28 mar. 2022Entretien avec Sarah Baltzinger
Quoique tardivement entrée dans la danse, Sarah Baltzinger est une « artiste chorégraphique », comme elle aime se qualifier, qui fait régulièrement l’actualité chorégraphique au Luxembourg. Entretien avec la jeune femme qui évoque notamment son parcours d’autodidacte mais aussi sa dernière création, Rouge est une couleur froide (2021).
Pourquoi le choix de s’exprimer par la danse ?
Cela s’est imposé à moi plus qu’autre chose, en fait. J’ai démarré la danse assez tardivement. A la base, je voulais être procureur ou avocat. Puis un jour, un ami, avec lequel je danse aujourd’hui, avait largement insisté pour que j’assiste à un cours de danse contemporaine. J’ai eu une espèce de coup de cœur : j’ai plaqué mes études de droit et je me suis investie dans la danse. Je dirai qu’il y avait quelque chose d’instinctif dans ce choix et, très tôt, la question de la création est venue comme quelque chose d’assez évident et nécessaire, sans que je puisse forcément rationnaliser. Après, il s’est avéré que j’ai vite compris que je pouvais en faire une carrière parce que j’avais des possibilités corporelles qui faisaient qu’en commençant si tardivement, c’était « quitte ou double » en quelque sorte : soit mon corps me le permettait, soit… Il fallait tout de suite être lucide, de façon très radicale.
Avez-vous déjà songé à concilier au sein d’une création les deux, le droit et la danse ?
Pas forcément. Quoi qu’il en soit, je suis une personne engagée. Jeune, j’étais très engagée, militante, je prenais la parole facilement et je me rebellais très tôt contre différentes formes d’injonction. J’ai toujours eu cet aspect-là dans ma personnalité. C’est vrai que de plus en plus il y a le désir qui se manifeste chez moi de faire des pièces engagées à un endroit de discours que j’estime pouvoir porter. Il y a des combats que je choisis de mener et j’essaie de le faire artistiquement, car je crois que l’on a une responsabilité en tant qu’artiste et j’essaie de m’en emparer de plus en plus et avec justesse. Je n’ai pas envie de faire une pièce sur la forme de la juridiction, mais plus sur l’engagement.
Le fait d'être autodidacte, est-ce pour vous une faiblesse ou une force ?
Ce sont les deux : c’est à la fois une force et une fragilité. Comme toute chose, cela dépend de la façon dont on s’en empare, de la façon dont on arrive à en faire un outil. Plus on avance dans sa carrière, et plus on se rend compte du type d’artiste que l’on est, de quel type d’interprète, de danseur, de chorégraphe on est. J’aime bien parler d’« artiste-chorégraphique » : c’est une expression qui englobe, car aujourd’hui les artistes touchent à plusieurs formes artistiques, avec des atouts divers. Je dirai que j’ai réussi à en faire une force, parce que je suis une travailleuse – je travaille énormément.
Et je pars du principe que c’est nécessaire, que nous avons tous un talent caché quelque part, encore faut-il le tailler, le rendre intelligible, le faire exister concrètement quelque part. Mes parents étaient entrepreneurs, je les ai vus construire leur propre carrière et travailler énormément. Je crois que cela m’a aidé à devenir moi-même « entrepreneuse ». Au-delà de la dimension artistique, il s’agit de la capacité à s’emparer d’un système, de le comprendre, de savoir où aller en fonction de quel type d’artiste on est. Je crois que j’ai compris cela assez vite, même en tant que jeune danseuse : j’ai compris que j’avais un corps particulier qui ne me permettait pas de tout danser. Cela a été peut-être une souffrance à un endroit, mais cela m’a permis de me frayer une voie et de comprendre certaines choses.
© Christophe Jung
En tant qu’autodidacte, vous pouvez peut-être bénéficier aussi d’un point de vue extérieur, d’une sorte de recul sur le monde de la danse ?
Ce que j’aime, c’est le fait d’être restée indépendante, ce qui m’a permis de beaucoup voyager et de travailler avec des artistes différents. Et en effet, ça permet d’avoir des perspectives différentes et d’entrevoir le métier différemment. Cela a aussi généré le fait d’avoir développé plusieurs compétences à la fois, à pleins d’endroits, à créer mon travail et donc, par extension, une compagnie. J’ai pu ainsi développer des compétences assez incroyables et en même temps cela m’a permis d’observer un système, une forme d’ingénierie culturelle. D’avoir cette faculté d’observer le monde culturel avec une forme de regard pluriel.
Votre participation à Rain marque un moment important de votre carrière : pouvez-vous revenir sur cette expérience et sur votre interprétation dans Rain ? Et nous dire comment s'est passé votre travail avec Bernard Baumgarten ?
J’ai adoré travailler avec Bernard. J’étais assez jeune, j’avais 23-24 ans au moment de cette création. C’est un moment où je démarrais ma carrière. Souvent, j’étais qualifiée de danseuse puissante, explosive, etc., alors que Bernard a travaillé avec moi de façon beaucoup plus minimale. Il m’a vraiment permis de trouver, dans mon corps, des chemins que je ne soupçonnais pas à 23 ans et qui m’ont énormément accompagné dans mon parcours. Ça a été le démarrage d’une véritable relation, d’autant plus qu’il m’a fait un rôle magnifique dans Rain. J’en garde un souvenir très fort, avec une équipe géniale, des artistes avec lesquels je suis toujours en contact aujourd’hui. J’ai passé une création très agréable.
Vous assurez parfois des enseignements pour diverses institutions : est-ce que vous suivez une démarche pédagogique particulière et comment prenez-vous en compte les spécificités du public à travers ce travail ?
Je dirai que la partie relative à l’enseignement est la moins prédominante dans mon travail. Je n’appellerai pas cela de l’enseignement, mais plutôt des master class. Cela dit, c’est vrai que j’ai une portée pédagogique particulière dans mon travail. J’ai travaillé avec l’Arsenal (Metz), pour lequel j’ai fait un travail de médiation : je me suis rendue dans des lycées ou en prison. J’ai un contact plutôt facile avec les gens et j’arrive à transmettre les choses de façon positive et à amener les gens à un endroit. Mais je le fais toujours en lien avec mes objets chorégraphiques, je suis plus dans une portée créative avec eux, et c’est plus cet aspect-là que j’essaie d’aborder. Sinon j’aurais pu en faire un métier d’enseignement, mais je n’ai pas choisi cette voie. Il est vrai cependant que j’interviens régulièrement au Trois C-L pour les master class du matin et que j’ai été contactée par des conservateurs du Luxembourg pour réaliser les chorégraphies de dernier cycle.
Venons-en donc à vos créations, à commencer par Fury (2017) qui a été un spectacle important dans votre carrière. Pouvez-vous revenir sur la genèse et le processus de création de ce spectacle ?
J’ai commencé à travailler sur ce projet en 2015-2016 et sa création date de 2017. C’est une pièce qui parlait d’intensité, d’urgence permanente, de déconnexion au monde. De l’incapacité à trouver une sorte de calme dans cette espèce de frénésie du monde dans lequel on s’inscrit, qui appelle à la surproduction et à la surconsommation, et qui est en complète dichotomie avec la quête d’un degré zéro. C’est une urgence que je ressentais beaucoup en moi, lorsque je l’ai écrit, à l’âge de 26-27 ans.
© Bohumil Kostohryz
Parlez-nous de ce spectacle Rouge est une couleur froide (2021), qui a été présenté en décembre dernier au Trois C-L et de l’accueil que lui a réservé le public ?
On a eu un excellent accueil et nous en sommes très heureux. C’est une pièce que l’on a travaillé pendant une année et qui ne devait pas avoir la tournure qu’elle avait. Au départ, c’était un duo, qui a évolué en trio, puis en quatuor et en quintette… Le projet a pris ensuite une envergure que l’on ne soupçonnait pas, avec beaucoup de partenaires qui s’y sont greffés. Paradoxalement, c’est un projet qui s’est produit en même temps qu’il s’est créé. Rouge est une couleur froide parle de distorsion au réel, de ce que nous cachons et de ce que nous montrons de notre personne.
Ces dernières années, je travaille beaucoup sur la façon dont on performe nos identités sociales. Depuis 2018, jusqu’à l’avènement de Rouge, j’ai travaillé sur l’impact de notre environnement sur nos identités sociales et comment celui-ci altère notre rapport à nous-même. Il y a quelque chose à l’endroit de la représentation et de l’exposition du corps que j’ai envie d’approfondir dans mes prochains projets. Rouge, c’est une réflexion sur la figure du double, une question dont on s’est emparé à travers le prisme de la couleur. Car le rouge, c’est la couleur de la gamme chromatique qui est la plus ambivalente, la plus puissante, la plus intense, et qui porte en elle un certain nombre de représentations assez vastes, qui relève à la fois de l’intime (la sexualité, les passions, l’amour, les viscères) et du pouvoir, de la guerre… Alors, qu’est-ce que je suis quand je suis normal, et qu’est-ce que je suis quand je suis rouge ? J’aime par ailleurs mener un travail horizontal avec les artistes avec lesquels je travaille : pour moi, c’est quelque chose qui se manifeste de plus en plus dans mon travail, un travail qui trouve justement sa force dans l’horizontalité des rapports.
Songez-vous à prendre part aux festivités d’Esch22 ?
Oui, par le biais d’un projet avec le Trois C-L qui s’appelle Tribune, qui repose sur un échange bilatéral entre des artistes luxembourgeois et lituaniens. On va proposer nos pièces, faire un travail de recherches et de médiation. C’est un projet qui aura lieu en août 2022, pendant deux semaines. On revient tout juste de Lituanie pour s’imprégner des espaces, rencontrer les artistes de là-bas. C’est un très beau projet qui est en train de se mettre en place et auquel je participe.
Quel regard portez-vous sur la jeune scène chorégraphique qui est en train d’éclore au Luxembourg ?
Elle est foisonnante, plurielle, vivante, riche en propositions et en perspectives de développement. Le Trois C-L mène un vrai projet autour de l’émergence et de la révélation des artistes. Et puis il y a des artistes luxembourgeois qui commencent vraiment à grandir, à sortir et c’est très beau d’assister à cette évolution. En plus, nous sommes tous plus ou moins interconnectés. On grandit donc tous ensemble.
Avez-vous enfin des perspectives de travail que vous souhaiteriez évoquer ?
Tout à fait. Je suis en train de travailler à un projet de création qui va s’emparer de la question de la réappropriation du corps féminin. D’autres choses sont en train de se mettre en place, dont l’un qui s’appelle La Forêt, en lien avec le collectif Gamut, qui est un collectif de designers et stylistes parisiens. Ce sera un projet alternatif qui allie danse, mode, clubbing et installations de performance... Il y a aussi un projet solo qui est en train de naître, pour lequel on va entamer de nouvelles recherches.
Il y a aussi d’autres choses, que je ne peux pas encore aborder malheureusement… Je dirai que Rouge est une couleur froide, avec mes deux précédentes créations – le duo What Does Not Belong to Us (2018) ainsi que mon solo qui a bien tourné cette année –, sont vraiment représentatifs de ce que je défends artistiquement. Ces trois derniers trois objets m’ont vraiment permis de bien développer mon travail et de réaliser les belles choses qui arrivent prochainement…
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