Entretien avec Claude Bertemes

07 juin. 2023
Entretien avec Claude Bertemes

Claude Bertemes © Thierry Martin
Article en Français
Auteur: Loïc Millot

Pouvez-vous nous rappeler la date de fondation de la Cinémathèque de la Ville de Luxembourg ? Comment s’est construite cette institution à ses débuts : possédait-elle déjà un fonds et, si oui, que comprenait-il et qui l’a constitué ?

La Cinémathèque a été fondée en 1977 en tant que service culturel de la Ville de Luxembourg. Cet acte découlait d’une convergence heureuse entre d’un côté la volonté politique de la Ville de Luxembourg, et de l’autre du lobbying préalable et du volontarisme de celui qui sera son premier conservateur, Fred Junck. Sur cette base, Junck avait les moyens d’acquérir des copies et, au fil du temps, de développer un fonds d’archives de plus en plus important, remarqué également au niveau international. Il y avait ainsi par exemple une collection importante de films de Raoul Walsh, assez rares à l’époque. Une belle collection de films noir également.

Il y avait aussi une pré-histoire qu’on pourrait appeler la naissance spirituelle ou la préfiguration cinéphilique de la future cinémathèque luxembourgeoise. Ayant fait ses études à Paris, Junck a pu s’inspirer de son expérience sur place dans les années 60, où il a beaucoup fréquenté la Cinémathèque française. Il a aussi profité de l'incroyable effervescence cinéphilique qu'il y avait à Paris à cette époque, avec des cinéclubs comme le Nickelodéon, créé entre autres par son ami Bertrand Tavernier, ou encore le cinéma Mac-Mahon. Les « macmahoniens » défendaient notamment le « carré d’as », composé de Joseph Losey, Otto Preminger, Fritz Lang et Raoul Walsh, des réalisateurs très présents dans nos archives.

Quel est votre premier souvenir de cinéma, le premier film qui vous a marqué ?

Paradoxalement, mon premier souvenir de cinéma n’est pas celui d’une projection de film, mais d’une salle de cinéma : celle du Cinéma du Parc à Differdange dans les années 1960. C’était une salle majestueuse qui possédait un balcon et que mon arrière-grand-père avait construit dans les années 1920. J’ai aussi un souvenir précis des friandises – notamment des glaces Esquimau - dont je pouvais me servir gratuitement. Je n’ai cependant aucun souvenir d’avoir pu voir un seul film dans ce « Cinema Paradiso » de mon enfance. J’imagine que les films projetés étaient non admissibles aux enfants. Il reste ainsi un trou noir pour moi sur lequel j’ai souvent fantasmé et qui a peut-être catalysé ex negativo ma future cinéphilie. Plus tard, j’avais peut-être 15 ans, seul devant la télé, je me rappelle que je suis tombé par hasard sur Blow up de Michelangelo Antonioni. J’étais sidéré devant l’ambiance novatrice de ce film, de son psychédélisme (terme qui m’était alors inconnu) qui m’a fait halluciner — notamment la scène finale de la partie de tennis imaginée. Même choc, un peu plus tard, en découvrant devant le petit écran des films de Luis Buñuel. Ces états de sidération étaient comme des moments volés à mon adolescence, et j’étais tout à fait conscient qu’il s’agissait de transgressions, sans même connaître ce terme. Jeune adulte, j’ai encore développé un regard électrisé, voire fétichisé sur Louise Brooks, notamment sur son rôle dans Die Büchse der Pandora (Loulou, 1929, Georg Wilhelm Pabst).

Quelles sont les premières mesures que vous mettez en place lorsque vous devenez directeur de la Cinémathèque en 1997 ?

Par nature, je ne suis pas adepte d’une révolution permanente. En même temps, la culture de l’évolution permanente me va plutôt bien. J’étais et je reste très admiratif par rapport à la phase pionnière de la Cinémathèque et le volontarisme de Fred Junck et de son équipe. Mais je me suis rapidement rendu compte qu’il y avait un vrai défi au niveau de la fréquentation. Il fallait développer des nouvelles stratégies de programmation afin d’attirer plus de public à la Cinémathèque. L'essence finale du patrimoine cinématographique ne se cristallise pas dans la pellicule mise dans un boîtier et conservée dans des archives climatisées. C’est une étape importante, une condition sine qua non. Pourtant, un film n’existe pas s’il n’est pas vu. Le cinéma est véritablement une affaire de perception, de mental, par le biais d’une pellicule qui se déroule dans un projecteur, sur un grand écran. Et ceci devant un public.

J'ai toujours voulu être un passeur de cinéma, un guide qui aide le spectateur à mieux comprendre et aimer le cinéma. Et à cette fin, il fallait réviser et développer les stratégies de programmation. On a revu, analysé et élargi la grille de programmation existante, notamment en introduisant, à côté de rétrospectives monographiques ou thématiques, des rubriques récurrentes ciblant des publics spécifiques. Par exemple un créneau hebdomadaire intitulé « Sense & Sensibility » et focalisé sur des films émotifs, de James Ivory jusqu’au weepies de Douglas Sirk. Certaines voix ont pensé que c’était du formatage, du marketing indigne d’un temple sacré comme la cinémathèque. L’effet était toutefois bénéfique, engendrant une hausse considérable de fréquentation. On a également introduit des séances régulières pour enfants, le « Cinema Paradiso », ainsi que des séances pour les séniors l’après-midi.

Combien de personnes sont salariées de la Cinémathèque aujourd’hui et quels sont les secteurs (le cas échéant) que vous souhaiteriez développer à l’avenir ?

Il s’agit d’une équipe d’une douzaine d’employés et de salariés de la Ville de Luxembourg. Small, but beautiful. The Dirty Dozen, si j’ose citer le film-culte de Robert Aldrich. Comme Lee Marvin et Charles Bronson, on n’y va pas de main morte afin de pouvoir répondre à nos missions. Dont la conservation et la restauration des copies dans nos archives ; la conception de la programmation mensuelle (soit une cinquantaine de projections par mois), les projets événementiels, le management des coopérations avec les partenaires, les équipes sur place pour les soirées spéciales, la gestion administrative, etc. En ce qui concerne la prospective, l’une des priorités évidentes devra être le vaste chantier d’éducation à l’image et aux médias pour le jeune public, et ceci par le biais du 7e art. Il est crucial que les enfants et les élèves apprennent à décrypter, d’une manière ludique et critique en même temps, les codes narratifs et visuels dans le contexte d’une accélération foudroyante des accès aux œuvres audiovisuelles. De par sa nature, une salle de cinéma, une cinémathèque se prête parfaitement à ce type de médiation culturelle. On le propose déjà actuellement, mais d’une manière sporadique et non systématisée, ceci par manque de personnel.

Quelle place occupe(nt) le(s) public(s) dans l’élaboration de votre programmation ? Comment prenez-vous en compte la diversité des sensibilités cinématographiques ?

Notre mot d'ordre, c'est l'éclectisme jouissif. Il n'y a pas un public, mais des publics. Et il faut dépasser le seul noyau dur des cinéphiles invétérés. C’est une évidence. Cette année par exemple, on a pu rajeunir considérablement notre public, en proposant des films cultes des années 80 et 90 qui résonnent avec les nostalgies générationnelles des trentenaires ou quadragénaires. Les lignes bougent, tempus fugit : revoir sur grand écran ces films liés à une enfance télévisuelle doit s’apparenter à d’irrésistibles madeleines cinématographiques. Et ce plaisir sera redoublé au moment d’une projection familiale. C’est exactement ce que nous proposons chaque samedi après-midi dans le cadre de notre créneau « Afternoon Adventures : Family Film Fun » : voir sur grand écran et en famille un Indiana Jones d’époque ou The Addams Family peut créer une réelle osmose cinéphilique entre parents et enfants, entre nostalgie et découverte. D’une manière générale, notre ligne de programmation est éclectique, sans pour autant être éclatée. Il y a une différence fondamentale entre les algorithmes des plateformes du type « si vous avez aimé ce film, vous allez adorer tel autre film… » et la programmation d’une cinémathèque. Les films du patrimoine communiquent entre eux de façon souterraine. Une bonne compréhension de l’histoire du cinéma ne se joue pas dans les films, mais entre les films. Idéalement, une rétrospective constitue une sorte de grand film choral. Le rôle d'une cinémathèque est aussi de hiérarchiser le patrimoine cinématographique, de faire des propositions par rapport à ce qui nous parait essentiel. C'est dans cette optique qu'on a lancé, en 2015, un projet sur plusieurs années intitulé « Essential Cinema », en proposant les 100 films qui représentent l'essence esthétique et cinématographique du 7e art. C'est par nature une proposition subjective, et on assume notre rôle de curation. On va renouveler la formule, tout en considérant d’autres pistes et angles de vue. Il faut enfin contextualiser, analyser et décrypter les films. Comme on le fait par le biais de l’« Université Populaire du Cinéma », qui en est déjà à sa 13e saison. Il faut plus que jamais former le regard, faire de l'éducation à l'image pour les adultes également, proposer des introductions aux films et des ciné-conférences. En somme, la programmation est avant tout une affaire d’équilibre.

La cinémathèque, c’est une salle superbe où voir des films, mais c’est aussi un lieu de conservation situé à la Cloche d’or. Quelles sont les différentes archives entreposées dans ce lieu : qu’y trouve-t-on, dans les grandes lignes ?

Il faut tout garder, selon le fameux dicton d’Henri Langlois, légendaire pionnier et fondateur de la Cinémathèque française. Les collections de notre cinémathèque sont constituées de longs et de courts métrages, de perles rares à découvrir tout aussi bien que des chefs-d’œuvre incontournables de l’histoire du cinéma, ainsi que des filmographies des plus importants réalisateurs du monde. On préserve des films de tous les continents, du cinéma américain au cinéma asiatique, du cinéma européen au cinéma sud-américain en passant par le cinéma africain. Soit plus de 20.000 films en tous genres, de l’époque du muet jusqu’au cinéma le plus récent, du film noir jusqu’aux comédies loufoques : un chiffre qui élève notre cinémathèque au rang d’une archive importante sur la scène des cinémathèques en Europe, voire à un niveau mondial. Outre les copies de films, la Cinémathèque préserve également d’autres supports permettant de s’immerger au cœur de l’histoire du cinéma : affiches, photos, livres, revues, ou encore des objets techniques du cinéma comme par exemple des lanternes magiques. Afin de garantir la longévité de ce patrimoine, l’équipe technique de la Cinémathèque veille à cette véritable caverne d’Ali Baba que constituent les copies par le biais d’un monitoring permanent : inventorisation et analyse des bobines, stockage et contrôle régulier de l’hygrométrie et de la température. Les copies de film, me disait un jour le directeur de la cinémathèque japonaise, c’est comme les sushis: il faut les garder froids et secs. C’est de la prophylaxie : de bonnes conditions de conservation évitent d’avoir à les restaurer après. Mais le cas échéant, on s’occupe de la régénération de copies (en cas de rayures) ainsi que de la numérisation ou de la restauration des films.

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© Ville de Luxembourg

En quoi le fonds de la cinémathèque reflète-t-il l’histoire du Luxembourg et la mémoire de sa population ?

Dans la mesure où le patrimoine cinématographique international a été exploité dans les salles luxembourgeoises, les fonds de la cinémathèque résonnent par ce biais avec la mémoire collective du Luxembourg. En ce qui concerne le patrimoine cinématographique luxembourgeois, c’est le Centre national de l’audiovisuel qui conserve et valorise ce patrimoine. 

La Cinémathèque de la Ville de Luxembourg est membre de la Fédération Internationale des Archives du Film (FIAF) depuis 1983 : que vous apporte ce travail en réseau ?

La FIAF est pour nous un réseau très précieux de networking, d’échanges et d’apprentissage mutuel. Les cinémathèques doivent se montrer capables de s’adapter et d’adopter des méthodologies et des technologies nouvelles, mais aussi d’aborder des questions déontologiques de préservation et de restauration, notamment par rapport à la conversion numérique et les problématiques éthiques que celle-ci soulève. Il s’agit d’une grande famille à une échelle mondiale. Les congrès annuels de la FIAF permettent d’échanger de vive voix, de développer des projets au niveau bilatéral et de tisser des liens professionnels, voire amicaux. Ces rencontres humaines peuvent ouvrir beaucoup de portes.

Vous avez occupé des responsabilités au sein du comité artistique du LuxFilmFest. Pouvez-vous nous parler de cette expérience s’il vous plaît : en quoi celle-ci est stimulante et y a-t-il des critères d’évaluation qualitative qui étaient mis en place pour effectuer ce travail de sélection ?

Je suis membre du conseil administratif du LuxFilmFest, mais plus du comité artistique depuis quelques années déjà. C’était toutefois pour moi une expérience incroyable, puisque j’ai pu goûter la fraîcheur et l’enthousiasme des débuts du festival. Cela dit, le visionnage, c’était du vrai boulot qui se pratique à des heures perdues. Surtout la nuit ! L’astuce que j’avais trouvée afin ne pas m’endormir, c’était de regarder les films au lit, en tenant l’iPad devant mon front. Si je somnole, l’iPad tombe sur mon front et me réveille aussitôt. Si je ne m’endormais pas, c’était un critère de qualité du film. Toutefois, je ne pense pas que les critères d’évaluation sont parfaitement objectivables. L’intuition individuelle joue pour beaucoup, toutefois pondérée par le goût des autres membres. Il faut donner de forts accents artistiques, sans pour autant perdre de vue l’art de l’équilibrage.

Qu’est-ce qui vous plaît le plus aujourd’hui dans votre métier ?

En un mot : le cinéma !

Le cinéma a-t-il un avenir face à la diversification de ses canaux de diffusion, et si oui, comment voyez-vous cet avenir ?

Je ne vois pas en quoi nous devrions avoir peur du grand méchant loup, les plateformes. Chiffres à l’appui d’ailleurs : nous avons une très belle fréquentation cette année. Il y a deux mondes entre la singularité de l’expérience spectatorielle d’une salle de cinéma et celle du home cinema. L‘effet de domestication qu’implique le cinéma du sofa a une double connotation : celle de la banalisation — ou de la désacralisation du contexte de perception — et celle de l‘individualisation du spectateur. Dans l’univers du home-cinema, les films semblent pousser comme des herbes folles, sans racines profondes. Il en résulte un nouveau type d’érudition cinéphilique : vaste, curieuse et éclectique, mais également aplatie, dé-hierarchisée et sans profondeur de champ. Une cinéphilie de l’amnésie, de la fracturation pointilliste du regard dont les principes structurants sont une sélectivité relativement aléatoire du type « navigation ».

Une cinémathèque, en revanche, est par définition un lieu de mémoire du 7e Art. C’est aussi un lieu de rencontres, de débats et de convivialité, comme en témoignent les Masterclass en présence de réalisateurs (comme récemment celle avec Abel Ferrara, Radu Jude ou encore Pedro Costa). Un lieu vivant de ciné-conférences, de ciné-concerts, de soirées spéciales ou encore de l’éducation à l’image pour les adultes, comme en témoignent notamment le projet « Université Populaire du Cinema ». Entre passé et présent, dans un esprit qui se veut à la fois historique et contemporain, la Cinémathèque défend, sur grand écran, un cinéma en effervescence, qui dresse des passerelles vers d’autres formes d’expression artistique. 

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© Mike Zenari

 

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