire autrement, dans les dispositifs du genre Dall-E 2, le générateur d’images est un outil. Cependant, cela ne signifie pas que l’usage de générateurs d’images I.A. n’aura pas de conséquences au niveau d’une partie des professions artistiques dans le domaine des arts visuels.

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