Irreality. Trust in Children. Some Future. « Markiewicz & Piron »

05 aoû. 2022
Irreality. Trust in Children. Some Future. « Markiewicz & Piron »

Article en Français
Auteur: Godefroy Gordet

Jusqu’au 18 août, si jamais vous passez devant la vitrine de la Luxembourg Institute for Artistic Research (LIAR) au 63 Orchard Street, à New-York, ou simplement en voyageant sur liar-nyc.com, vous pourrez découvrir Irreality. Trust in Children. Some Future., dernière pièce vidéographique signée Karolina Markiewicz et Pascal Piron. De l’idée que les images sont toujours produites avec un point de vue, décrite par Susan Sontag dans Concernant la douleur des autres, elle-même inspirée par Trois Guinées de Virginia Woolf, dans lequel l’écrivaine soutenait que « les photographies sont un moyen de rendre des questions “réelles“ », Markiewicz et Piron reprennent pour cette œuvre le principe de ce « réel », où deux niveaux de lecture se mêlent, celle du preneur d’image(s), et celle du regardant, qui décide de ce qu’il voit et comment l’interpréter. De là, le duo d’artistes luxembourgeois formule Irreality. Trust in Children. Some Future., une composition de vidéos, tournées durant leur aller/retour de Luxembourg à Shehyni, un border checkpoint ukrainien, à quelques pas de la frontière polonaise, et assemblées avec à l’esprit les préceptes de Sontag. En découle une vidéo forte de symbole à de nombreux égards, que ce soit dans les aspects politique et émotionnel de la démarche, Markiewicz elle-même issue d'une famille touchée par la guerre, ayant fui le régime soviétique en Pologne dans les années 1970. Et puis, Irreality. Trust in Children. Some Future se veut évocatrice moins que documentaire, livrant sous la mélopée délicate et zénithale d'Ásta Fanney Sigurðardóttir, des segments d’une traversé, celle que les désormais nombreux exilé.e.s ont dû entreprendre pour survivre. Le récit visuel de Markiewicz et Piron pousse ainsi à la réflexion et surtout à l’examen des aberrations qu’une poignée de belliqueux nous font souffrir.

Irreality

En février 2014, la guerre russo-ukrainienne éclate d’abord en Crimée, et dans certains territoires du Donbass. En février 2022, six ans plus tard, le conflit prend une ampleur démesurée et s’installe dans tout le territoire Ukrainien pour mettre sous pression les diplomaties internationales face à un dictateur sanctionné mais inflexible, reprenant la figure dominatrice du bloc soviétique de la guerre froide. À quel moment ces événements ont-ils commencé à hanter vos esprits au point de vous faire un devoir d’apporter votre aide aux personnes touchées par cette guerre ?

Depuis 2014, nous avons eu des élèves Ukrainiens, pas beaucoup, mais il y en avait, même un groupe de 3 frères non accompagnés du Donbass, particulièrement bons élèves. En parallèle il y avait énormément d’Ukrainiens en Pologne depuis 2014. 

Après, il y des liens historiques entre la Pologne et l’Ukraine depuis toujours et des liens familiaux aussi, un oncle originaire de Lviv. Et puis, la littérature Ukrainienne nous a rapprochée de sa vie politique et sociale, des tensions que subissaient les gens. Andrei Kurkov décrit parfaitement la situation sans la rendre forcément frontalement politique. Et puis, nous sommes revenus à Susan Sontag aussi et plus particulièrement à son interrogation sur l’image de la douleur des autres dans Devant la douleur des autres. Voilà, la réaction a été progressive, et en Pologne, on se souvient encore bien de l’occupation de l’armée soviétique dans les années 80, alors nous étions peut-être en partie plus préparés, du moins mentalement, à cette réécriture de l’Histoire par Poutine et puis l’attaque de l’armée russe en Ukraine. Regarder les infos en boucle n’était pas vraiment une option et comme on connaît des médecins et des pharmaciens, on s’est mis à transporter des médicaments et du matériel médical et puis ensuite on a transporté des gens. On a documenté finalement au dernier voyage. 

Du 4 mars au 15 mai dernier, vous passez vos weekends du début du printemps 2022 à conduire vers l’est depuis le Luxembourg pour livrer une assistance matérielle à ceux impactés par la guerre et conduire au retour, femmes, enfants, hommes âgés et animaux de compagnie ukrainiens vers le Grand-Duché, devenu terre d’asile pour eux. Votre pièce  Trust in Children. Some Future.est née de ces voyages en terre désolée. Pourquoi avoir ressenti le besoin de témoigner artistiquement de votre vécu là-bas et pourquoi ce médium en particulier et le choix de faire intervenir différentes intelligences artificielles pour détruire et récréer vos images ?

Ce fut une demande de la part de quelques personnes, au fil des transports, de la part d’amis, d’un producteur et puis de Liar aussi. Mais comme nous ne pouvions, et ne voulions pas vraiment témoigner directement de ce qui se passe – par manque de recul – nous avons créé un travail abstrait, dans la continuité de vidéos abstraites que nous avions déjà créées – présentées au Casino et au Mudam –. Elles sont toutes tirées d’images que nous avons prises ou d’images documentaires issues de YouTube et elles sont détériorées, ralenties et recréées à nouveau, à l’aide d’un processus digital que nous avons mis en place, nous servant de programmes spécifiques et d’intelligences artificielles. Une abstraction que nous avons ressentie comme nécessaire, puisque les événements de ruptures successives et en accélération, nous plongent dans une incompréhension et une abstraction générale, une lenteur extrême en réaction. Les cassures, les erreurs – glitchs – dans la vidéo nous rapprochent peut-être le plus de l’image mentale qu’on peut s’en faire. Mais peut-être qu’il s’agit d’une recherche de lyrisme, en toute humilité, une autre façon de digérer ce qui déraille. L’irréalité existante qui semble s’imposer pour de nombreuses personnes.

Sur les routes entre Przemysl et Shehyni, vous êtes témoins du flux de réfugiés de guerre, avec qui vous avez pu échanger. Dans la lignée de vos aspirations artistiques, votre travail se pose sur l’humain et son caractère « d’individu en tant que partie d'une communauté humaine, oscillant entre la résignation et l'espoir ». Irreality.pose une réflexion sur le devenir d’un individu forcé de « fuir » sa propre réalité. Pouvez-vous nous expliquer cette « irréalité » que vous formulez en image dans cette œuvre ?

Oui, voilà, il semble qu’il existe une autre réalité, mais elle se trouve dans ce monde, en paraphrasant Paul Éluard et en l’interprétant à notre façon et à la lumière de la guerre que subissent par exemple, les Ukrainiens. Certains à travers le monde peuvent vivre le bonheur, une certaine sérénitéd’autres non. 

Irreality. s’accompagne de la parabole « Trust in Children. Some Future » – Faites confiance aux enfants. Un avenir. –. Une ligne qui pose la question de la responsabilité des « grandes personnes » face à « la souffrance de masse offertes par les pouvoirs établis ». Et le caractère monastique dela voix d'Ásta Fanney Sigurðardóttir superposée à vos images, ajoute mysticisme à cet ensemble assez inquiétant. En soulignant l’enfance, et l’avenir, votre œuvre en présence a-t-elle des vertus pédagogiques, voire, comme le conte tantôt féérique dans leur édulcoration, tantôt horrifique dans la vision des frères Grimm, des aspirations moralisatrices ?

Peut-être pas tant une question de responsabilité, mais un fil conducteur. Quand des adultes partent de chez eux parce qu’ils ne peuvent plus y rester, ils s’orientent souvent aux besoins des enfants. D’ailleurs ils partent souvent parce qu’ils ont des enfants à protéger. Ils s’imaginent souvent un futur meilleur, de ce qu’il sera en réalité. Bien sûr, en temps de guerre, quitter un territoire bombardé protègera du danger mortel imminent, mais aller vivre ailleurs quand on perd ses repères et une certaine stabilité matérielle, voire une certaine richesse, sera toujours compliqué. Ils auront le mal du pays, le mal de leur langue, de leur culture, ils devront se créer une nouvelle identité dans une autre réalité. C’est sans doute ces constats-là autour desquels on tourne. Pour les parents de Karolina, quand ils ont dû quitter la Pologne en 1975, le Luxembourg a été à la fois un pays de grand espoir et un pays compliqué à cerner, à surmonter, mais ils ont permis un des futurs possibles à leurs enfants. C’est peut-être un peu l’histoire de la migration humaine, ce long couloir ou bien chemin des exilés, comme le nomme Michel Agier. C’est une idée imagée que nous reprenons après notre long métrage, Mos Stellarium (2015), mais dans l’abstraction cette fois-ci, comme dans une peinture mouvante qui change de rythme et de directions. Nous avons écouté et parlé avec les gens que nous avons transportés, de leur détermination à ne rien lâcher, à reconstruire, mais aussi leur désorientation face à un monde davantage plus incertain pour eux que pour nous. 

Trust in Children. Some Future.est visible au Luxembourg Institute for Artistic Research – LIAR –, au 63 Orchard Street de New-York City, et en ligne sur liar-nyc.com depuis le 17 juin et jusqu’au 18 août 2022. Séparé de 7 507 kilomètres, vous faites dialoguer Kyiv et New-York en montrant cette vidéo dans un vitrine, face à une rue bien loin de la guerre. Par vos images abimées par la technique du vidéo glitching, montrant des ombres de pixels, formant des tableaux numériques Van Goghiens, faussant l'image photographique, vous posez ainsi la question du point de vue littéral et vous appuyez sur « l'interprétation du spectateur pour qu’elles soient – ces images – situées et comprises ». Ainsi, que provoque votre vidéo dans ce cadre préservé New-Yorkais ? Et avez-vous l’intention de la montrer ailleurs, dans des contextes moins « extérieur », voire impliqués directement dans le conflit ?

Ah ça, il faut le demander aux passants, aux gens qui ont regardé…

Les retours que nous avons sont intéressants : on reconnaît le propos quasiment toujours et on comprend la technique utilisée pour ce propos. On nous dit aussi que les images de ces beaux champs, les couleurs et les détails abstraits rendent la réalité de la guerre encore plus incompréhensible, par contraste. On s’interroge sur le début, quelle est la signification donnée aux voitures qui défilent. Souvent on cherche des significations dans les images. On nous parle aussi de la douleur des autres, de la musique et le chant d’Ásta Sigurdardottir, en distorsion. En somme, notre fil conducteur a été de rendre en images autres que documentaires, la peine de ceux qui partent et qui se frayent un nouveau chemin à travers la réalité du monde, qui est parfois beau et subjuguant, parfois laid et monotone, mais un monde plutôt hostile malgré l’accueil aussi bienveillant qu’il soit, car c’est un monde à découvrir, il est incertain. C’est ce qu’on comprend. On nous fait la remarque aussi parfois qu’on travaille sur la souffrance ou le social et la migration, oui la souffrance fait partie de l’humain, chacun à son échelle, ça n’existe pas une culture sans douleur, sans luttes aussi, une histoire sans souffrances, même si les forces en place tentent de l’effacer. On croit que c’est à travers l’art qu’on peut, peut-être donner un écho aux histoires, à travers la documentation, par exemple, rendre la dignité aux gens dans leurs souffrances – en leur donnant une voix – et leurs luttes, et puis à travers la fiction, voire l’abstraction et la poésie, pour se permettre d’éclairer autrement ces souffrances. On crée peut-être des échappatoires ou bien des contrastes entre les images et la réflexion qu’on y apporte.

Irreality. Trust in Children. Some Future. Karolina Markiewicz & Pascal Piron. (2022) from LIAR NYC on Vimeo.