La valise rouge - Interview avec Cyrus Neshvad

27 oct. 2022
La valise rouge - Interview avec Cyrus Neshvad

Article en Français
Auteur: Godefroy Gordet

D’origine iranienne, arrivé au Luxembourg dans la douleur à cinq ans, Cyrus Neshvad est aujourd’hui l’un des réalisateurs « résidants » les plus remarquables. Très prolifique, depuis le début des années 2000, le cinéaste a écrit et/ou réalisé plus d’une dizaine de courts-métrages, pour la plupart lauréats de nombreux prix partout dans le monde. C’est bien simple, Neshvad collectionne les nominations et les récompenses prestigieuses. Ses récents courts métrages Son et Portraitist ont d’ailleurs remporté les Oscars luxembourgeois en 2018 et 2021… Et son dernier film, La valise rouge, n’est pas en reste, car il vient d’être ajouté à la liste des 90 films présélectionnés pour la 95e édition des Oscars, entres autres prix et sélections internationales… Et tout cela est bien logique, ce dernier court-métrage de Cyrus Neshvad est une pépite cinématographique. Porté brillamment par la comédienne Nawelle Evad et le comédien Sarkaw Gorany, le film allie un puissant suspense à un débat de fond poussant à ses retranchements le rapport du monde « moderne » à « LA » femme, ses droits, son image, sa condition. Pensé à l’aube de la situation dramatique que vit l’Iran de nos jours, ce dix-huit minutes met en scène une toute jeune iranienne poussée dans un avion jusqu’au Luxembourg, pour y être mariée de force à un homme qu’elle ne connait pas. Dans La valise rouge Neshvad prend ce terreau pour aborder en profondeur l’universalité de la condition féminine, et s’en est désarçonnant. En attendant la future diffusion du film lors du prochain Luxembourg Film Festival 2023, le 6 mars prochain, on a pu questionner Cyrus Neshvad sur la construction de ce film décrit par ses paires comme « nécessaire ».

Cyrus Neshvad
Cyrus Neshvad

Bonjour Cyrus. Après une dizaine de court-métrages depuis Charli en 2001, et Soheila, sorti en 2003, vous distillez une carrière cinématographique infusée de votre exil d’Iran, et des traumatismes qu’aura provoqué cette émigration forcée… Comment en êtes-vous venu à créer pour le cinéma ?

Plus jeune, j’écrivais de petites histoires et les mettais en film avec ma petite caméra. Au fil du temps, je me suis dit pourquoi pas faire du cinéma…Je sortais d’étude de commerce, mais je voulais tenter de m’installer dans le cinéma, en sachant que je pourrai toujours revenir à ma précédente idée. Je n’ai jamais été un passionné de cinéma, je ne suis pas de ce moule là… J’aimais et j’aime écrire des histoires. La caméra me permet de leur donner vie. J’ai essayé dans cette voie et ça a fonctionné. En effet, mon départ d’Iran a beaucoup influencé mon travail, et l’influence toujours. J’avais cinq ans quand je suis parti d’Iran. La veille de notre départ, des bombes explosaient devant mon école. Le lendemain j’étais dans une classe où je ne comprenais aucun mot… C’était presque de la survie pour moi d’être ailleurs. Le choc pour moi a été brutal, mais la brutalité ne venait pas les bombes, elle était logée dans le fait d’atterrir quelque part où tout m’était inconnu.

Prenant pour inspiration vos racines persanes, dans le contexte géopolitique du Luxembourg, La valise rouge est le premier film abordant de manière frontale votre Iran natale et les problématiques qui y résident de façon plus virulente encore aujourd’hui…

Pas seulement ce film, mais tous mes films sont infusés de mon héritage. Son n’est pas juste un film d’horreur, et Portraitist non pas seulement un film émotionnel. Dans mon immigration, ce qui m’a touché c’est que j’ai beaucoup souffert dans mon enfance. Pour exemple, je me sentais tellement rejeté, j’avais tant envie d’être comme les autres que je prenais de la farine pour l’appliquer sur ma peau, pour qu’elle soit plus blanche, et que l’on m’accepte plus. L’intégration m’a été difficile, et c’est pour ça que dans tous mes films, il y a des enfants qui souffrent. Ces enfants qui souffrent reflètent un peu l’enfance que j’ai eu. Évidemment, les gens étaient gentils avec moi, c’est plutôt de la dynamique d’intégration dont j’ai souffert. Ça a été très difficile. Cette problématique je la loge dans mes films. Tous mes films parlent d’immigration et tous d’une façon différente. Avec La valise rouge, c’est en effet la première fois que je parle frontalement de cela, sous une direction en un sur un.

La valise rouge

Après Son (2016) et Portraitist (2019), vos deux précédents films encensés par la critique et auréolés de nombreux prix jusqu’aux Oscars luxembourgeois, respectivement en 2018 et 2021, vous livrez La valise rouge, un court-métrage édifiant, alliant une ligne scénaristique dramatique à une vivifiante beauté filmique, le tout saupoudré de cynisme mais aussi d’espoir…

Je ne sais pas si on peut parler d’espoir. Sur les affiches publicitaires qui peuplent le film, on voit des femmes loin d’être à leur avantage. On voit des morceaux de femmes, des femmes sexualisées qui font vendre des objets. Quand à la fin, le bus part, et dévoile une dernière affiche publicitaire, sur celle-ci, pour moi, la femme n’a pas l’air si heureuse que ça. Et je pense que cela ouvre à d’autres questionnements sur le futur de cette fille qui ne sera pas si rose que ça. Elle part certes dans une nouvelle aventure saine et sauve, mais elle est sans argent, sans rien… L’idée est aussi de tendre le débat et de dire que les femmes occidentales ont elles aussi leur problème. Cette fin amène un message plus global autour de LA femme et de l’utilisation que chaque société fait d’elle. Après chacun a son interprétation… Et je te l’accorde, la jeune héroïne trouve sa liberté bien qu’au prix de sacrifices, laissant derrière elle ses racines, et le peu qu’elle possédait. Mais elle est libre.

Dans cette valise rouge qu’elle abandonne, il y a en effet sa vie, son âme, elle-même. Une valise qu’elle laissera disparaitre pour se forger un nouvel avenir. Cette valise rouge au final, elle contient et condense l’ensemble des problématiques Iraniennes actuelles ?

C’est un symbole. Dans cette valise il y a des bouquins iraniens et surtout on y trouve son matériel de peinture et certaines de ses œuvres assez fragiles qu’elle a faites et qui font parties d’elle-même. Il faut savoir que l’art est interdit en Iran. C’était pour moi essentiel de marquer ce point dans la personnalité de mon personnage. Une jeune femme iranienne artiste me semblait être un personnage intéressant à défendre. De plus, à un moment donné elle cache sa valise avec son tchador. Ce tissu noir recouvre sa valise et constitue une autre métaphore pour expliquer l’absurdité des interdictions actuelles en Iran. Ce tchador dissimule tout. Et puis, quand elle échange son argent en euros, ce moment était important pour moi, pour marquer le déclin de l’économie Iranienne. Elle change un paquet de billet et en reçoit trois en échange. La valeur de l’argent en Iran est très basse, et cela montre une autre facette de la situation dramatique que vit la population là-bas…

« Aéroport de Luxembourg. Tard dans la soirée. Une adolescente iranienne voilée de 16 ans a peur de prendre sa valise rouge sur le tapis automatique. Elle ne cesse de repousser le moment de franchir la porte d'arrivée et semble de plus en plus terrifiée ». Le propos du film est éminemment incisif vis-à-vis du contexte de crise dans lequel vit l’Iran actuellement. Arrivée au Luxembourg, une jeune femme Iranienne voilée est prise au piège d’un destin qu’elle n’a pas choisi… Quelle a été la genèse de ce film ?

Je ne voulais ni parler de l’Iran, ni de politique et finalement comme j’ai réalisé tous les court-métrages que je voulais, que j’ai eu le Lux Film Prize deux fois, je me suis dit qu’il était temps de tenter autre chose. Je voulais parler des droits de la femme. Il y a près de deux ans, mes parents très connectés avec l’Iran, me racontaient des histoires de manifestantes qui disparaissaient… J’en étais abasourdi. Le contexte que connait l’Iran aujourd’hui a toujours été en latence… De l’idée d’écrire sur la femme, je me suis mis à écrire sur la femme iranienne, et au fur et à mesure, j’en suis arrivé à me dire que ça devait se passer au Luxembourg, dans un aéroport, un endroit de transition, et autour de tous ces éléments, j’ai construit ce film.

La valise rouge

Il y a aussi ce no man’s land qui est hyper signifiant dans votre film. On ne sait pas vraiment pourquoi elle ne veut pas franchir cette porte, qui va au-delà du no man’s land. On s’en rend compte après un suspense haletant dès le début du film. Ce moment expose des problématiques universelles, comme ce parallèle que vous formulez avec la femme occidentale. La valise rouge ouvre à un dialogue entre les débats de bien-pensance ouvert ici au cœur de l’Europe, mis en parallèle avec l’inaction de cette même Europe face à la crise Iranienne. Est-ce un film critique ?

Je ne veux pas m’immiscer dans un débat politique, parce que je ne sais pas. Je ne veux pas dire c’est à cause de ci ou de ça, car je n’en sais rien. Il y a des gens qui ont pris le pouvoir là-bas et qui ont la main dessus et qui plongent les gens dans un cadre difficile. Je ne cherche pas à trouver le fautif. Dans mon film, je veux juste évoquer le fait que le problème qui y réside n’est pas juste ailleurs, il est aussi devant chez nous. On remarque souvent les problèmes des autres mais finalement en Occident on a aussi ce genre de problèmes, différemment certes, mais les débats sont très similaires.

 Avec ce film vous signez tout de même un pamphlet clairement engagé dans la lutte actuel du droit des femmes iraniennes. Votre espoir, « changer la situation », votre but, « abolir l’oppression des femmes partout dans le monde ». Pensez-vous qu’un film, le cinéma, ou par extension l’art, peut changer le monde ?

Mon but c’était que ce film parle à LA femme, avec un grand « L ». La femme de partout, dans le monde entier est « utilisée ». C’était mon intention. Après je ne sais pas si j’ai réussi, je dis juste que j’ai essayé. Ce sont aux spectateurs de se faire leur idée. Mais pour répondre à ta question, pour moi, un film doit embarquer son spectateur. Lui offrir un moment. On peut utiliser le cinéma en tant qu’arme politique. Mais quand on regarde mes films, on y rentre, on vit l’intrigue, on se demande ce qu’il va se passer et on en ressort en se demandant si on a passé un bon moment. Personnellement, c’est cela que je recherche : rendre le spectateur empathique face à un personnage, et parcourir avec lui une histoire. Si le spectateur a passé un bon moment c’est que le film est réussi. C’est pour moi primordial, plus que de dire qu’on peut utiliser le cinéma pour changer le monde. Dans Portraitist par exemple, j’ai fait beaucoup de festivals et je voyais des rangés de spectateurs pleurer devant, c’est ce qui a fait pour moi la réussite de ce film. Le fait de toucher les gens est plus important que tout. Ça ne changera pas le monde, mais ça donne une émotion. Un spectateur ému est beaucoup plus important à mes yeux que n’importe quoi. Dans La valise rouge on passe de l’émotion au stress par le suspense latent, le spectateur doit adhérer au film, parce que dix-huit minutes ça peut être très long, interminable. Plus le temps parait court, plus le film est réussi.

La valise rougea été sélectionné parmi les 90 court métrages présélectionnés pour la 95e édition des Oscars. Un premier pas vers les Oscars qui a été rendu possible grâce au prix que vous avez reçu au Tirana International Film Festival, où le jury a jugé le film comme « nécessaire ». La Valise rouge est également en lice pour le 35e European Film Awards, parmi 28 autres sélectionnés. Ce n’est pas la première fois que vous situez votre travail dans ce genre de cadre très prestigieux de l’industrie cinématographique. Quels enjeux se dégagent de ce genre de sélection pour vous en tant que cinéaste comme pour les discours que vous portez à l’image ?

Arriver dans les cinq finalistes serait une chose incroyable. Mais j’ai du mal à y croire. Quand on sort du Luxembourg, la compétition est très rude. Pour gagner ce prix pour me qualifier pour les Oscars, il y avait 3 500 films au Festival de Tirana. Il y a des festivals qui comptent 7 000 soumissions. Dans les 3 500 films, ils en ont sélectionné douze, et quand j’ai vu ces douze films, jamais je n’aurais cru que mon film serait le lauréat. Le jury l’a jugé de « nécessaire » et d’une grande « simplicité », c’est ce qui a fait la différence. Alors, passer devant ses quatre-vingt-dix films en compétition, qui ont partout dans le monde étaient les premiers de festivals « tremplins », j’ai du mal à y croire… Ce sont des films de très grande qualité, alors, la seule chose que je peux faire, c’est faire campagne, pour qu’on vote pour moi. En parallèle on continue les festivals, cette nomination m’aide à trouver de la visibilité et à faire voyager mon film dans d’autres festivals. J’ai eu une autre sélection « oscar qualifying » à Londres, on verra. Toujours est-il que cela permet de nouvelles rencontres et des discussions passionnantes avec différents publics.

Vous avez pensé et écrit La valise rouge il y a près de deux ans. Aujourd’hui la situation en Iran s’est aggravée. Si vous aviez écrit ce film aujourd’hui, la situation iranienne actuelle aurait-elle influencé votre écriture, auriez-vous fait les choses différemment ?

C’est une bonne question. En fait si j’avais su je n’aurais pas eu envie de faire le film, ça aurait été trop pour moi. Je voyais que ça existait en latence, que cette situation allait se dégrader. J’ai écrit ce film il y a près de deux ans, à une époque où personne n'en parlait, j’ai eu un déclic. Maintenant tout le monde en parle, à raison, mais moi avec mon petit discours de cinéaste, qu’est-ce que ça peut changer ? Rien. D’autres gens, des femmes d’importance, sont plus qualifiées que moi pour en parler et elles font entendre leur voix. Aujourd’hui, on me demande comment j’ai eu cette idée un peu visionnaire, parce que mon film est sorti avant que tout dégénère, mais si je devais le refaire dans le contexte actuel, je ne le ferais pas.

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