EXPO2020 Dubaï : Karolina Markiewicz et Pascal Piron pour les arts visuels

24 jan. 2022
EXPO2020 Dubaï : Karolina Markiewicz et Pascal Piron pour les arts visuels

Article en Français
Auteur: Salomé Jeko

Huit artistes issus de sept champs artistiques représentent le Luxembourg à l’Exposition Universelle Dubaï 2020, organisée du 1er octobre 2021 au 31 mars 2022. Présent au sein du pavillon luxembourgeois du 15 au 31 janvier (seulement), ce Kënschtlerkollektiv  a travaillé autour d’un projet commun intitulé Mir wëlle bleiwen, wat mir ginn, décliné en six propositions artistiques transdisciplinaires et collaboratives, faisant écho au thème de l'exposition Connecting minds, creating the future. Rencontre avec Karolina Markiewicz et Pascal Piron, représentants des arts visuels.

De quoi parle Spectrum Cinqfontaines, ce documentaire de quinze minutes que vous projetez à l’EXPO2020 ?

KM : Nous avons tourné un court-métrage mêlant fiction et réalité sur cet ancien monastère qui se trouve dans le nord du Luxembourg et qui a été un lieu de rassemblement pour les Juifs du pays avant leur déportation vers les camps de la mort durant la Seconde Guerre mondiale. Nous nous sommes notamment appuyés sur l’histoire de Rob Ruijs, petit-fils de Richard Hellmann, un libraire et juif allemand de naissance, qui a déménagé avec sa famille au Luxembourg pour échapper à la persécution des Juifs dans le Reich.

PP : C’est un lieu que nous avons découvert lors de notre précédent documentaire, Les Témoins vivants. On a tout de suite su qu’on voulait faire quelque chose de spécifique là-dessus. C’est un lieu connu au Luxembourg, les scouts s’y rendent souvent, mais peu de monde connait toute son histoire. Peu savent ce qui s’y est véritablement passé : plus de 300 juifs sont passés par là jusqu’en juin 1943. Entretemps, des personnes atteintes de démence y ont vécu et c’est aujourd’hui devenu un lieu de retraite et de méditation. C’est un endroit étrange qui rassemble beaucoup de mémoires. 

Markiewicz-Piron, 2022

Markiewicz-Piron, 2022

En choisissant cet endroit et en abordant ce pan de l’histoire, qu’avez-vous souhaité mettre en lumière ?

KM : A travers ce film, nous avons voulu mettre en résonance la Seconde Guerre mondiale avec l’époque actuelle. Selon nous, le passé est lié au futur par l’écriture de l’histoire et par sa mémoire. La perspective sur notre histoire est celle que nous portons sur l’avenir et nous pensons que l’importance ou la négligence que nous apportons à certains événements historiques nous définissent. Par notre travail, nous essayons de faire communiquer nos mémoires et de soumettre des questions politiques dans une approche artistique. D’où l’idée de toucher à l’histoire répétitive, presque perpétuelle, qui est celle des migrations, des minorités et de leurs discriminations.

PP : Nous avons aussi voulu établir un parallèle entre ce qui se passe aujourd’hui en prenant l’exemple des Syriens qui arrivent au Luxembourg en tant que réfugiés – mais aussi avec tous les réfugiés partout dans le monde – qui souvent sont placés dans des camps avant de partir ailleurs. C’est aussi pour cela que nous avons fait appel aux artistes de nationalités différentes que nous côtoyons. L’idée était de mêler les mémoires de Syriens, Palestiniens, Portugais, Iraniens, Afghans, etc. Ces artistes qui existent, qui sont là, mais qu’on ne voit pas et qui sont exclus du circuit de l’art au Luxembourg. Comme à Dubaï, où l’on met les travailleurs étrangers dans une autre catégorie de la société et où on compte beaucoup d’expatriés dans une autre catégorie encore. C’est la mémoire de tous ces fantômes qu’on a voulu convoquer. Tout en se posant en miroir de la critique de la société de Dubaï mais aussi du Luxembourg.

Justement, aviez-vous des attentes spécifiques ou au contraire des réticences quant à votre participation à l’EXPO2020 ?

KM : Nous n’avions aucune attente, à part celle d’échanger avec le collectif et de collaborer avec les autres artistes. En fait, quand nous travaillons sur un film ou une exposition, nous échangeons et parfois nous nous faisons aussi des amis. Est-ce que l’art contemporain a sa place dans une telle expo universelle ? Je ne sais pas, mais doit-il pour autant en être enlevé ? C’est intéressant de s’interroger sur le sens de l’art et d’aller se confronter à cela en choisissant autre chose que la facilité. Maintenant, on espère que les gens de là-bas vont comprendre notre point de vue. Peut-être que ça déclenchera une réflexion.

PP : Par rapport aux critiques qui ont été faites quant à la présence d’artistes luxembourgeois à Dubaï, j’ai envie de dire que participer c’est aussi soutenir les gens qui sont sur place et qui essaient de faire bouger les lignes. La population n’est pas le gouvernement et pour ces gens-là, on a décidé de participer.

© Markiewicz-Piron, 2022

Markiewicz-Piron, 2022

La musique joue également un rôle important au sein de votre projet…

KM : La musique joue un rôle très important, le leitmotiv à résonance orientale est composé par Shafi Badreddin, d’origine syrienne et interprétée par l’orchestre de chambre issu de Ornina Orchestra qu’il a créé il y a huit ans. Patrick Muller du Kënschtlerkollektiv prend également en charge l’environnement sonore du film et un chœur, dirigé par Lynn Gloden, interprète des sonorités typiquement luxembourgeoises – le Feierwon. Le tout est retravaillé avec distorsion et reconstruction, aussi bien l’audio que le visuel. Nous avons travaillé à passer en contraste du documentaire vers une partie plus abstraite et glitchée.

PP : Ce travail sur la musique accentue la réflexion posée autour de la mémoire, de la transmission linéaire ou distordue de l’histoire. Il y a aussi des éléments de danse et beaucoup d’abstraction, c’est quelque chose qui a d’autant plus de sens dans le contexte de la mémoire qui se délite et se recrée.

Vous avez également collaboré avec Guy Helminger, en proposant un travail photographique pour illustrer son anthologie de poèmes. Comment avez-vous appréhendé ce projet ?

KM : Guy Helminger nous a fourni les textes que nous avons lus. Puis nous avons réfléchi à ce qu’il en ressortait pour nous. On a ensuite choisi des passages qu’on a traduit en installation à l’aide de bâtons lumineux (glowstick). Quand on lit un livre, on surligne parfois des phrases qui nous marquent et qui paraissent comme une explication générale. C’est l’idée de Neon Thoughts depuis 2017 et ici aussi.

PP : On est parti de Dudelange et on s’est baladé jusque dans le nord du pays. Dès qu’un lieu nous parlait ou nous faisait penser à un texte, on s’arrêtait pour le prendre en photo avec l’installation lumineuse éphémère. Nous n’avons pas du tout privilégié les endroits connus du pays, l’intention était plutôt de montrer le Luxembourg plus rural, plus naturel.

Spectrum Cinqfontaines, Daniel Sahr, Dubaï 2022

Spectrum Cinqfontaines, Daniel Sahr, Dubaï 2022

Bio express

Le travail collectif de Karolina Markiewicz (née en 1976 au Luxembourg, où elle vit et travaille) et de Pascal Piron (né en 1981 au Luxembourg, où il vit et travaille) associe le cinéma, les arts visuels et le théâtre. Au centre, se trouve l’individu comme faisant partie d’une communauté humaine, oscillant entre la résignation et l’espoir. C’est avec le matériel poétique que les deux artistes sondent l’histoire, interrogent les mythes au présent tout en transformant le passé en une narrative métaphorique. Leur collaboration débute en 2013 avec l’exposition Everybody Should Have the Right to Die in an Expensive Car. En 2014, ils réalisent un premier documentaire, Les Formidables, qui raconte l’histoire de cinq jeunes migrants au Luxembourg. La même année, ils créent le blog vidéo www.kulturstruktur.com. En 2015 naît le projet Philoktet, qui comprend la pièce éponyme de Heiner Müller et une exposition mettant en parallèle la tragédie grecque avec la bombe atomique de Robert Oppenheimer. La même année, ils réalisent leur deuxième documentaire, Mos Stellarium, dans lequel ils suivent six jeunes réfugiés au Luxembourg. L’installation vidéo de celui-ci, dans laquelle différentes parties du film sont projetées simultanément de façon à proposer une lecture non linéaire du film, représente le Liechtenstein à la 56e Biennale de Venise en 2015.

Depuis 2016, ils créent un projet filmique constitué de 15 courts-métrages intitulé Side Effects of Reality. En 2018, ils réalisent le premier projet en réalité virtuelle, Fever, et enchaînent avec Sublimation, aussi en réalité virtuelle, sélectionné pour la 76e édition de la Mostra de Venise en 2019 et accompagné d’une performance live avec Yuko Kominami et Kevin Muhlen. En 2020, ils réalisent My identity is this expanse, toujours en réalité virtuelle, et leur exposition monographique pfh au Centre national de l’audiovisuel (CNA). En 2021, ils sortent leur documentaire, The living witnesses en Europe et aux Etats-Unis et créent leur exposition monographique Stonger than memory and weaker than dewdrops au Casino Luxembourg - Forum d’art contemporain. Ils participent aussi avec Metamorphosis (installation, vidéo et expérience en réalité virtuelle) à l’exposition Freigeister au Mudam. Karolina Markiewicz a étudié les sciences politiques, la philosophie et le théâtre. Elle est artiste-réalisatrice. Pascal Piron a étudié les arts visuels. Il est artiste et réalisateur. Tous deux sont aussi enseignants.

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