15 sep. 20215 questions autour des Études pour piano de György Ligeti
« Cathy Krier TM »
Cathy Krier a grandi dans une famille de musiciens et a connu sa première expérience révélatrice à trois ans au Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg devant la pianiste Brigitte Engerer. Elle intègre le Conservatoire de la Ville de Luxembourg à cinq ans et part neuf ans plus tard à la Hochschule für Musik und Tanz Köln en tant que Jungstudent pour continuer ses études auprès de Pavel Gililov. Durant son parcours elle travaillera aux côtés de Andrea Lucchesini à la Scuola di Musica di Fiesole et avec Dominique Merlet. Depuis sa nomination en tant que Rising Star par le European Concert Hall Organisation en 2016, la pianiste Cathy Krier s’est frayé un beau chemin dans le monde très prisé de la musique classique. Fascinée par la musique du XXe siècle, elle aura parcouru les plus belles salles de concert en Europe. Confondant dans l’ensemble de son travail les répertoires classique et moderne dans des projets de musique de chambre ou de musique contemporaine, la musicienne luxembourgeoise n’a de cesse que de surprendre son public. Cette année encore, avec l’obtention de la bourse Global Project Grant allouée par Kultur | lx, la pianiste luxembourgeoise ne cache pas des ambitions « stratégiques » pour son travail, tout en conservant l’excitation et la passion qui l’anime depuis 33 ans maintenant.
Cette année vous êtes lauréate du Global Project Grant, une bourse au service des artistes du secteur musical luxembourgeois qui vise à soutenir le*a lauréat*e dans le développement d’un projet de long-terme ayant vocation à stimuler sa carrière. Quelle(s) opportunité(s) artistique(s) et de carrière entrevoyez-vous grâce à ce prix ?
De nos jours, il ne suffit plus d’être très bon dans son domaine et d’avoir une réelle identité artistique. La concurrence est énorme et le niveau est très élevé. Le marketing autour de l’artiste est devenu très important. Comment bien se positionner et, en quelque sorte, se vendre. Cette tendance est devenue encore plus importante avec la pandémie. Les salles de musique ne pouvant plus vraiment accueillir les artistes et les spectateurs, comment peut-on se présenter en tant qu’artiste ?
Le Global Project Grant m’a permis de réellement réfléchir à une stratégie marketing autour du projet d’enregistrement des études de György Ligeti et de mettre en place un concept de qualité avec lequel je pouvais m’identifier, tout en m’entourant de personnes avec lesquelles j’avais vraiment envie de travailler. Je voulais que cette stratégie marketing soit cependant un réel ajout artistique. Pour moi, toute démarche liée à mes projets personnels doit être artistique. La bourse m’a permis de pousser cette réflexion le plus loin possible et de pouvoir en porter les coûts. Car il ne faut pas se leurrer, toutes ces démarches ont un coût important et ce coût freine souvent l’imagination et renvoie à une réalité financière.
©Lynn Theisen
Le 27 août dernier, vous publiez chez CAvi-music Études pour piano de György Ligeti. 18 études composées sur 17 ans, entre 1986 et 2001, regroupées en trois livres formant chacun un cycle. Inspiré des musiques africaines ou encore du jazz, ces études sont autant de découvertes pianistiques pour l’auditeur comme le*a pianiste. Quelle a été la genèse de ce projet ?
György Ligeti est un compositeur qui me suit depuis longtemps. J’avais déjà enregistré sa Musica ricercata en la confrontant aux Suites pour clavecin de Jean-Philippe Rameau. Depuis mon enfance, la musique du XXe siècle me fascine et c’est la rythmique de la musique de Ligeti qui m’a attirée d’emblée. Par la suite, en grandissant, je me suis rendu compte de l’extrême complexité de cette musique. Ligeti était une personne d’une grande curiosité. Il s’est inspiré de la philosophie, des sciences, mais aussi des œuvres d’Escher et surtout de la musique sub-saharienne. De tous ces centres d’intérêt naît un langage absolument inédit qui est caractérisé par une complexité extrême. Polyrythmie, polymodalité se chevauchent pour créer des illusions acoustiques de différentes vitesses ainsi qu’un univers sonore très particulier. J’ai toujours eu envie de me frotter à ses études qui représentent un des Mount Everest du répertoire pianistique et puis, après les avoir toutes jouées en concert en 2018, je me suis lancée !
Vous expliquez que « se plonger dans l’univers ligétien est une invitation au voyage, abordant mille facettes différentes qui laissent grandir l’interprète lui-même dans son champ de connaissances, pas seulement musicales ». Ce travail est donc tout autant musical que personnel, voire intime. L’avez-vous abordé comme un tournant dans votre carrière, comme une expérience émancipatoire, ou les deux à la fois ?
Aborder une nouvelle œuvre est toujours excitant que ce soit une sonate de Mozart ou une étude de Ligeti. La grande différence est l’absence d’acquis dans la musique de Ligeti. C’est un compositeur qui est enseigné dans les écoles de musique supérieures, mais aucun musicien n’a le même lien intime, voire familier qu’avec Mozart ou Chopin, par exemple. Ce n’est pas un musicien qui vous accompagne depuis les premiers apprentissages de l’instrument et donc cette notion d’instinct presque naïf que l’on peut avoir chez ces compositeurs n’est pas présente. Cela rend la tâche parfois moins abordable, mais c’est aussi une grande opportunité de commencer à zéro et d’aborder l’apprentissage de différentes façons. Pour cerner la complexité des compositions ligétiennes il faut s’intéresser à ses inspirations. De plus, György Ligeti a laissé beaucoup d’écrits qui offrent la possibilité de plonger dans ses processus de pensées et a fortiori on se confronte à des sujets qu’on n’aurait pas forcément abordés soi-même. C’est une grande chance ! Ce travail fait grandir et ouvre le champ des connaissances d’un point de vue intellectuel, mais aussi d’un point de vue pianistique. La musique de Ligeti, dans toute sa complexité, met l’interprète devant beaucoup de problèmes techniques qu’il doit résoudre, des problèmes d’automatismes, d’empreintes digitales, mais aussi tout simplement d’indépendance des différentes couches sonores. C’est un travail palpitant, car il est propre à tout un chacun.
Cependant, je m’efforce à avoir cette même démarche musicale et intellectuelle pour chaque pièce que j’aborde. Il est dangereux de ne se fier qu’à son instinct. Cela empêche un musicien d’avancer, parce qu’il ne se remet pas en question. Je ne verrais donc pas le travail autour de Ligeti comme émancipatoire, mais plutôt comme une continuité logique de mes choix artistiques et de ma vision de ce qu’un interprète est censé faire.
©Lynn Theisen
Le 17 septembre lors d’un showcase au Luxembourg Classical Meeting organisé par Kultur | lx à la Philharmonie Luxembourg, puis le 19 octobre lors d’un récital au Goethe Institut vous jouerez une sélection de ces études pour piano. Comment se prépare ce genre de performance et quelle distance prenez-vous face à vos propres enregistrements et aux compositions d’origine ?
Un concert est une photographie d’un moment donné dans la vie d’un interprète et donc dans son cheminement musical. L’enregistrement aussi, mais il s’inscrit dans une longévité. Ce sont des étapes indispensables dans une carrière musicale qui vont de pair et se nourrissent l’une de l’autre.
La préparation reste en ce qui me concerne la même : le travail quotidien à l’instrument. C’est la routine et la discipline immuables qui font progresser. Le secret est la constance et la planification du travail. Travailler plus pour un concert ou un enregistrement me semble difficile, car cela équivaudrait à ressentir ces évènements comme hors de commun. Le but est que ces évènements fassent partie de mon quotidien et qu’ils ne m’altèrent pas. Ils ne doivent pas être une source de stress ingérable. C’est plus facile à dire qu’à faire, mais j’y travaille !
Dans mon travail quotidien, j’essaie d’être la plus respectueuse et minutieuse possible face à la partition. Je suis l’interprète et je suis au service de l’œuvre et non pas l’inverse. Quand je me confronte à une œuvre, mon but est de trouver ma liberté d’expression dans les limites qui me sont données par le compositeur. C’est précisément ce travail-là qui m’intéresse et me fait revenir à l’instrument quotidiennement. C’est un développement continuel et passionnant qui se conjugue à l’infini.
Dans la grande épopée où vous emmènent ces études de Ligeti, vous les avez également interprétées dans le cadre du projet HEAR EYES MOVE de la chorégraphe Elisabeth Schilling, un projet qui sera présenté le 3 octobre prochain au moselmusikfestival à Trèves. Comment avez-vous adapté la musique de Ligeti pour ces cinq danseurs*euses et prévoyez-vous d’autres déclinaisons ou visions de cette vaste œuvre dans le futur ?
Travailler avec d’autres disciplines artistiques est toujours passionnant et enrichissant. Le challenge dans cette rencontre était de trouver un langage commun. La musique de Ligeti est tellement complexe et pouvoir communiquer ensemble, partager ses envies, idées ou difficultés sans que l’interlocuteur n’ait de bases musicales et le vocabulaire concordant représente un vrai défi. Cependant c’est également un réel bol d’air frais, car le « manque de connaissance » en matière musicale engendre une forme de liberté. Les danseurs sont dépourvus des dogmes de la musique classique et s’orientent à l’instinct. Pendant les répétitions, leur façon de se repérer m’a souvent étonnée, voire amusée au début. Mais après réflexion, cette approche presque naïve du texte musicale m’a apporté un point de vue inédit qui m’a beaucoup inspiré.
Jouer les études de Ligeti dans un projet tel que HEAR EYES MOVE est une expérience magnifique, car la danse apporte un point de vue différent qui peut intéresser un public différent et j’espère que ce public sera à posteriori curieux de découvrir le reste de l’univers ligétien. Néanmoins, je ne pense pas proposer une autre collaboration artistique autour de cette œuvre dans le futur. Ces projets pluridisciplinaires sont des parenthèses très enrichissantes dans ma carrière de pianiste. Ils ouvrent le champs des possibles et me font avancer, mais en tant qu’interprète je me dois de faire vivre l’œuvre à elle seule également.
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