Charl Vinz - La Foule

11 jan. 2023
Charl Vinz - La Foule

Article en Français
Auteur: Godefroy Gordet

Charl Vinz fait dans le dessin d’observation, « avant tout ». S’il déploie une carrure stylistique forte et une verve artistique puissante, il n’imagine au sens propre, que très peu. Ses sujets de travail sont ceux qui gravitent autour de l’espace public, les gens absorbés par les gratte-ciels, le romantisme du dehors citadin, l’intime dans l’urbain, la foule, celle de gens qui ne font plus qu’un… D’un coup de crayon, Vinz rapporte ses observations du monde, en prenant pour dessin des sujets qui eux-mêmes, dans leur nature sensible, transportent les messages. Captés et transformés par l’artiste, les sujets couchés sur le papier se montrent à la fois tendres et brutaux, témoins d’une réalité environnante, celle du dessinateur. Sans bagage académique, ou formation du genre, Charl Vinz s’est à peu près fait tout seul « dessinateur ». S’il a toujours dessiné, pour lui du moins, il nage dans le grand bain du « professionnel » depuis seulement trois ans, et déjà il impressionne. Lui et son bachelor en commerce ont fait du chemin, pour se retrouver exposé à feu le Am Gronn, chez Lager Kultur, au Gudde Wëllen, adoubé par les Rotondes, le Land, ou encore la Kulturfabrik qui lui offre la composition de ses programmes mensuels pendant une année, et une exposition au bistrot Ratelach, que Vinz a baptisé « Foule », du même nom que sa série de dessins, à découvrir jusqu’au 4 mars prochain 116 rue de Luxembourg à Esch-sur-Alzette.

Tout commence pour toi en tant que travailleur culturel, notamment au Zentrum für Kunst und Urbanistik de Berlin ou tu participes à la production de résidence d’artiste orientée autour de l’urbanisme. À ton retour au Luxembourg, tes premiers sketches – croquis – se feront avec les Urban Sketchers de Luxembourg, un collectif de dessinateurs urbains qui ont pour leitmotiv de capter leur environnement par le dessin. Ainsi, sous leur influence, l’espace public devient une ligne directrice dans ta pratique. Peux-tu nous raconter plus en détails tes débuts et notamment cette rencontre avec les Urban Sketchers ?

Je suis revenu au Luxembourg pour une histoire d’amour. J’étais censé repartir pour étudier mais finalement ça ne s’est pas fait. J’ai donc commencé à travailler aux Rotondes dans un service volontaires national. Je faisais de l’assistanat de production en arts visuels. C’est à ce moment que j’ai commencé à fréquenter les Urban Sketchers. J’ai toujours dessiné mais avec eux ça a commencé à être plus concret. Les Urban Sketchers est un collectif international qui existe dans quasiment chaque pays, au concept assez simple : tous les premiers dimanches du mois on se retrouve et on se pose à un endroit en ville, par exemple à la Schueberfouer, et tout le monde sort un carnet et dessine. Je n’ai fait que quelques séances avec eux mais ça m’avait vraiment lancé dans le truc. L’idée était vraiment de faire du dessin d’observation, et c’est de cette manière que j’ai appris et que j’ai commencé, guidé par certains du groupe comme Mauro Doro, un ancien architecte qui était l’un des fondateurs du groupe Sketchers Luxembourg. On se posait souvent ensemble et il m’a montré pas mal de tricks et de technique.

Ça a été un peu charnière dans mon attrait pour le dessin de paysage urbain qui est devenu pendant longtemps mon sujet principal. Et c’était assez logique, parce qu’à Berlin j’étais assistant d’artiste dans un centre culturel lié à l’urbanisme. La pratique des artistes était liée à la ville, à l’analyse de la ville, l’expression de la ville, de l’espace public… C’était donc assez naturel pour moi de m’attarder à une pratique du dessin tournée autour de la ville. Quand mon contrat aux Rotondes s’est fini, j’ai commencé à travailler dans les bars, et j’ai donc commencé à avoir du temps la journée et j’ai pu pousser plus loin ma pratique du dessin. Quand le confinement est arrivé, on m’a mis au chômage partiel, et de ce cumul de temps et d’espace pour travailler, je m’y suis vraiment mis à fond. Le confinement a lancé la transition. L’aspect technique est accessible à n’importe qui tant qu’on a du temps, le reste s’est fait à force de…

Dans le malheur du confinement tu trouves la configuration parfaite pour te mettre au dessin à plein temps. Dans ce contexte, tu entames ta première série d’illustrations nocturnes de la ville de Luxembourg. Des croquis urbains que tu conçois comme une pratique d'observation, devenu un outil pour mieux comprendre l'espace public et ta relation avec lui. Aussi, grâce à ton dessin qu’as-tu pu comprendre du monde qui t’entoure ?

Ce que j’ai compris par mon dessin ce sont les attaches émotionnelles qu’on a vis-à-vis de la ville. Je ne l’ai pas forcément compris en le faisant, mais plus dans l’exposition de mes séries, comme celle au Gudde Wëllen. C’était une série d’une quinzaine de dessins uniquement sur des endroits en ville, non forcément des bâtiments. Ce sont les réactions des gens qui m’ont fait comprendre à quel point nous sommes attachés émotionnellement à l’espace qu’il y a autour de nous. C’est l’aspect le plus intéressant pour moi, mis à part l’observation à proprement parler, voir ce qui bouge, ceux qui passent par-là, ou ceux qui n’y passent pas… Ces mouvements sont aussi des choses très intéressantes mais au final ce qui m’a le plus marqué ce sont vraiment les attaches des gens et leur relation face aux espaces urbains. Et notamment, les bâtiments et ceux qui vont être détruits ou sont en train de l’être. Les gens sont hyper attachés à ces choses-là. Les espaces qu’on a autour de nous sont des marqueurs importants dans nos vies.

De fait, je me positionne par rapport aux gens mais aussi par rapport à moi-même dans ce constat car c’est là que les échanges étaient les plus intéressants. Il y a par exemple cette ancienne piscine abandonnée, la Gantenbeismillen, où loge maintenant un collectif d’artistes. En gros, c’est un grand bâtiment abandonné rempli à l’intérieur comme à l’extérieur de graffitis. Il a été squatté par tous les artistes du Luxembourg. C’est un endroit où j’ai passé beaucoup de temps, que j’ai beaucoup dessiné et qui a été clairement réparateur pour moi. C’est un endroit très calme, où une rivière coule… De nombreuses personnes ont passé beaucoup de temps là-bas et je me suis rendu compte que nombreux étaient ceux qui avaient une relation assez similaire à cet endroit. Alors, une fois que tu montres tes dessins, que tu les exposes, tu comprends que plein de monde partage cette relation avec tel ou tel lieux, et ça donne suite à des échanges passionnants.

Et puis, il y a forcément une forme d’appropriation du lieu par mon dessin. Une appropriation qui est un peu plus autorisée, quelque chose qui est dans un entre deux… On n’est pas dans le Street Art parce que je ne dessine pas sur le bâtiment, mais je me l’approprie quand même, quelque part. Au moment où un collectif était en train de le « privatiser », quand j’allais dessiner dans cette piscine abandonnée, on a voulu me chasser. Quand j’ai expliqué que je venais juste pour dessiner, ils ont radicalement changé d’attitude. Le dessin n’effraie pas, ce n’est pas bien menaçants des petits dessins. Pourtant, on est dans une forme d’Urbex, et contrairement aux types qui viennent avec leur caméra ou appareil photo, moi je viens avec mon carnet à dessins. Mes premières séries de sketches m’ont d’ailleurs été inspirées de l’Urbex, ce monde un peu plus sous-terrain, pour que depuis je me surprenne moi-même de la concrétisation de ma pratique artistique.

Après une courte expérimentation dans le « frottage », sorte de scan pour capturer la texture de l'espace public, tu t’attardes sur la technique de la lino-gravure, à nouveau pour déloger des thématiques liés à l’espace public. Dans ta série On ne sait plus trop quoi (2021) se dégagent ainsi un dialogue autour du consumérisme, de la politique, du temps et du vivant dans un espace urbain. Pour décrire cette série, tu mentionnes des « êtres qui observent un monde inscrit dans l’économie de l’attention, mais en perte d’inspiration ». Dans quelle mesure te situes-tu toi-même dans et face à tes œuvres ?

Pour moi, c’est un peu un jeu de ping-pong. À l’époque il y avait juste moi, une table à la maison et je faisais ce que je voulais. C’est là que j’ai commencé à faire des frottages, de la linogravure des fresques, dès que j’entendais parler d’un truc, je voulais tester. Ça a été un peu mon école. Alors, quand j’ai commencé à dessiner il n’y avait aucune intention politique de ma part, et encore aujourd’hui je pense, mais en faisant ce travail d’observation, cet esprit analytique et critique est venu de lui-même. J’ai toujours eu une grande connaissance de l’espace urbain, quelque chose qui me vient de mon job précédent. Du coup, dans mes dessins d’observation je capte de nombreux questionnements, notamment au niveau du consumérisme… Quand tu dessines un paysage urbain et que tu te rends compte qu’il y a des tonnes de panneaux publicitaires sur ton dessin ou des tonnes de grues qui poussent dans tous les sens, ces questions sont frappantes. Dans ma série On ne sait plus trop quoi j’ai testé un peu le truc d’ajouter une partie imaginée sur un dessin d’observation, un facteur qui a poussé la thématique beaucoup plus loin. C’est un peu la même chose dans ma série La Foule que je développe présentement. Travailler en série me permet de comprendre ce que la série dégage comme message. Une fois qu’une série est terminée, je la montre à des gens et je commence à avoir des retours. Ces échanges me permettent de réfléchir à mes séries a postériori. Car quand je réalise une série dans mon processus créatif, je ne pense à rien d’autre que de « faire », c’est une pratique laborieuse. Ce n’est qu’ensuite que les thématiques se dégagent et que je les comprends. Aussi les thématiques critiques ne sont pas forcément là dès le départ, je les insuffle moi-même au fur et à mesure. Par exemple dans La Foule il y a des dessins de manifestations, des dessins historiques, je fais une sélection volontaire, un zoom, aussi et surtout parce que je suis gavé d’informations, France Inter tourne en boucle dans le fond pendant que je fais mes dessins… Donc même si j’essaye d’avoir un scénario pré-écrit quand j’entame une série, ce scénario évolue tout le temps et je me laisse un peu cette flexibilité. En fait, l’objectif de base évolue et parfois il se transforme avec le retour que j’ai des gens.

Avec ta série Ressentir, Ressortir, tu reviens à l’illustration pure et, par l’intimité de l’espace public, tu y trouves une forme de romantisme. Par un trait et des couleurs singulières, propres à ton identité artistique, te voilà taper dans l’œil de la Kulturfabrik qui « t’embauche » pour l’année à réaliser chaque mois une nouvelle illustration pour son programme mensuel. Et pour inaugurer cette nouvelle collaboration, la Kulturfabrik te donne carte blanche pour une exposition sur les murs du bistrot Ratelach. Là, tu proposes « La Foule ». Tu nous parles de la genèse de cette exposition et de ce qu’elle raconte ?

J’ai connu le staff de la Kufa par réseau. En parallèle, je suis barman au Gudde Wëllen, beaucoup de mes contrats viennent de là. La Kufa est une équipe que j’apprécie beaucoup, on se connait bien, notamment Ines, Maelle ou Fatima. Je crois que le staff a apprécié mon travail et donc m’a confié un premier projet autour d’un atelier d’écriture tenu par l'écrivaine Anita Gretsch où mon travail a été d’illustrer les poèmes des jeunes du Lycée de Belval. Ça a été mortel comme expérience, travailler avec les jeunes, élaborer des dessins avec eux, et ensuite créer quelque chose, ça a été une expérience dingue. Aujourd’hui, je travaille toujours vingt heures par semaine en bar, j’ai emménagé chez ma copine et nous avons transformé le garage en atelier, du coup aujourd’hui, j’ai à la fois du temps et un espace pour travailler mes dessins et je commence à avoir des commandes régulièrement, dont celle de la Kufa. La Kulturfabrik est un lieu très fort à ce niveau pour développer des formats pour et par les artistes. Sur cette commande, j’ai du travail pour toute l’année autour des programmes mensuels, et l’exposition m’offre une grande visibilité. Je ne peux que les remercier, d’ailleurs j’ai encore toujours du mal à réaliser, rien que le fait d’être payé pour faire des dessins… J’en suis encore là, un truc pareil, c’est le bonheur pour moi.

Cette exposition part d’un dessin de presse que j’avais fait d’un embouteillage qui se dirige vers Luxembourg-ville, une composition avec l’autoroute, à la frontière française, un bouchon le matin, et au loin les buildings du Kirchberg. Lors d’un marché, j’ai présenté ce dessin, et une dame trouvait intéressant à quel point ces voitures dessinées représentaient une foule. On a ensuite parlé de la foule au sens large, et ça a été le déclencheur. J’étais dans une période où j’avais besoin de dessiner autre chose que des bâtiments, ou des espaces publics, j’avais vraiment envie de redessiner des gens et vu que je n’ai jamais appris à dessiner des gens, je me suis dit que le meilleur moyen d’apprendre c’était de dessiner des foules, parce que du coup dans une foule il y’a plein de gens. Pour être honnête, encore une fois, l’idée est venue comme ça. Là, j’ai une vingtaine de dessins de foule, ça représente des heures et des heures à dessiner, des heures et des heures à écouter en fond sonore l’histoire de ces foules. Il n'y pas forcément de grande direction artistique à la base, celle-ci se construit pendant tout le processus de travail.

foule

Dans ton exposition « La Foule », tu parles du « phénomène de contagion » et invite à observer une nouvelle série dessinée autour de cette foule, « dans ce qu’elle a de plus commun et de plus extraordinaire ». Peux-tu nous expliquer cet aspect extraordinaire ?

Si je devais développer ce point, ce ne serait pas très clair. J’ai besoin d’en parler, des retours des autres pour organiser mon propos mais pour le moment, je suis juste la tête dans le guidon. L’idée c’était de montrer cette dualité entre la foule banale du quotidien, celle qu’on subit, et la foule incroyable, qu’on vit avec bonheur… Les bouchons le matin, c’est de l’ordre du banal, tellement présent quotidiennement que c’est une foule qu’on subit. La foule en concert, en festival, c’est quelque chose d’extraordinaire, comme d’être dans un pogo par exemple, ou encore d’être dans une manifestation et de vivre un mouvement commun tenu par toute une armée de gens. Même sans forcément y être allé physiquement, juste en tombant sur une image qui porte un message d’union et en se renseignant sur celle-ci. C’est ça qui me passionne et c’est comme ça que je choisis les foules. Ma série sera exposée dès jeudi – nous sommes le lundi 9 janvier 2023, ndlr –, sans que ce soit encore clair dans ma tête si cette exposition clôturera cette série ou non. Ce qui est sûr, c’est qu’après je vais faire une pause, un petit break. Je m’étais dit que j’arrêterai la foule, pour faire du dessin un peu plus abstrait, au-delà de l’observation, mais hier soir je n’arrivais pas à dormir et j’ai eu une idée, et finalement, je vais peut-être continuer les foules… Et puis, il y a tous ces projets qui arrivent, celui de la Kufa, ou encore un atelier de linogravure que je vais donner au Musée de la Ville de Luxembourg. Ces projets me permettent de me poser et de rythmer mon travail.

En même temps, ce n’est pas trop dans mon désir de travailler en full time en tant qu’artiste. J’aime travailler dans l’hospitalité, la restauration est pour moi un beau métier que j’espère continuer le plus longtemps possible. J’ai assez de temps pour travailler. En ce moment j’arrive à m’organiser. Et ce travail dans la restauration permet un salaire fixe tous les mois, c’est une stabilité. Et enfin, j’aime beaucoup les gens avec qui je travaille, le Gudde Wëllen est une belle maison, je suis très bien tombé. Je m’en sors très bien avec ce que je fais en ce moment, il n’y a pas de raison de changer.

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