15 mar. 2022Entretien avec Jill Crovisier
Née et formée en partie au Luxembourg, avant de participer à différentes collaborations à travers le monde, Jill Crovisier est aujourd’hui à la tête d’une compagnie qui se pique tout autant de chorégraphie, d’enseignement, que de danse thérapie. La jeune femme, en début de trentaine, souhaite aujourd’hui donner un nouveau souffle à sa carrière.
Qu'est-ce que vous aimez dans la danse, que vous ne trouvez pas dans les autres arts ?
C’est une question intéressante. Je pense que ce qui définit spécifiquement la danse, c’est le moyen de s’exprimer au moyen d’un langage corporel. Ce qui rend la danse si singulière, c’est de ne pas devoir parler et de mettre le corps en mouvement.
Cela aurait pu être le théâtre, qui sollicite aussi le corps en plus de la parole. Est-ce le silence du langage corporel qui vous intéresse en particulier dans la danse ?
Oui, c’est cette fascination du langage corporel à proprement parler. Mais c’est aussi le fait de ne pas avoir à poser des mots, qui permet une liberté d’interprétation beaucoup plus large qu’au théâtre, où il y a un texte écrit qui est clairement énoncé. Alors que le langage du corps laisse une place plus importante à l’interprétation.
Vous êtes directrice artistique de JC Movement Production, qui est basée au Luxembourg. Pouvez-vous présenter les activités de votre compagnie et nous dire en quoi consiste cette fonction que vous occupez ?
La compagnie existe depuis 2013 mais est devenue officiellement une compagnie de danse en 2017. L’idée de départ était de produire des spectacles de danse, comme des performances par exemple, de produire des courts-métrages, du son, de collaborer avec d’autres compagnies, et surtout d’avoir la possibilité de développer un langage spécifiquement personnel et de bénéficier d’une existence juridique reconnue en tant qu’entité de production.
Votre compagnie est conventionnée par le Ministère de la Culture luxembourgeois. Qu’est-ce que cela implique pour vos activités ?
Ce que cela implique, c’est la professionnalisation. Ce conventionnement est très important non seulement dans l’Etat dans lequel on vit, le Luxembourg, mais aussi à l’étranger. C’est comme un stamp qui dit que l’Etat approuve et reconnaît notre travail. Autre chose qu’implique ce conventionnement, c’est un soutien financier qui permet d’engager des gens au niveau administratif ou de collaborer avec des fiduciaires et des diffuseurs. Par le fait d’avoir ce soutien financier, qui est attaché à cette partie de la structure qui ne relève pas de la dimension artistique, cela nous permet de nous décharger de certaines tâches pour lesquelles nous ne sommes pas formés.
© Yves Kortum
Vous produisez et réalisez par ailleurs des courts-métrages de danse : est-ce important pour vous de mobiliser différentes techniques et quelle complémentarité à la danse vous apportent les captations vidéo ?
Dans mon travail, je suis multidisciplinaire, autant dans les styles et les formes de danse, que dans tous les parties de la production (costume, scénographie, photos, teaser)… Je suis une sorte de « touche-partout » et une « touche-à-tout ». Cette ouverture envers différentes formes d’expression artistique s’est traduite depuis mon plus jeune âge, puisque j’ai toujours été très curieuse et j’ai toujours voulu dessiner mon art avec de multiples pinceaux. Le court-métrage est arrivé au moment même où j’ai commencé à pratiquer la chorégraphie, en 2013. Au début, par quelques essais aléatoires ; puis j’ai trouvé dans la vidéo quelque chose que je n’avais pas sur scène, ce pouvoir de capter un moment et de le garder pour toujours. Outre cette volonté de saisir l’éphémère, c’est aussi la façon dont on perçoit la danse qui m’intéresse, en l’occurrence lorsque l’on est derrière une caméra, on dispose d’un autre regard sur la danse. Je guide ainsi plus profondément et spécifiquement le spectateur.
Vous avez entamé depuis 2015 un projet de danse thérapie, pouvez-vous nous parler de cette activité peu commune ?
C’est un aspect de mon travail qui est très important pour moi et qui m’apporte énormément. Depuis mon plus jeune âge, j’ai toujours aimé la pédagogie et j’ai voulu toucher un maximum de monde. C’est un projet qui s’est mis en place avec le RockLab de la Rockhal et la Fondation EME (« Ecouter pour mieux s’entendre ») de la Philharmonie de Luxembourg qui m’a contactée pour réaliser un premier projet dans ce genre. J’ai donc travaillé avec des enfants, en collaboration avec un musicien.
Concernant les ateliers que nous menons, je suis engagée en tant que chorégraphe – je ne suis pas éducatrice, ni infirmière, ni quelqu’un exerçant un métier dans le social. Mon but est de réaliser avec ses enfants un spectacle. Mais il ne s’agit pas de faire un spectacle « parfait » de fin d’année ; l’enjeu, c’est de faire entrer ces enfants dans un univers intime, de leur faire découvrir de nouveaux moyens d’expression. Bien que je sois chorégraphe, je suis aussi une sorte de thérapeute et de pédagogue et donc ma démarche chorégraphique est différente de mon travail avec des professionnels, mais en même temps pas tout à fait. Si l’approche est assez similaire entre les deux, je vais beaucoup plus tenir compte du résultat final avec des danseurs professionnels que je ne le ferai avec les enfants. Avec ces derniers, ce sont des moments de bonheur, des instants qui font que l’on avance mais sans savoir vers quelle direction. Grâce à la confiance et au travail, quelque chose s’écrit cependant. Ces jeunes ont alors la possibilité de participer à un projet artistique, de monter sur scène, de bénéficier d’une attention, d’une valorisation, ce qui rend ces projets si intéressants. C’est ce qu’est pour moi la danse : une façon de s’exprimer qui s’adresse à toutes et à tous.
Vous êtes par ailleurs professeure de danse, quelle approche pédagogique de la danse privilégiez-vous ?
J’ai un diplôme de professeure de danse mais je n’ai jamais vraiment exercé en tant que tel, faute de temps. Ce qui est très important pour moi, c’est de faire comprendre aux autres la nécessité de croire en soi et dans l’autre. Tout le monde a une place sur une scène, un studio de danse ou peu importe ; tout le monde a une voie à partager. J’incite les danseurs à travailler sur cette voie spécifiquement personnelle. Le fait d’avoir beaucoup voyagé dans le monde permet une ouverture d’esprit envers différentes sensibilités chorégraphiques, musicales, culturelles… Cette ouverture d’esprit à l’égard du monde est pour moi très importante.
Venons-en à vos plus récentes créations, à commencer par Onnanoko.
Onnanoko est une commande que j’ai reçue pour réaliser une chorégraphie avec les jeunes danseurs du Junior Ballet CND luxembourgeois, en l’occurrence six jeunes filles âgées entre 14 et 16 ans. J’ai eu carte blanche pour créer un spectacle avec ses jeunes danseuses. J’ai travaillé avec elles pendant un mois, ce qui fait très peu de temps de travail, mais elles ont été très efficaces et professionnelles. Avec ce projet, on a réussi à accomplir un projet techniquement et artistiquement de qualité et on a pu montrer qu’il était nécessaire de ne pas négliger les jeunes générations.
© Zuzanna Müller
Vous avez également réalisé JINJEON, est-ce que vous pouvez me parler de cette pièce ?
Le projet JINJEON, qui signifie « progrès » en coréen, est né il y a trois ans, en pleine pandémie, avec des hauts et des bas : une première reportée, une danseuse absente que j’ai dû remplacer, etc. J’avais envie de parler du progrès technologique dans notre monde, mais aussi de cette accélération de tout, de la façon dont l’humain devient presque androïde. Tout est tellement contrôlé que l’on perd ce qui fait qu’un humain est un humain justement. J’ai suivi une première résidence de recherche où j’ai pu réunir de la matière à ce sujet, puis j’ai eu la chance d’aller à Annonay en résidence de création pour le Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg et c’est comme cela que cette pièce est née. J’ai essayé d’avoir un cast un peu différent, comme par exemple cet artiste qui n’est pas danseur mais issu des arts martiaux. JINJEON a été aussi un moment important pour moi concernant la recherche en création sonore.
Vous avez aussi présenté le 3 mars dernier au Trois C-L The Game Research, comment s’est passée cette représentation ?
Ça s’est très bien passée. Il y a trois semaines, j’étais à Madrid durant dans le cadre du programme d’une compagnie de danse, Elefant in a Blackbox Compagny. J’avais trente danseurs. Le matin, il y avait une master class, et l’après-midi j’approchais The Game Research, où je me focalisais particulièrement sur la confrontation dans le jeu. Quand je suis venu au Luxembourg pour la résidence, il m’était cher d’inviter deux jeunes danseuses à ce showing et de leur donner l’opportunité de montrer l’approche qui a été suivie en Espagne. Puis, pendant huit jours, j’ai travaillé avec une danseuse de Hongrie et nous avons crée un solo qui a donné un travail intéressant.
Est-il prévu que vous participiez à Esch, capitale européenne de la culture ?
Oui, mais je n’y participe pas avec un projet personnel. La commune de Kayl a lancé un projet d’envergure, intitulé Landscape, qui réunit différents artistes de la région (des graphistes, photographes, musiciens, architectes...) dont je fais partie pour la danse, étant issue du Sud du Luxembourg. Commande a été passée de créer une pièce de danse dans les Terres Rouges, à Rumelange, où je vais également créer un court-métrage. Donc, oui, je vais participer à Esch22 et produire cette performance pour la commune de Kayl.
Pouvez-vous nous évoquer vos projets à venir ou en cours de réalisation ?
Ces deux années, comme pour beaucoup d’autres, ont été très intenses, avec énormément de productions, de changements, de reprogrammations... J’ai énormément produit en peu de temps, donc il me faut un peu de recul dorénavant. Je dois me focaliser sur de nouveaux collaborateurs internationaux, me concentrer sur de nouvelles commandes, faire circuler le travail qui existe et poursuivre la création artistique. Puis j’envisage une sorte de transition, ou en tout cas de passer à une autre étape de ma carrière. Je pense que j’ai dépassé tout ce qui est en rapport avec les prix, la compétition ; maintenant, je suis entrée dans une période où je m’interroge sur ma place, où j’ai envie de trouver ma voie dans le monde artistique de la danse, de trouver des dates et de réaliser des commandes pour de grandes compagnies de danse. J’ai tellement fourni d’efforts ces dernières années et j’ai tellement soif de libérer cette inspiration artistique. J’ai cette ambition de grandir. Encore et encore.
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